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Janine Garrisson (Montauban, 24 juin 1932 – 22 janvier 2019)

Patrick CABANEL

Janine Garrisson était l’héritière d’une grande famille protestante de Montauban. Le tome 2 du Dictionnaire biographique des protestants français de 1787 à nos jours contient, outre la sienne, une notice qui rassemble le sénateur républicain (et poète !) Gustave Garrisson (1820-1897), son fils Charles Garrisson (1860-1948), secrétaire d’ambassade aux États-Unis puis homme politique du Tarn-et-Garonne et écrivain, son petit-fils Robert Garrisson (1904-1994), historien du protestantisme, bibliophile, résistant. Janine était une nièce de ce dernier, et avait pour frère un autre historien du protestantisme et juriste (professeur à la faculté de droit d’Assas), Francis Garrisson. On peut encore rappeler qu’une branche de la famille avait émigré au moment de la Révocation : un descendant était l’homme de loi américain Samuel Alexander Garrison III (mort en 2007) qui a joué un rôle important au moment du scandale du Watergate. Les Garrisson américains ont perdu un « s » dans l’exil, via les Pays-Bas, mais conservé jusqu’à nos jours des liens avec le rameau français.

Dynastie, comme le protestantisme en compte tant : un vieil ami de Janine, devenu l’un des dirigeants de l’université de Toulouse-Le Mirail, aimait prétendre en souriant qu’il devait emprunter l’escalier de service lorsque, dans leurs années de jeunesse, il lui rendait visite (lui-même appartenait à une excellente famille d’avocats catholiques de la ville) ! Il est vrai que les demeures des Garrisson ont des intérieurs magnifiques, comme on peut le voir dans un article rédigé par Janine elle-même dans un numéro de Midi-Pyrénées Patrimoine consacré au protestantisme (n° 3, juillet-septembre 2005, p. 42-45). Mais l’historienne aura été une héritière très libre, ne craignant pas, à un moment de sa vie, de divorcer de son époux et collègue à l’université de Toulouse, Jean Estèbe, historien respecté de la IIIe République, pour recommencer sa vie avec une femme. Son mariage explique que ses premiers livres aient été signés Janine Estèbe, puis Janine Garrisson-Estèbe. Sa liberté d’allure et de ton, son franc-parler, son autorité naturelle, ont marqué. Je peux en témoigner pour l’avoir fréquentée, tardivement, au sein du comité de lecture des éditions Privat, à Toulouse, où celle qui était devenue romancière dirigeait une collection de romans historiques. On écoutait plus que d’autres sa voix un peu rauque ; dans quelque sens qu’elle tranchât, elle était suivie. Une fois par an, lors du repas festif offert par l’éditeur, il arrivait toujours un moment où elle me prenait à part avec un « Bon, Patrick, discutons un peu entre protestants ! » : ce n’était pas du communautarisme, mais cette connivence souriante dont vivent aussi les minorités même les mieux intégrées. Son rapport au protestantisme n’était plus celui d’une croyante, issue pourtant d’une famille de pasteurs du côté maternel : « À quinze ans, la foi m’est tombée aux pieds comme une vieille jupe », déclarait-elle en 1995 à François Dufay qui faisait son portrait pour le mensuel L’Histoire1. Mais, comme bien d’autres, elle a témoigné sa fidélité en consacrant toute son œuvre à l’histoire des protestants français, et aux périodes les plus tragiques de cette histoire, de Saint-Barthélemy en Révocation, avec une prédilection charnue, presque gourmande, pour le xvie siècle.

Elle soutient en 1962 une thèse de 3e cycle sur Commerces et mentalités à Toulouse au xvie siècle et surtout, en 1977, sous la direction de Jacques Godechot, une thèse d’État qui a fait date, Protestants du Midi, 1559-1598 (Privat, 1980, rééd. 1991). Elle s’y intéresse particulièrement à l’organisation politique des huguenots au cœur des guerres de Religion et des édits de pacification, et introduit un thème qui a beaucoup séduit au temps des revendications régionalistes et socialistes, celui de « Provinces-Unies du Midi » qui auraient préfiguré une organisation fédérale et représentative, aux antipodes de la tradition monarchique absolutiste. Les spécialistes ne l’ont pas suivie dans cette direction mais reconnaissent l’intérêt de cette approche politique d’une « cause » religieuse. Rappelons que, pour désigner ce Midi des protestants, Janine a forgé la belle expression de « croissant huguenot », entre Charente et Dauphiné, via Montauban et les Cévennes.

Agrégée d’histoire, Janine a enseigné aux lycées de Saint-Sernin (Toulouse) et français de New York (deux années) avant d’être détachée au CNRS puis d’être élue dans la jeune université de Toulouse-Le Mirail, dont le département d’histoire compte alors une série de grands noms, un Yves Castan, un Jacques Godechot, un Bartolomé Bennassar, un Alain Ducellier, un Pierre Bonnassie, un Pierre Laborie, une Rolande Trempé, pour ne citer que quelques disparus. Janine gagne ensuite l’université de Limoges, où elle est un temps la collègue d’André Encrevé, et où elle termine sa carrière.

Protestants du Midi n’était pas son coup d’essai : elle a publié dès 1968 Tocsin pour un massacre : la saison des Saint-Barthélemy (Le Centurion, rééd. 1975), un petit livre nerveux qui revisite l’événement, ses obscurités et ses mythes et relance les études sur les violences de religion au xvie siècle. Elle récidive en 1976, aux côtés de Philippe Joutard, Elisabeth Labrousse et Jean Lecuir, dans l’ouvrage La Saint-Barthélemy ou les résonances d’un massacre (Delachaux & Niestlé). En 1987 encore elle publie La Saint-Barthélemy (Bruxelles, Complexe, rééd. 2000). La « biographe » de cet astre noir du xvie siècle ne craint pas pour autant les travaux de synthèse : en 1977, avec Robert Mandrou, Daniel Ligou, Bernard Vogler…, elle est l’une des auteurs de l’Histoire des protestants en France (Privat) qui a longtemps rendu d’éminents services. En 1991 elle signe Royauté, Renaissance et Réforme 1483-1559 et Guerre civile et compromis 1559-1598 dans la « Nouvelle histoire de la France moderne », qu’elle codirige au Seuil (dans la collection « Points »). Et il faut insister sur L’homme protestant (Complexe, 1980, rééd. 1986), un excitant essai d’histoire anthropologique, qui revisite une personnalité collective, trente ans après le classique d’Émile-Guillaume Léonard (Le protestant français).

Son œuvre, poursuivie avec constance, impose la Montalbanaise au cœur de l’historiographie du protestantisme français des xvie (surtout) et xviie siècles. Ce sont sa biographie d’Henri IV (1984), son essai sur L’édit de Nantes et sa révocation : histoire d’une intolérance (Seuil, 1985, rééd. « Points », 1987 – Janine avait eu l’honneur de prendre la parole au musée du Désert, pour l’assemblée commémorative du tricentenaire, en 1985), Les protestants au xvie siècle (Fayard, 1988), Marguerite de Valois (Fayard, 1994), L’édit de Nantes, chronique d’une paix attendue (Fayard, 1998)2, Les derniers Valois (Fayard, 2001), Catherine de Médicis : l’impossible harmonie (Payot, 2002), L’affaire Calas, miroir des passions françaises (Fayard, 2004), Gabrielle d’Estrées, aux marches du palais (Tallandier, 2006).

Membre de l’Académie de Montauban, elle avait reçu en 1999 la Légion d’honneur des mains d’un ancien élève et coreligionnaire, plus tard ministre de la Culture, Jean-Jacques Aillagon.

Janine était également devenue romancière : Le Comte et le manant (Payot, 1990), Meurtres à la cour de François Ier (Calmann-Lévy, 1995), Par l’inconstance des mauvais anges (Stock, 2002), A mort les sorcières ! (Cairn, 2011). Ravaillac, le fou de Dieu (Payot, 1993), propose les mémoires imaginaires de l’assassin d’Henri IV. Janine a encore établi et annoté en 2008, pour la collection « Folio classique », La Dame de Monsoreau, d’Alexandre Dumas.

Héritière et rebelle, universitaire et romancière, femme libre, n’ayant peur ni du qu’en dira-t-on, ni du grand public, Janine restera dans l’historiographie du protestantisme français comme celle par laquelle le terrible xvie siècle a recommencé à passionner, un siècle après les travaux de Michelet, auquel elle a du reste emprunté l’inquiétante expression de « saison des Saint-Barthélemy »3.

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1. François Dufay, « Janine Garrisson ou la passion protestante », L’Histoire, n° 193, novembre 1995 (en ligne).

2. Elle a également publié et annoté le texte de l’édit, avec un texte de Michel Rocard sur « L’art de la paix », Nantes : Atlantica, 1997, 130 et 80 p.

3. On peut lire sur elles les notices suivantes : Anne-Marie Cocula-Vaillières, L’Histoire, 23 janvier 2019 (https://www.lhistoire.fr/hommage/janine-garrisson-est-décédée). Philippe Chareyre, « Disparition de Janine Garrisson » (https://grhp.hypotheses.org/2077). Philippe-Jean Catinchi, Le Monde, 28 janvier 2019 (https://www.lemonde.fr/culture/article/2019/01/28/la-mort-de-l-historienne-janine-garrisson_5415766_3246.html). Voir encore https://www.ladepeche.fr/2019/01/23/la-mort-de-janine-garrisson-reference-du-protestantisme,7969781.php et https://www.reforme.net/2019/01/29/hommage-a-lhistorienne-protestante-janine-garrisson/.