Nicolas BRETON, Thomas GUILLEMIN, Frédéric LUNEL (dir.), Les dialogues interreligieux. Lieux et acteurs (XVIe-XXIe siècle)
Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2018, 316 p.
Yves KRUMENACKER
Cet ouvrage est le fruit d’un colloque tenu au Mans en avril 2013 sous la direction de trois doctorants, aujourd’hui docteurs. Il se caractérise par son ouverture : chronologique d’abord, puisque ses maîtres d’œuvre travaillent les uns sur l’époque moderne, l’autre sur l’époque contemporaine et que les différents chapitres vont du cœur du Moyen Âge aux années 2010 ; confessionnelle ensuite, puisqu’il est question non seulement des catholiques et des protestants, mais aussi des orthodoxes, des juifs, des musulmans et même des bonzes. Cette double ouverture permet une réflexion méthodologique fondamentale sur ce que peut être un dialogue interreligieux.
La notion est récente et ne s’applique pas réellement au Moyen Âge, car, l’exemple des juifs analysé par C. Denjean le montre bien, il n’y a pas vraiment de volonté de rencontrer l’autre en tant que représentant d’une religion différente ; l’idéal chrétien est de réunir le monde en vue du salut. Il peut y avoir des rencontres entre juifs et chrétiens, à travers les échanges économiques, la circulation des gens, le voisinage, dans des espaces « laïcisés », mais pas de vrai dialogue interreligieux. On n’est pas très loin de cela avec Érasme, tel que le présente M. Barral-Baron : le « prince des humanistes » dialogue très volontiers avec tout le monde, même avec des anabaptistes, mais de manière individuelle ; c’est qu’il s’agit de rencontres entre chrétiens ; lorsqu’il prend conscience que la chrétienté est divisée, que son rêve d’unité est brisé, Érasme se ferme à l’autre, il ne participe pas aux grands colloques religieux du temps. Faute de reconnaître la diversité des confessions, il ne peut pas accepter un dialogue interconfessionnel. Un de ces colloques les plus importants est celui de Ratisbonne, en 1541, dont M. Carbonnier-Burkard analyse le compte rendu fait par Calvin. Ce colloque a échoué, malgré des avancées importantes, et Calvin en attribue la responsabilité aux protestants trop conciliants, comme Bucer, et surtout au légat du pape, Contarini, et aux princes les plus catholiques. Pourtant, en permettant aux théologiens protestants d’exprimer leurs idées, le colloque a permis, selon lui, de faire progresser la « cause de Dieu ». Sur le plan du dialogue interreligieux, pourtant, le résultat est maigre. Il en est de même, explique H. Vu Thanh, pour les rencontres dans le Japon du xvie siècle entre les missionnaires jésuites et les bonzes. Les premières rencontres servent surtout, dans une perspective de combat, à faire connaître le christianisme et à mieux connaître le bouddhisme ; mais elles sont peu à peu instrumentalisées par les jésuites qui veulent les utiliser pour obtenir le soutien du pouvoir nippon qui, de son côté, les soutient pour mieux s’opposer aux bonzes. Cela n’empêche pas de vraies rencontres, mais seulement quand le bouddhisme n’est vu que dans sa dimension culturelle ou artistique. Il n’y a pas plus de dialogue en Europe au xixe siècle dans les exemples développés par P. Harismendy et N. Champ : le premier montre le refus en 1885 des protestants, pourtant libéraux, du temple de l’Oratoire, à accueillir des conférences du Père Hyacinthe, prêtre en rupture de ban, fondateur de l’Église catholique gallicane, pour des raisons en partie politiques ; le second montre l’absence de dialogue interconfessionnel en Charente : l’État ne tient pas à ce que des rencontres sur des points de controverse se déroulent dans un cadre concordataire et, dans les zones où les protestants sont nombreux, les échanges restent informels ; des rencontres ont cependant lieu sous la IIIe République, mais elles ne se distinguent guère des autres réunions publiques, réduisant la religion au statut de simple opinion.
Mais il y a aussi des volontés de dialogue, présentées en deuxième partie. À vrai dire, la première à être traitée concerne un esprit irénique, Louis Le Roy (v. 1510-1577), grand traducteur d’œuvres grecques, qui oppose le principe d’Unité platonicien à la multitude des opinions qui résulte du principe universel du changement, mais on ne sait rien d’éventuels dialogues de sa part avec les protestants (I. Falkovskaia). Pour dialoguer avec succès, le secret est souvent nécessaire, pour se prémunir des calomnies, de la controverse, des faux procès ; Leibniz et Jablonski, qui travaillent pour le compte du Hanovre et de la Prusse à réunir luthériens et réformés, en sont persuadés, comme le montre C. Rösler-Le Van. Ils sont instruits par l’échec de la tentative œcuménique de l’Arcanum Regium (1703), projet dévoilé trop tôt ; ils savent aussi que les négociations diplomatiques nécessitent le secret. Mais il faut ne pas tout dire même aux princes si on veut avancer et ne se dévoiler que lorsque tout est réglé. Encore faut-il vraiment dialoguer. B. Waché présente le cas de l’abbé André qui, à la fin du xixe siècle, s’ouvre vraiment aux Églises orientales, a de vrais amis dans les différentes traditions d’Orient ; mais, dans son esprit, comme dans celui des papes du temps, connaître en profondeur le christianisme oriental doit d’abord servir à l’unité des chrétiens sous l’égide de Rome. Bien plus tôt, en 1666, le pasteur Ferry et le jeune Bossuet se rencontrent à Metz : ils discutent de manière très courtoise, dans un relatif secret ; mais on est très loin d’un dialogue œcuménique tel que la légende, rapportée par J. Léonard, est minutieusement retracée. Aujourd’hui, et depuis 1937, un des lieux emblématiques d’un dialogue spirituel et théologique est le Groupe des Dombes, dont P. Rocher relate l’histoire. Mais un des moments privilégiés du dialogue interreligieux ou, du moins, les plus étudiés dans ce volume, est la période du concile Vatican II. Ce sont en grande partie des femmes, nous apprend M.-L. Sergio, sœur Marie la Mineure, sœur Geneviève Gendron et surtout Maria Vingiani, qui sensibilisent la hiérarchie catholique à la question du judaïsme et qui permettent les rapports de Jules Isaac avec le Vatican et Jean XXIII. Autre personnage important pour les relations judéo-chrétiennes, André Chouraqui, dont E. Schilt retrace le parcours et la volonté et construire des relations interpersonnelles. Cela explique certainement l’intérêt de la presse juive française, étudiée par E. Nantet, pour le concile Vatican II. Concrètement, le dialogue contemporain est difficile. Des initiatives institutionnelles nombreuses existent entre chrétiens et musulmans, mais elles se heurtent à la question d’Israël (R. Caucans, D. Dussert-Galinat). Entre la Russie et l’Iran, un dialogue existe, mais il sert surtout à mettre en valeur la politique des deux pays et à créer un front commun contre la sécularisation occidentale et l’extrémisme islamiste, explique C. Therme. Ces différents types de dialogues peuvent être aussi analysés en fonction de trois types de rapport à l’autre selon une grille de lecture sociologique fournie par A.-S. Lamine dans un texte malheureusement fort mal écrit (ou mal relu ?). En conclusion, D. Avon et D. Boisson replacent les différentes contributions dans un temps long, fournissant au passage d’autres exemples de dialogues interreligieux.
Ce volume est très riche grâce à la variété des contributions proposées. Mais il est très marqué par l’histoire contemporaine. Plus que par la volonté des éditeurs, cela s’explique sans doute par le fait que la notion de « dialogue interreligieux » est très contemporaine. Aux époques plus anciennes, on veut bien essayer de se connaître, on se combat surtout, on cherche à se convertir, ou on nie la légitimité de l’autre. Les conditions d’un réel dialogue ne sont donc pas réunies. D’autre part, bien que de nombreuses religions apparaissent dans le volume, une grande partie des chapitres tourne autour du catholicisme, de ses relations avec le protestantisme, l’orthodoxie, le judaïsme, l’islam, le bouddhisme ; curieusement, le Conseil œcuménique des Églises est à peine mentionné ; c’est sans doute le produit de la situation française, où le catholicisme est la religion ultra-majoritaire, mais on aimerait voir plus en profondeur quel est le sens et quelles peuvent être les formes d’un dialogue interreligieux pour les autres religions. La moindre institutionnalisation du protestantisme, notamment, implique forcément des modalités différentes de celles du catholicisme.