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André Séguenny (1938-2019)

Marc LIENHARD

André Séguenny (Sciegienny jusqu’en 1975) s’est fait connaître par ses recherches et ses publications sur les spirituels du xvie siècle. Il nous a quittés le 9 mars 2019. Il est né le 12 avril 1938 à Brest Litovsk en Pologne. De 1955 à 1957 il étudie à l’École Polytechnique de Varsovie puis se tourne, dans la même ville, vers la philosophie. Il fut marqué en particulier par l’enseignement de Leszek Kolakowski. Citons Séguenny lui-même, qui écrit à ce sujet : « Il fut mon maître à l’Université de Varsovie dans les années soixante, dont le cours sur Dieu, sa grâce et les hérétiques est à l’origine de ma réflexion sur l’histoire et la philosophie religieuses ». Séguenny s’oriente alors vers une carrière universitaire comme assistant de Kolakowski. Mais l’extrême tension politique du pays en 1968 entraîne son exclusion de l’Université. En 1970 il quitte la Pologne pour s’établir en France. En 1971 il épouse Hedwige Duda, docteur en égyptologie. Le couple aura deux enfants, Charles et Gabriela.

De 1971 à 1972, Séguenny est boursier à l’Institut d’Histoire européenne de Mayence, dont la section d’Histoire religieuse est dirigée à l’époque par Joseph Lortz. En France, il suit des cours à l’École Pratique des Hautes Études, en particulier ceux de Richard Stauffer qu’il tenait en grande estime. Sous la direction de Jean-Claude Margolin, directeur du Département de Philosophie au Centre d’Études supérieures de la Renaissance à Tours, où Séguenny a vécu un certain temps, il prépare et soutient une thèse de 3e cycle sur la christologie de Caspar Schwenckfeld, devant un jury présidé par Jean Delumeau. La thèse a été publiée en 1975 dans la collection de l’Institut de Mayence, puis traduite en anglais en 1987.

En 1975 il s’établit à Strasbourg où nous venions de fonder le Groupe de recherche sur les non-conformistes du xvie siècle et l’histoire des protestantismes (GRENEP), suite au colloque sur Les débuts et les caractéristiques de l’anabaptisme que nous avions organisé en février de cette année1. Le GRENEP2 devait non seulement poursuivre les travaux consacrés traditionnellement au sein de la Faculté de théologie protestante de Strasbourg à Calvin, Luther et Bucer, ainsi qu’à l’histoire des protestantismes, mais étendre son champ d’investigation au monde divers et souvent mal connu des dissidents qui n’avaient pas trouvé leur place dans l’une des grandes confessions du xvie siècle reconnues par les autorités civiles, et qui furent donc considérés comme des dissidents ou des non-conformistes. C’est à ce titre que Séguenny, rattaché administrativement au CNRS, s’intégra scientifiquement au GRENEP. Il en est devenu un acteur essentiel, non seulement par ses propres publications, mais aussi par la création en 1977 et la direction d’une nouvelle collection, la Bibliotheca Dissidentium, Répertoire des non-conformistes religieux des seizième et dix-septième siècles. Nous en avons, Bernard Roussel, André Séguenny, Jean Rott, Rodolphe Peter et moi-même, esquissé les finalités et les modalités dans le numéro 57 (1977) de la Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses et dans le premier tome de la collection, paru en 1980.

Dans un premier temps, la Bibliotheca Dissidentium voulait se limiter à l’étude des non-conformistes ayant résidé à Strasbourg, ou dont les écrits ont été publiés à Strasbourg, ou qui ont été en relation avec Strasbourg entre 1520 et 1648. Il s’agissait de constituer et, selon les cas, de publier un certain nombre d’instruments de travail indispensables pour la recherche ; ceux-ci se situaient au niveau de la bibliographie, du rassemblement de collections, de la constitution d’Actes et de la prosopographie.

De fait, la recherche entreprise allait dépasser l’aire strasbourgeoise et s’étendre à l’ensemble de l’Europe. Précisons le schéma adopté pour chaque notice. Chacun des auteurs retenus fait l’objet d’une brève esquisse biographique. Suit la liste de ses écrits, imprimés ou inédits, et de ses lettres ainsi qu’un relevé des documents du xvie siècle mentionnant l’auteur, des travaux spéciaux le concernant, parus au xvie siècle ou au-delà du xvie siècle. La notice se termine par une description détaillée de chaque écrit, aussi bien de ceux imprimés du vivant de l’auteur que ceux demeurés manuscrits, avec une prise en compte aussi de la correspondance de l’auteur. La démarche est à la fois biographique, bibliographique et historique dans la mesure où elle cherche aussi à mettre en évidence le rayonnement (Wirkungsgeschichte) de l’auteur étudié. Il faut souligner ici le rôle important joué par André Séguenny. Il a été véritablement l’âme de cette collection qu’il a dirigée avec maîtrise et compétence.

De 1980 à 2008, 26 volumes de cette collection ont vu le jour sous sa direction, avant qu’il ne cède la place à Martin Rothkegel qui y ajouta d’autres volumes. Cette collection, devenue incontournable pour la recherche sur les divers dissidents des xvie et xviie siècles, a intégré aussi bien des personnages connus tels que Sébastien Franck, Michel Servet, Juan de Valdès et Pierre Poiret que des figures moins connues qu’elle a contribué à faire connaître.

Soixante-dix-sept auteurs et leurs écrits ont été présentés dans les 26 volumes publiés entre 1980 et 2008. Leur profil et leurs convictions philosophiques et théologiques ont été très divers. Parmi eux figure l’anabaptiste Pilgram Marbeck et l’épouse d’un pasteur, Catherine Zell, proche de Schwenckfeld, entrée dans l’opposition quand l’orthodoxie luthérienne s’est imposée à Strasbourg. Il y a aussi les antitrinitaires. Quant aux spiritualistes proprement dits, qui sont les plus nombreux dans les divers volumes, ils ne constituent pas un ensemble uniforme. Rappelons que George Huntston Williams3 distinguait trois types de spiritualisme : le spiritualisme évangélique incarné par Schwenckfeld, enraciné dans l’Écriture et soucieux de piété personnelle ; le spiritualisme rationnel, mettant l’accent sur la présence universelle du Logos divin, représenté par Franck ; et le groupe des « spiritualistes révolutionnaires ou charismatiques » s’inspirant des écrits apocalyptiques de la Bible et accordant la primauté aux manifestations visibles de la présence de l’Esprit, incarnés par Carlstadt et Müntzer. De son côté, Heinold Fast4 ajoutait un autre groupe, composé de « spiritualistes mystiques » (Paracelse, Weigel, Böhme), rejetant toute institution ecclésiale et la « lettre » des textes bibliques, au nom d’une expérience mystique de la nature. La Bibliotheca Dissidentium a accueilli tout ce monde, le dénominateur commun était l’opposition aux Églises officielles et à leurs doctrines.

Quant à André Séguenny, il associa le spiritualisme du xvie siècle surtout à Sébastien Franck comme cela ressort de la thèse qu’il a soutenue le 2 février 1999 devant un jury composé de Lucien Braun, Joseph Doré, Leszek Kolakowski, Marc Lienhard, en vue d’obtenir le doctorat d’État en philosophie. Elle portait sur « La pensée des spirituels comme réponse aux questions religieuses au xvie siècle : autour de Sébastien Franck ». Mais si Franck a tout particulièrement retenu l’attention de Séguenny, il s’est aussi intéressé à d’autres spiritualistes, notamment à Schwenckfeld et à sa conception du Christ, salutaire par sa chair divinisée. Ses recherches ont également porté sur d’autres figures moins connues, mais elles aussi représentatives du vaste ensemble des « spiritualistes », tels que Denck, Entfelder et Campanus5.

Au-delà des études qu’il a consacrées à ces diverses figures, il a toujours présenté une conception d’ensemble, exprimée notamment dans son ouvrage de 2000 sur Les Spirituels, fruit de sa thèse de 1999. Il a toujours pensé que ces derniers n’étaient pas à rapprocher de la Réformation, mais de l’humanisme chrétien et, au-delà, de la tradition catholique médiévale. D’après lui, ils n’ont pas simplement radicalisé la Réformation. Leur mouvement ne fut pas un simple rejet des médiations. Les spiritualistes présentent une autre conception de l’esprit : l’esprit et non le Saint-Esprit de la tradition biblique. Dans son ouvrage de 2000, Séguenny y voit un « rejet total des propositions protestantes sur Dieu, l’homme, le Christ et l’Écriture » (p. 472). D’après lui, la pensée spiritualiste est « une réflexion philosophique enracinée dans la tradition thomiste et humaniste qui se penche sur les problèmes de l’existence humaine » (p. 455). « C’est une troisième force prenant sa source dans la pensée d’Érasme de Rotterdam » (p. 464).

Nous renonçons dans cette brève présentation à entrer en discussion avec notre défunt collaborateur et ami. Mais nous voudrions terminer sur une note plus personnelle. Il fut pour nous un compagnon de route pendant de nombreuses années, un homme cultivé, curieux comme il convient de l’être quand on est chercheur, exigeant, voire critique, quelquefois impatient. Passionné et dynamique, il a su trouver et mobiliser de nombreux savants pour collaborer à la Bibliotheca Dissidentium. Sur le plan humain, il était attachant, fidèle en amitié, capable de rire tout en souffrant des faiblesses des humains et des institutions. Je n’oublie pas le voyage en Pologne, entrepris à l’initiative de Séguenny pour nous montrer, à Jean Rott et à moi-même, le pays auquel il demeurait viscéralement attaché. Nous y avons donné des conférences dans diverses institutions universitaires et ecclésiales et visité des lieux que nous ne connaissions qu’à travers l’histoire du xvie siècle. Depuis ce voyage, la Pologne et André Séguenny demeurent pour moi liés de manière indissoluble.

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1. Marc Lienhard (dir.), The Origins and Characteristics of Anabaptism / Les Débuts et les Caractéristiques de l’Anabaptisme, La Haye : Martinus Nijhoff, 1977 (Archives Internationales d’Histoire des idées 87).

2. Marc Lienhard, « Le groupe de recherches sur les non-conformistes religieux des xvie et xviie siècles et l’histoire des protestantismes (GRENEP) », BSHPF 143 (1997), p. 101-121. Matthieu Arnold, actuel directeur du GRENEP, se joint à l’hommage rendu à André Séguenny dans le présent « In memoriam », qu’il m’a demandé de rédiger en raison de ma collaboration de très longue date avec A. Séguenny.

3. George Huntston Williams, The Radical Reformation, Philadelphia : The Westminster Press, 1962.

4. Heinold Fast, Der linke Flügel der Reformation, Bremen : Carl Schünemann Verlag, 1962.

5. Dans l’impossibité de faire ici la liste de ses nombreux articles – André Séguenny est l’auteur d’une vingtaine d’articles et d’études parues dans des ouvrages collectifs –, on se limitera à ses livres : – Homme charnel, Homme spirituel. Étude sur la christologie de Caspar Schwenckfeld (1489-1501), Wiesbaden : Franz Steiner Verlag, (Veröffentlichungen des Instituts für Europäische Geschichte, Mainz 76), 1975, 102 p. ; trad. anglaise : The Christology of Caspar Schwenckfeld : Spirit and Flesh in the Process of Life Transformation, traduit par Peter Erb et Simone Nieuwolt, The Edwin Mellen Press, New York, 1987 ; – Spiritualistische Philosophie als Antwort auf die Religiöse Frage des XVI. Jahrhunderts, Wiesbaden, Franz Steiner Verlag (Veröffentlichungen des Instituts für Europäische Geschichte, Mainz 71), 1978, 36 p. ; – Les Spirituels, Philosophie et religion chez les jeunes humanistes allemands du seizième siècle, Baden-Baden / Bouxwiller : Valentin Koerner (Bibliotheca Dissidentium, scripta et studia 8), 2000, 283 p. – Direction et collections : Bibliotheca Dissidentium. Répertoire des non-conformistes religieux des seizième et dix-septième siècles, tome I, Baden-Baden : Valentin Koerner (Bibliotheca Bibliographica Aureliana LXXIX), 1980, 125 p. La collection comporte à ce jour 29 volumes, dont 26 ont été dirigés par André Séguenny. Il a également créé et dirigé une autre collection : les Scripta et Studia, 8 volumes parus entre 1983 et 2000.