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Michel Jeanneret (1940-2019)

Frank LESTRINGANT

Né le 6 mars 1940, Michel Jeanneret poursuit ses études à Neuchâtel jusqu’au doctorat, enseigne à Londres, University College, puis à Cambridge, Gonville and Caius College. En 1968, il épouse Marian Hobson, professeur à Cambridge, Trinity College, puis à l’Université de Londres, et spécialiste de Diderot et du siècle des Lumières. Tous deux se sont rencontrés à Paris, dans la salle des imprimés de la Bibliothèque nationale, rue de Richelieu, sous les coupoles métalliques, devant les sévères rangées de livres et les fresques à feuillages. Professeur à l’Université de Genève de 1971 jusqu’à sa retraite en 2005, puis professeur à l’université Johns Hopkins à Baltimore de 2005 à 2009, Michel Jeanneret a été Professeur invité au Collège de France et dans plusieurs universités des États-Unis et de France, dont la Sorbonne.

Son premier livre, issu de sa thèse, dirigée par Charly Guyot et Jean Rousset, est publié en 1969 chez José Corti : Poésie et tradition biblique au xvie siècle, recherches stylistiques sur les paraphrases des psaumes de Marot à Malherbe1. Un livre placé sous le signe de son père pasteur, dans lequel il évoque un siècle de circulation des psaumes, lus et commentés en latin par Lefèvre d’Étaples et Érasme, traduits en strophes françaises par Marot et Théodore de Bèze, retraduits ou paraphrasés par les catholiques Baïf, Desportes, Bertaut et Malherbe.

Moins de dix ans plus tard, paraît son livre sur Gérard de Nerval, La Lettre perdue, qui conclut à l’équilibre instable entre écriture et folie2. Après ce détour nervalien, au risque du doute et de la perte, Michel est revenu au xvie siècle, non point sévère, mais épicurien et folâtre. La critique n’est pas étrangère au corps, comme le montre Des mets et des mots3, ou encore J’aime ta joie parce qu’elle est folle, réplique de Suzanne à Figaro, devenue le titre de son dernier livre paru en 20184.

Son magnifique livre sur le château de Versailles est une méditation sur un espace traversé de forces souterraines, très provisoirement matées. Loin de se méprendre sur la tranquillité de surface, il convient de veiller aux étranges surgissements des profondeurs. Versailles, ordre et chaos donne une leçon de désordre maîtrisé, d’où la catastrophe peut toujours surgir et déferler5.

Son premier livre, Poésie et tradition biblique, Michel Jeanneret ne l’a nullement renié, mais cette somme, qui est déjà un accomplissement, s’est prolongée dans les Métamorphoses spirituelles, anthologie poétique établie de concert avec son ami Terence Cave, et qui va d’Antoine Favre à Claude Hopil, excluant toutefois les poètes les plus connus, comme d’Aubigné, Chassignet, Du Bartas ou Sponde. Réédité chez José Corti sous le titre La Muse sacrée. Anthologie de la poésie spirituelle française, orné en couverture du « Saint Jérôme pénitent » de Georges de La Tour, ce volume constitue désormais le premier volet d’un diptyque, dont le second, signé de lui seul, est intitulé La Muse lascive. Anthologie de la poésie érotique et pornographique française6. En couverture, au lieu d’un saint se flagellant face à la croix et à la Bible, l’étreinte d’un couple, ou plutôt l’accouplement brutal de Polyphème et de Galatée, tel qu’une fresque l’a fixé il y a deux millénaires. Michel Jeanneret s’explique de ce complément insolite. Loin de se renier, il rééquilibre entre âme et corps un ensemble lyrique à tort dissocié, manière de l’accepter dans son unité foncière.

Reste le principal ouvrage de Michel Jeanneret, le fascinant Perpetuum mobile. Métamorphoses des corps et des œuvres de Vinci à Montaigne, dont le titre contradictoire associe la perpétuité à la mobilité7. Ce livre tente d’enregistrer l’instable, ou plutôt de le peindre dans sa prolifération incessante. Perpetuum mobile ne se limite pas au champ littéraire, parcouru des Adages d’Érasme aux Essais de Montaigne, ou des Odes de Ronsard aux Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, il s’élargit à la gravure, à la peinture, aux dessins fugaces de Léonard de Vinci aussi bien qu’aux paysages anthropomorphes d’Athanase Kircher ou d’Arcimboldo. Partout, la mobilité bat en brèche toute tentative d’arrêter le réel, de fixer le probable, de figer l’instable. La réalité, inconstamment, déborde et redonde, n’admettant jamais ni terme stable, ni finition. Comme le montre Michel Jeanneret, la mobilité n’est sans doute pas le seul aspect de la Renaissance, mais c’en est peut-être l’aspect principal, le plus actuel et le plus décapant, quoique le plus déconcertant de prime abord.

La retraite ralentit à peine l’intense activité de Michel Jeanneret, président du Conseil de la Fondation Barbier-Mueller pour l’étude de la poésie italienne de la Renaissance, membre du conseil de la Fondation Martin Bodmer, s’occupant, entre autres tâches, du chantier des humanités numériques dans le cadre du Bodmerlab.

Cependant il rééditait en édition de poche Béroalde de Verville et La Fontaine, esprits libres et curieux, et parmi eux quelques protestants, comme le chirurgien Ambroise Paré, attentif aux Monstres et prodiges, toujours surprenants et parfois improbables, ou Gédéon Tallemant des Réaux, l’inimitable conteur des Historiettes8.

Frappé d’une tumeur au cerveau, Michel Jeanneret s’est éteint quelques jours avant son 79e anniversaire au début du mois de mars 2019, à Bellerive, dans une clinique de soins palliatifs, d’où l’on aperçoit en contrebas le lac de Genève et au loin les monts du Jura. Le lendemain disparaissait Jean Starobinski, de vingt ans son aîné, son ami et naguère son collègue à l’Université de Genève.

La peine que l’on éprouve aujourd’hui, dans le deuil d’une intelligence généreuse et vive, prompte à rendre service, d’un ami ouvert, chaleureux, réconfortant, est tempérée par les resplendissants essais qui nous restent et qu’il faut relire d’urgence.

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1. Michel Jeanneret, Poésie et tradition biblique au xvie siècle. Recherches stylistiques sur les paraphrases des psaumes de Marot à Malherbe, Paris : Librairie José Corti, 1969.

2. Michel Jeanneret, La Lettre perdue : écriture et folie dans l’œuvre de Nerval, Paris, Flammarion, 1978, p. 228.

3. Michel Jeanneret, Des mets et des mots. Banquets et propos de table à la Renaissance, Paris, Librairie José Corti, 1987.

4. Michel Jeanneret, J’aime ta joie parce qu’elle est folle, Genève, Droz, 2018.

5. Michel Jeanneret, Versailles, ordre et chaos, Paris : Gallimard, « Bibliothèque illustrée des histoires », 2012. On lira aussi, de Michel Jeanneret, « Le réalisme magique de Félibien », en préface d’André Félibien, Les Fêtes de Versailles, Paris : Gallimard, « Le Cabinet des lettrés », 2012, p. 7-25.

6. Terence Cave et Michel Jeanneret, La Muse sacrée. Anthologie de la poésie spirituelle française (1570-1630), Paris : Librairie José Corti, 2007 ; Michel Jeanneret, La Muse lascive. Anthologie de la poésie érotique et pornographique française (1560-1660), Paris : Librairie José Corti, 2007.

7. Michel Jeanneret, Perpetuum mobile. Métamorphoses des corps et des œuvres de Vinci à Montaigne, 2e édition revue et complétée d’une postface, Genève : Droz, « Titre courant », 2016. Ce livre a d’abord paru en 1997 dans la collection Argô de Macula.

8. Ambroise Paré, Des monstres et prodiges, éd. Michel Jeanneret, Paris : Gallimard, « Folio classique », 2015 ; [Gédéon] Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. Michel Jeanneret et Antoine Adam, Paris : Gallimard, « Folio classique », 2013.