Ilona Hans-Collas, Fabienne Le Bars, Danielle Quéruel, Nathalie Rollet-Bricklin, Yann Sordet, Anne Weber (dir.), Le Livre & la Mort (xive-xviiie siècle)
Paris : Bibliothèque Mazarine & Éditions des Cendres, 2019, 523 p.
Marianne CARBONNIER-BURKARD
Le Livre & la Mort est un livre de poids : tout à la fois catalogue de l’exposition présentée à la Bibliothèque Mazarine du 21 mars au 21 juin 2019 et instrument de recherche sur l’histoire de la mort dans son rapport à l’histoire du livre, de la fin du Moyen Âge au xviiie siècle. C’est aussi un beau livre, très beau livre, superbement mis en page et illustré.
Précédant le catalogue proprement dit, d’importants chapitres tracent une perspective d’ensemble, sur la longue durée, à partir d’angles variés, et permettent par un choix de reproductions, une extension suggestive de l’exposition. Au commencement, situé au xive siècle, l’irruption de la mort dans l’iconographie et dans la littérature en langue vernaculaire – poèmes, chroniques, romans – offrant à un public laïc un corpus d’images et d’histoires, plus ou moins articulé avec les « fins dernières » du fonds chrétien traditionnel (D. Queruel). Ces images et ces histoires se retrouvent au xve siècle dans les marges des livres d’heures (D. Vanwijnsberghe) et dans les danses macabres. La danse macabre, mise en livre dès le xve siècle (I. Hans-Collas), dérivée de la peinture murale du cimetière des Saints-Innocents (J. Bouquillard), est suivie dans ses reprises populaires à Troyes, jusqu’au xixe siècle (M.D. Leclerc et A. Robert). Avec les recueils d’emblèmes – nés au xvie siècle (P. Choné) – et l’héraldique, utilisée entre autres dans les marques d’imprimeurs (Ch. Vellet), la mort s’allégorise et se codifie dans des cadres stricts. C’est aussi un processus d’abstraction de la mort qui se donne à voir dans les reliures funèbres, dont la vogue est lancée par Catherine de Médicis veuve (F. Le Bars), et dans des collections de bibliophiles au xixe siècle (A. Adeline).
L’exposition elle-même présente une centaine d’œuvres, provenant principalement de la Bibliothèque Mazarine et de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, réparties selon trois axes : les livres de préparation à la mort (livres d’heures, Danses macabres, Ars moriendi, manuels et rituels de l’époque moderne), les figures de la mort dans le livre, pour l’illustrer ou l’orner (mort réaliste, sous la forme du cadavre ou du squelette, ou symbolisée par la tête de mort, la croix, les larmes, les chauves-souris ; mort nue ou enveloppée d’un décor baroque), les supports écrits de la mémoire des morts (manuels de prières pour les âmes du Purgatoire, tombeaux et oraisons funèbres, billets d’enterrement, plaquettes de pompes funèbres).
Les œuvres exposées étant choisies d’abord pour leur intérêt iconographique, la mort qui y est représentée est haute en couleur, jusque dans le deuil. Dans le catalogue, les livres d’heures ont ainsi la part belle, pour le plaisir des lecteurs. Aussi est-ce la mort chrétienne traditionnelle qui domine, dans ses grands invariants. Mais au long des cinq siècles, les variations sont sensibles. La mort encadrée par l’Église est modifiée par une poussée des laïcs, une certaine sécularisation, déjà au xive siècle, puis au xvie siècle avec l’humanisme et la Réforme, et à nouveau au xviiie siècle avec les Lumières. Le Memento mori n’est pas seulement une exhortation pénitentielle, mais peut être chargé de mélancolie ou d’ironie. C’est l’un des intérêts de l’exposition que de rapprocher des images, dont le réemploi dans des siècles et des contextes différents n’exclut pas des écarts de signification.
Pour la période moderne, traversée par la Réforme et la confessionnalisation, la mort mise en scène dans l’exposition, à dominante française, est massivement catholique. La mort protestante, elle, est peu visible : le fait minoritaire est renforcé par une double réserve calvinienne, à l’égard des images et à l’égard de l’au-delà.
On relèvera cependant la danse de la mort d’Holbein, série de dessins d’un hérétique passée de Bâle à Lyon, d’abord encadrés en 1538 par des textes d’un ecclésiastique de haut rang, remplacés en 1542 par d’autres textes de provenance genevoise dissimulée (p. 172-177, p. 276-279). Sont évoqués aussi les nouveaux « arts de mourir » réformés, manuels où domine, non plus le thème de la préparation à la mort, mais celui de la consolation (p. 223-224). Le best-seller qu’a été Les consolations de l’âme fidèle contre les frayeurs de la mort de Charles Drelincourt (1651) est présenté avec son frontispice attribué à Abraham Bosse, dans une édition de 1676 (exemplaire marqué à la main « deffendu » sur la page de titre, preuve que la mort chrétienne n’était nullement « œcuménique » en France aux xviie-xviiie siècles) (p. 303-304). Le genre typiquement réformé des « récits de dernières heures » est en revanche absent, faute d’accompagnement d’images. Mais aux Provinces-Unies, à la fin du xviie siècle, des libraires imprimeurs savaient tirer parti des images, en s’adaptant à des publics mixtes, français et néerlandais, protestant et catholique : voir le cas d’un Miroir de la bonne mort, d’un franciscain flamand, publié avec des séries de planches gravées de Romein De Hooghe en 1673 et à plusieurs reprises, ainsi à Amsterdam (sous la fausse adresse d’Anvers), en 1700, en français et en espagnol, pour le marché catholique, tandis que d’autres éditions en néerlandais, en modifiant le texte, visaient un marché protestant (p. 306-307).
Dans le chapitre si stimulant des emblèmes, le « portrait de la vraie religion évangélique » de Théodore de Bèze (dès 1560), comme « la mort de la mort », aurait pu mériter plus qu’une ligne (p. 139), d’autant que l’image a connu une diffusion exceptionnelle, étant devenue la marque typographique de plusieurs imprimeurs réformés, à Genève, La Rochelle, Charenton, aux xvie et xviie siècles.
Au chapitre des reliures de deuil, magnifiquement reproduites et analysées (p. 401-427, cf. p. 143-167), pas d’exemple protestant. À l’usage des lecteurs de la RHP, signalons-en un, décrit dans le Bulletin de la SHPF, en 1861 (p. 259-269, p. 356-385) : un livre manuscrit conservé aux Archives nationales dont la reliure est en maroquin noir, semée de larmes et d’Y entrelacés. Il s’agit d’un recueil de copies de « lettres de consolation » écrites en 1640 à la duchesse de La Trémoille, sur la mort de sa fille Élisabeth, âgée de douze ans, suivies du récit de la mort et des dernières paroles de la jeune fille.
En attirant l’attention sur le livre dans sa matérialité, Le livre et la mort explore des pistes qui renouvellent l’intérêt pour l’histoire de la mort en Occident. Il invite aussi un large public à la promenade entre les pages, avec pour guides les notices des meilleurs spécialistes, des ressources bibliographiques et un index final. Cette profusion d’images macabres offre autant de plaisirs que de découvertes, signe que la fascination qu’elles expriment ne nous est pas complètement étrangère, en dépit de son éloignement dans le temps.