La Lyre Chrestienne (Lyon, 1560) enfin retrouvée
Laurent Guillo
chercheur associé IReMus
Les éditions musicales lyonnaises et genevoises du xvie siècle remontent doucement à la surface de l’océan de l’oubli… Après les Psaumes à quatre parties de Richard Crassot (Lyon : Jean Huguetan, 1565) retrouvés en 1986, les Salmi cinquanta de Philibert Jambe de fer (Genève : Antoine Reboul, 1560) en 2009, et le Premier livre des psaumes et sentences (Genève : Du Bosc et Guéroult, 1554) en 2011, voici la Lyre chrestienne d’Antoine de Hauville (Lyon : Simon Gorlier, 1560). Soit, en moyenne, une édition qui réapparait tous les dix ans, et toujours dans la mouvance protestante1. Mais au contraire des Salmi cinquanta de Jambe de fer ou Psaumes de Crassot, dont on n’avait aucune trace avant leur redécouverte, la Lyre chrestienne était parfaitement identifiée et seulement « perdue » depuis un siècle. Voilà l’ouvrage :
LA LYRE / CHRESTIENNE, / auec la Monomachie de Dauid / & Goliath, & plusieurs autres / chansons spirituelles, Nouuel- / lement mises en Musique / par A. De Hauuille. / À LYON, / De l’Imprimerie de / Simon Gorlier. / Auec / Priuilege du / Roy pour dix / ans. / 1560.
Titre dans un encadrement rectangulaire avec putti, grotesques, médaillon supérieur et inférieur, non connu par ailleurs. 8°, 71-[1] p., 18 cm, a-i4. Musique notée avec les quatre parties en regard (Superius, Altus, Tenor, Basis). Ligne de pied : La Lyre.
Genève BGE : PFS 642(1). Acquisition 1986/433. Reliure en plein maroquin vert avec un encadrement de dentelle doré. Relié avec [Estienne Du Tronchet], Monologue de providence divine parlant à la France. Avec un Cantique de la France, une chanson spirituelle, sur le chant du pseaume 72. & une Ode en manière d’Ecco. À Envers [Lyon], 1561. 8°, 24 p. La reliure porte les ex-libris d’Ernest Stroehlin et de Pierre Favre. Volume numérisé par E-rara : voir http://www.e-rara.ch/gep_r/doi/10.3931/e-rara-61647
Guillo 1991 n° 44 ; Honegger 1971 n° 1560-I. Inconnu de USTC2.
L’édition
La provenance du volume peut être retrouvée grâce aux catalogues suivants : Catalogue de la vente Méon (Paris, 1803) n° 1612, vendu 5 Fr. – Catalogue de la vente De Bure, vendu 42 Fr. – Catalogue de la collection Farrenc (1866) n° 1193, vendu 192 Fr. – Catalogue de la vente Lignerolles (Paris, 1894) n° 1367. – Librairie Morgand, avec une longue notice dans son bulletin de décembre 1894, n° 25531. – Collection Gaiffe. – Catalogue Stroehlin (Paris, 1910), vol. II n° 856. Sa trace se perd ensuite ; l’ouvrage ne réapparaît qu’en 1986 lorsque la collection de Pierre Favre (prestigieux bibliophile genevois et architecte célibataire) est donnée à la Bibliothèque de Genève, suite à son décès survenu cette année-là à l’âge de 90 ans3. Encore n’apparaît-il au catalogue informatique qu’en 2008.
La Lyre chrestienne a été imprimée à Lyon par Simon Gorlier, un instrumentiste et imprimeur/libraire actif à Lyon vers 1550-15804. Il est connu d’abord comme joueur de guitare et probablement aussi de luth, et publie une tablature de guitare à Paris en 15515. En 1553, il est l’auteur de trois pamphlets imprimés dans lesquels il attaque les théories de Loys Bourgeois sur la gamme et les muances, telles que celui-ci les expose dans son Droict chemin de musique6. Il semble se consacrer ensuite à l’édition musicale puisqu’il obtient le 17 février 1558 [n. st.] un privilège royal pour imprimer toute sorte de musique, signé à Paris par Roissy et Moyen7. Pendant les années 1558-1562, il imprime au moins neuf livres, de musique instrumentale essentiellement : tablatures de flûte d’allemand, de guitare, de cistre, d’épinette, de luth, et deux livres de chansons. Ils sont tous perdus sauf la Lyre chrestienne, et le Premier livre de tablature de luth de Giovanni Paolo Paladino (1560), qui n’est autre qu’une réémission d’une édition de 1553 due à Giovanni Pullon de Trino8. Quelques actes cités par les Baudrier montrent qu’il aurait été libraire jusque vers 1582.
De fait, la Lyre chrestienne est le premier livre de musique de cet imprimeur qui a été retrouvé, celui de Paladino n’ayant pas été imprimé par lui à l’exception du premier cahier. Il utilise pour cela un caractère de musique de petit module9, d’origine parisienne et dont c’est le premier usage à Lyon, avant que Jean I et Jean II de Tournes s’en emparent. Comme nous l’avions suggéré en 1991, la parution de la Lyre chrestienne chez Simon Gorlier pourrait être la conséquence d’une brouille survenue entre Guillaume Guéroult et Robert Granjon, tailleur de caractères et imprimeur-libraire autrement plus connu – et plus doué – que Gorlier, avec qui Guéroult s’était associé en 1588 avant de se confronter à lui dans un procès la même année10. Guéroult avait publié toujours en 1588, sa traduction du Premier livre des narrations fabuleuses de Palephatos, chez Granjon.
Nous donnons ici l’épitre dédicatoire de Guillaume Guéroult à Marguerite de Savoie, qui n’a jamais été publiée :
À TRESILLUSTRE ET Tresexcellente Princesse, Madame Marguerite de France, Duchesse de SAVOYE, &c. G. Gueroult, S[alut].
Au recit que ma Susanne m’a faict (TresIllustre, & Tresexcellente Princesse) j’ay entendu ses pleurs Lyriques avoir esté fort bien receuz & recueillis en plusieurs bons Endroits de sorte que de tous aages & sexes elle m’ha dict avoir trouvé bon & gracieux accueil : & mesme du jardin qui a produit ceste Fleur soüefve & excellente, dont la SAVOYE est enrichie. Et pour ce qu’elle desiroit avoir une compaigne pour ne voler plus seulette par la bouche des Psalmodiens, à l’instigation d’aucuns miens amys, & par le moyen du temps dérobé à mes occupations je luy ay donné pour seconde une Dame Haute à la main, Accorte, Sage, bien disante, Belle, & Vaillante. C’est la chaste & prudente vefve, c’est la Guerriere Judith, qui souz le Divin secours se promet rendre un grand Prince enamouré de sa pudique beauté, & en apres le tenant empestré en ses liens chastier la temerité d’iceluy par la perte de sa teste : & par mesme moyen delivrer le Peuple de Dieu de son oppression, & mettre l’ost ennemy en route11 & desconfiture. De faict, toute brusque & courageuse elle s’acheminoit à l’exercite Assyrie pour exploicter son magnanime desseing, mais encor pour luy accroistre ces graces (combien que ses perfections & bonnes parties la rendent assez considerable) je l’ay retenue, à fin de decores la fanfare de son assaut d’une gracieuse musique à la façon des anciens Ethniques. Et pour ce faire opportunément Dieu luy ha donné pour harpeur & Musicien Le S. A. D’HAUVILLE excellent entre les modernes, lequel ha mignardée la naïve beauté de ceste Dame d’une si douce harmonie, que le Mome injurieux ny sauroit que mordre.
Ainsi la valeureuse Judith de tout point equippee, & autant desirable par ses attraicts, que formidable pour estre armee du pouvoir celeste, bastoit derechef son Adieu & depart, & il me sembla encor convenable de luy persuader de chercher l’aveu de quelque grande & illustre Princesse en affaire si perilleux : veu que seule, tendre & delicate elle osoit hazarder sa vie & ses forces contre un Prince si robuste ; & une armee tant belliqueuse.
A quoy condescendant, & vaincue de mes persuasions elle ha prins la hardiesse de se presenter devant vostre Altesse, esperant souz la faveur d’icelle matter d’une main victorieuse l’ennemy superbe, & estre preservee de tout encombre qui luy vouroit mettre barre en ses entreprises.
Icelle donq (avec un amas d’autres Poësies Spirituelles souz le titre de LYRE CHRESTIENNE), tant de la main dudit A. D’HAUVILLE. Musicien, que de la mienne, il vous plaira, Tres-illustre, & Tres-Excellente Princesse, recevoir avec ce bon œil par lequel toutes choses vertueuses vous plaisent, me tenant seur que se sentant favorisee de vostre Altesse, yssue du Lys Treschrestien, & par ce moyen à bon droit vostre : elle vous donra quelque fois plaisir en son discours & melodie, lors qu’il vous plaira donner repos à vos severes negoces, & l’œillader d’un regard aymable.
Sur ce je prieray la Majesté Divine (Tres-illustre, & Tres-excellente Princesse,) vouloir conserver longuement votre Altesse en santé & heureuse vie. A Lyon ce 10. Jour d’Aoust 1560.
Les vers
Le volume est assez réduit, ne contenant que dix pièces de musique avec quelques pièces liminaires. Mais au contraire de ce que sous-entendent le titre et la préface, qui privilégient Hauville pour la musique et Guéroult pour les vers, le volume fait intervenir quatre poètes et deux musiciens : les textes signés de la devise Cœlo musa beat reviennent à Joachim Du Bellay, un autre est signé par Théodore de Bèze, un autre encore revient à Marguerite de Navarre sans mention de son nom. Pour la musique, les deux parties de la Complainte de Suzanne sont des compositions de Didier Lupi Second. Le dépouillement des pièces s’établit ainsi :
1. Moy cestuy-là, qui tant de fois Ay chanté | [J. Du Bellay], d’après sa devise Cœlo Musa beat. | [A. de Hauville] |
2. Celuy en vain d’estre fort, Qui aveuglé | [J. Du Bellay], d’après sa devise Cœlo Musa beat. | [A. de Hauville] |
3. Vous qui prisez en un corps feminin | [G. Guéroult] d’après sa devise Patience victorieus | [A. de Hauville] |
4. Au camp des Assyriens Or est Judith | [G. Guéroult] d’après sa devise Patience victorieus | [A. de Hauville] |
5. Seiché de douleur, Tout cuit de chaleur, | Th. de Bèze | [A. de Hauville] |
6. Père je viens à vous de loing Car necessité | [Marguerite de Navarre] | [A. de Hauville] |
7. Bien heureux sont, dit l’Enseigneur | [G. Guéroult] d’après sa devise Patience victorieus | [A. de Hauville] |
7b. Le pale debteur quand il oit Le sergent | [G. Guéroult ?] | [sans musique] |
8. Dames qui au plaisant son, Prenez liesse | [G. Guéroult] | Lup[i] Second |
9. Susanne un jour d’amour solicitée | [G. Guéroult] | Lupi. |
10. O Seigneur pitoyable En mon triste | [G. Guéroult] | [A. de Hauville] |
La pièce 7b est un court poème de trois quatrains sans musique, dont la présence ne s’explique ici que par la nécessité de remplir une page qui autrement ne serait ornée que d’un fleuron.
Cette édition n’est pas une édition musicale « classique » consacrée à des chansons spirituelles, telles qu’elles ont pu paraître à partir des années 1550.
Elle reprend plutôt le modèle d’une édition poétique avec musique ajoutée, car :
– la préface est signée du poète Guillaume Guéroult alors qu’en général les préfaces des éditions musicales reviennent au compositeur et les textes y restent souvent anonymes ;
– les poésies mises en musique sont publiées avec toutes leurs strophes, souvent nombreuses (la seconde pièce contient 224 vers après la musique, la troisième 212 vers…) ; de fait la poésie prédomine dans l’espace de l’ouvrage avec 57 % des pages ;
– et, conséquence probable de ce qui précède, elle ne propose que dix pièces, alors que les éditions musicales habituelles en contiennent entre quinze et vingt, avec moins de strophes ajoutées.
En somme, même si la préface signée par Guéroult était déjà claire à cet égard, on aurait pu supposer que le volume résultait bien d’une entreprise due au poète Guillaume Guéroult, plus qu’à son musicien Antoine de Hauville.
C’est sans doute sa déférence envers à Joachim Du Bellay, poète majeur et trop tôt disparu – il est mort à trente-sept ans le 1er janvier 1560 – qui incite Guéroult à placer au début deux longues pièces de sa main, la Monomachie de David et de Goliath et La Lyre chrestienne ; cet hommage est d’autant plus visible que ces deux pièces sont citées au titre du volume. En 1558 déjà, à la fin de son Premier livre des narrations fabuleuses traduites de Palephatos12, Guéroult avait inséré une longue Congratulation à Joachim du Bellay poete françoys, sur le discours de sa Lyre Chrestienne.
Parues tout d’abord en 1552 parmi les ajouts faits par Du Bellay à sa traduction du quatrième livre de l’Énéide de Virgile13, ces deux pièces reparaissent peu après sa mort en 1560 dans un volume intitulé La Monomachie de David et de Goliath, ensemble plusieurs autres œuvres poétiques14. La même année, Guéroult les reprend donc et s’en sert comme d’arguments à son projet musical. La Lyre chrestienne vante longuement la poésie spirituelle et l’oppose à la vanité des vers galants ou laudatifs :
Celuy (Seigneur) à qui ta vois
Vivement touche les oreilles,
Bien qu’il sommeille quelquefois,
Finablement tu le reveilles ;
Lors en tes œuvres non pareilles
Fichant son esprit, & ses yeux,
Il se rid des vaines merveilles
Du miserable ambitieux. (strophe 11)
…
Celuy, qui prenoit double pris
De ceux, qui sous un autre maistre
L’art de la Lyre avoient appris,
M’enseigne ce que je dois estre.
Sus donques, oubliez ma dextre,
De ceste Lyre les vieux sons,
A fin que vous soyez adextre
A sonner plus haultes chansons. (strophe 20)
avec probablement ici une réminiscence du psaume 137, sur la main qui oublie comment jouer sur l’instrument.
La Monomachie consiste quant à elle en une paraphrase de l’épisode biblique de David et Goliath (1 Samuel 17), reprenant le topos de la supériorité de l’être agile et inspiré sur la puissance brute. Ernesta Caldarini y a vu un hommage à Henri II, qui en 1552 se tirait à son avantage d’une situation politique difficile, son royaume étant alors confronté à l’empire de Charles Quint. Et s’y reflète, sans doute, l’image d’une communauté religieuse encore minoritaire qui défend ses positions face à une majorité catholique bien plus puissante…
O Dieu guerrier, Dieu que je veulx chanter,
Je te supply, tens les nerfz de ma lyre :
Non pour le Grec, ou le Troyen vanter,
Mais le Berger que tu voulus eslire ;
Ce fut celuy, qui s’opposant à l’ire
Du Philistin mesprisant ta hautesse,
Monstra combien puissante se peut dire
Dessous ta main une humble petitesse. (strophe 3)
C’est donc sous le double étendard de la poésie spirituelle et de la poésie combattante que Guéroult publie son recueil. Il reprend en cinquième position l’Ode chrestienne de Théodore de Bèze (Seiché de douleur, tout cuit de chaleur), pièce que celui-ci aurait composée au cours d’une maladie en 1551. Elle est publiée dès 1554 dans un recueil genevois préparé par Guéroult, le Premier livre des pseaumes, cantiques et chansons spirituelles (Genève : Simon du Bosc et Guillaume Guéroult, 1554, 4°, USTC n° 34823), mais elle y figure sans musique alors que ce volume contient de nombreuses mélodies dues notamment à Guillaume de La Mœulle. L’année suivante elle est intégrée au corpus des chansons spirituelles protestantes publiées sans musique, figurant dans le Recueil de plusieurs chansons spirituelles de 1555, et y restant jusqu’en 167815. Outre la pièce de Hauville, elle est encore mise en musique à quatre parties par Jean Servin dans son Premier livre de chansons nouvelles16.
Le dernier poète invité par Guéroult dans son recueil est feue Marguerite de Navarre, dont la chanson spirituelle Père, je viens à vous de loing17 suit celle de Bèze. Elle avait été publiée dès 1547 dans les Marguerites de la marguerite des princesses18 et avait été intégrée en 1558 dans le Recueil de chansons spirituelles tant vieilles que nouvelles19.
Entre son hommage à Du Bellay et les pièces de Bèze et de Marguerite de Navarre, Guéroult introduit sa Judith, dont il dit dans son épître dédicatoire vouloir désormais accompagner sa Suzanne. Il fait ici référence à ses deux poésies spirituelles sur l’épisode biblique de Suzanne et les vieillards, qu’il avait publiées en 1548 dans son Premier livre de chansons spirituelles20. Et quand il écrit avoir « entendu ses pleurs lyriques avoir esté fort bien receuz & recueillis en plusieurs bons endroits de sorte que de tous aages & sexes elle m’ha dict avoir trouvé bon & gracieux accueil », il n’exagère pas. Le recueil de 1548 dans lequel il publie sa Suzanne un jour pour la première fois a été réimprimé six fois jusqu’en 157821, ce qui est le signe d’un succès certain. Quant à ses vers, d’une belle venue et faciles à mémoriser, ils sont repris par de nombreux musiciens de 1556 au début du xviie siècle, et pas des moindres puisqu’Orlande de Lassus, Cyprien de Rore, Claude Le Jeune ou Eustache Du Caurroy ne dédaignent pas d’y adapter leur musique. On trouve ainsi une quarantaine de versions, dont la majorité reprend la mélodie de ténor que Didier Lupi Second (ou Guéroult lui-même ?) y avait adaptée22.
Aux côtés de Suzanne il place maintenant Judith, reprenant l’épisode biblique de Judith et Holopherne23. Même si cette femme, résolue et criminelle, ne craignant pas d’user de ses charmes, s’oppose à une Suzanne chaste et résignée, ces deux figures se retrouvent dans le topos de la femme qui vainc finalement la brutalité s’opposant à elle. Judith répond également à David, en ce qu’elle va, seule, sauver son peuple contre une armée adverse ; de ce point de vue la composition du recueil de Guéroult est assez cohérente. Il consacre à Judith deux poésies assez développées, la seconde se terminant par la décapitation d’Holopherne, assez imagée…
El’avoit dict : Et adonc Deux puissans coups elle rue Sur le miserable tronq ; Et soudainement le tue. | Elle luy tranche le chef, Et la chaste femmellette Pour lors couvrir ce meschef Le fait mettre en sa mallette. | Par le coup du puissant bras Le sang ruisselle, & tout souille, Mais ell’jette le corps bas ; Qui au mesme sang se touille. |
Parmi les quatre autres pièces qui figurent encore dans le recueil, Guéroult replace les deux pièces de sa Suzanne (Dames qui au plaisant son… ; Susanne un jour…), puisque celle-ci « desiroit avoir une compaigne pour ne voler plus seulette par la bouche des Psalmodiens… » Restent la Prière de Jonas estant au ventre de la baleine, qui figurait aussi parmi les dernières pièces publiées avec son Premier livre des narrations fabuleuses en 1558, et une pièce originale, Bien heureux sont, dit l’Enseigneur tressage qui paraphrase les huit Béatitudes (Matthieu 5, 1-11).
La musique
Le principal compositeur publié dans la Lyre chrestienne, Antoine de Hauville, est un de ces musiciens presque intraçables sur lesquels les informations sont rares et disparates. Outre cet ouvrage, qui est la seule monographie parue à son nom, on a de lui deux chansons profanes à quatre et cinq voix parues sous le nom de « Hauville » dans deux anthologies parisiennes : « L’amy certain au parler ne fault prendre » (dans le Premier livre contenant xxvi chansons nouvelles…, Paris : Veuve de Pierre Attaingnant, 1553) puis « Herbes et fleurs, et vous prés verdoyans » (Mellange de chansons tant des vieux autheurs que des modernes…, Paris : Adrian Le Roy et Robert Ballard, 1572)24. Sont également connues, dans le répertoire spirituel cette fois, deux harmonisations à deux voix des prières avant et après le repas versifiées par Clément Marot, figurant à la fin des Psaumes… nouvellement mis en musique à quatre parties par Richard Crassot (Lyon : Thomas de Straton, 1564, rééd. Jean Huguetan, 1565)25. Les pièces parues à Venise ou à Milan entre 1570 et 1588 sous les noms de Adriano Hauville ou Adriano Hawil, elles sont bien plus hypothétiques… De Hauville, on sait donc qu’il a été publié à Paris et à Lyon entre 1553 et 1572 et qu’il s’était ouvert, au moins un temps, aux idées évangéliques. Quant à son « vrai métier », on l’ignore. Ménétrier ? précepteur ? maître d’école ? marchand ? À Lyon tout était possible, tant cette ville donnait peu d’opportunités d’emplois pérennes aux musiciens.
Tout au long du recueil, la musique de Hauville est fondée sur une écriture homophonique (où chaque syllabe porte une note plus ou moins longue en fonction de la prosodie, et où toutes les syllabes sont prononcées ensemble). Dans sa forme la plus simple, c’est cette écriture qui a été largement utilisée par les musiciens qui ont harmonisé le Psautier de Genève (tels Claude Goudimel, Claude Le Jeune, Richard Crassot, Philibert Jambe de fer…). Ici, sans se départir d’une base homophonique, Hauville met du mouvement dans sa musique en ménageant des passages plus lents pour souligner une phrase, en introduisant des notes pointées pour donner un élan ou préparer une finale, en monnayant quelques mélismes pour apporter plus de souplesse mélodique et préparer des évolutions harmoniques. Dans le texte placé sous la musique, il est fait usage d’un caractère spécifique pour l’« e » muet, destiné à éviter les ambiguïtés dans la mise en chant du texte.
Le recueil présente en arrangement modal, puisque les dix pièces se succèdent ainsi26 :
– Pièces 1 et 2 : mode de do (transposé en fa) ;
– 3 à 5 : mode de ré (transposé en sol) ;
– 6 : mode de sol ;
– 7 : mode de ré ;
– 8 à 10 : mode de ré (transposé en sol).
C’est cette logique qui a pu conduire à placer les deux pièces composées par Didier Lupi Second (pièces 8 et 9) à côté d’une pièce du même ton, et à la fin car elles étaient déjà connues.
Dans leur esprit comme dans leur forme, les compositions de Hauville sont comparables à celles que Didier Lupi Second avait données dans son Premier livre de chansons spirituelles de 1548. La musique ainsi composée est assez simple à chanter ou à jouer ; elle se prête, comme toute la musique spirituelle de cette époque, à être interprétée par un groupe domestique, avec les ressources diverses dont on dispose à ce moment (voix, flûtes, gambes…), avec éventuellement une harmonisation à l’épinette ou au luth, faite pour l’occasion.
Nous donnons en annexe la transcription de la première pièce (La Lyre chrestienne), restituée par Ghislain Dibie27.
Une des dernières œuvres de Guillaume Guéroult
Dans l’œuvre assez abondante de Guéroult28, la Lyre chrestienne est l’un des recueils les plus tardifs. Si l’on met de côté ses traductions, elle parait la même année que ses Hymnes du temps et de ses parties29, dont la préface ne s’adresse qu’au lecteur, et n’est suivie que de ses Figures de la Bible30 de 1564, qui illustrent des épisodes de l’Ancien Testament avec cette fois une épître dédicatoire à Catherine de Médicis qui fait de nouveau référence à sa Suzanne : « Madame, ayant entendu de ma Susanne la faveur qu’elle ha receuë en vostre cour royalle, & que ses pleurs lyriques ont trouvé telle part en vostre bonne grace, que quelque fois il vous a pleu avoir compassion de ses doleances… ». Ces deux ouvrages sont des livres illustrés reprenant la forme du livre d’emblèmes, avec une série de gravures sur bois (de Bernard Salomon pour les Hymnes, de Pierre Eskrich dit Vase pour les Figures) suivies à chaque fois par un court poème. Ces œuvres sont essentiellement poétiques, soulignent une grande sensibilité de l’auteur à l’image et semblent dégagées de toute velléité d’intervenir sur le terrain des luttes religieuses, qui avaient pourtant secoué la ville de Lyon au début des années 1560 (les protestants y avaient obtenu la majorité au consulat entre 1562 et 1564). De ce point de vue, ces dernières œuvres paraissent apaisées.
La Lyre chrestienne revendique quant à elle l’engagement de Guéroult dans la foi réformée (engagement assez critique, comme l’on sait, vu ses déboires avec Calvin, Bèze et le Conseil de Genève). Elle ne suit que d’un an la fameuse Espitre au Seigneur de Brusquet qui allait encore gêner le Conseil de Genève ; elle est un rappel tardif de ses premiers travaux touchant à la poésie et à la musique spirituelles (avec notamment son Premier livre de 1548, les livres de musique coédités avec Simon Du Bosc à Genève en 1554- 1555 et sa participation à la traduction des psaumes en vers français31). Sa dédicace à Marguerite de France32 – qui n’était devenue duchesse de Savoie qu’en juillet 1559 – ne peut que souligner son engagement pour la cause protestante, cette princesse ayant longtemps soutenu et secouru les auteurs réformés.
La Lyre chrestienne est donc encore, pour Guéroult, le signe d’un attachement actif à la Réforme. Mais, si elle a un lien avec les dernières œuvres poétiques, tels les Hymnes et les Figures, c’est au-delà de la question de cet attachement qu’il faut le chercher. L’ensemble dessine l’image d’un homme simultanément sensible à la poésie, à l’image et la musique, et capable à la fin de sa vie de faire éditer des ouvrages chers, car musicaux ou illustrés, où ces goûts multiples peuvent s’exprimer. Et si sa carrière fut assez agitée, ballottée entre Rouen, Paris, Genève, Vienne et Lyon, et poivrée à plusieurs reprises d’écrits polémiques ou dangereux, ses dernières années lyonnaises sont celles où il a pu laisser libre cours à une belle sensibilité. Dernier répit avant d’être emporté, comme tant d’autres, par la Grande Peste lyonnaise de 1564, qui prit aussi Jean I de Tournes.
La Lyre chrestienne
Vers de Joachim du Bellay, musique d’Antoine de Hauville
A. de Hauville – La Lyre chrestienne
A. de Hauville – La Lyre chrestienne
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1. Sur les trois premières éditions citées, voir Laurent Guillo, Les éditions musicales de la Renaissance lyonnaise, Paris : 1991 [désormais Guillo 1991], n° 76, L. Guillo, « Les Salmi cinquanta de Philibert Jambe de fer (Genève, 1560) et les origines du psautier réformé italien », BSHPF 156 (2010), p. 373-392, et Jean Duchamp, « Le Premier livre de psaumes de Du Bosc et Guéroult (1554) retrouvé », Revue de Musicologie 97/2 (2011), p. 409-424.
2. Universal Short-Title Catalogue of books published in Europe betwen the invention of printing and the end of the sixteenth century. https://www.ustc.ac.uk
3. Voir Jean-Daniel Candaux, « La bibliothèque de Guillaume Favre à “La Grange” », Voyages de bibliothèques : actes du colloque des 25-26 avril 1998 à Roanne, éd. Marie Viallon, Saint-Étienne : Presses de l’Université de Saint-Étienne, 1999, p. 27-31.
4. Sur lui, voir Guillo 1991 p. 127-128. Sa notice sur Wikipédia est à jour.
5. Le Troysième livre contenant plusieurs duos, et trios, avec la bataille de Janequin à trois, nouvellement mis en tablature de guiterne, par Simon Gorlier, excellent joueur. Paris : Robert Granjon et Michel Fezandat, 1551.
6. Sur ces pamphlets, voir Alice Tacaille et Laurent Guillo, « Les réponses de Loys Bourgeois aux invectives de Simon Gorlier (Lyon, 1554), à paraître dans les Mélanges offerts à Frank Dobbins (Brepols).
7. Un extrait de ce privilège figure à la fin de la Lyre chrestienne, de même au verso du titre de la tablature de Paladino de la même année. Il est transcrit dans Guillo 1991 p. 41, Doc. 23.
8. Guillo 1991 n° 43, USTC n° 41779. En fait, c’est une réémission de Guillo 1991 n° 28, USTC n° 203526.
9. Guillo 1991 n° 130.
10. Voir Guillo 1991, p. 283 et Doc. 25.
11. L’armée ennemie en déroute…
12. Lyon : Robert Granjon, 1558, 8°, USTC n° 8158.
13. Paris : Vincent Sertenas, 1552, 8°, USTC n° 40954.
14. Paris : Federic Morel, 1560, 4°, USTC n° 10600. Entre autres éditions complètes de l’œuvre de Du Bellay, et parmi elles celle d’Olivier Millet, on pourra consulter l’édition critique du recueil par Ernesta Caldarini (Genève : Droz, 1981, Textes Littéraires Français n° 298).
15. Genève, 1555, USTC n° 9387. Pour une liste complète de ses apparitions, voir Anne Ullberg, Au chemin de salvation : la chanson spirituelle réformée (1533-1678), Uppsala Universitet, 2005. Sur ces odes de Bèze, voir Vanessa Oberliessen, « Deux odes d’un réformateur. Théodore de Bèze et sa lutte avec un genre à la mode », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 2017/1, p. 71-95.
16. Genève : Jean Le Royer pour Charles Pesnot à Lyon, 1578, USTC n° 62055.
17. Elle porte le numéro 10 dans Marguerite de Navarre, Chansons spirituelles, éd. Georges Dottin, Genève : Droz, 1971 (Textes littéraires français, 1978).
18. Lyon : Jean I de Tournes, 1547, 8°, USTC n° 14865.
19. Genève : Antoine Cercia, 1558, 16°, USTC n° 15108.
20. Lyon : Godefroy et Marcelin Beringen, 1548. Guillo 1991 n° 23, pièces 8 et 9, USTC n° 40640.
21. Paris : Nicolas Du Chemin, 1559 (Lesure 1953 n° 69) ; Lyon : Thomas de Straton, 1561 (Guillo 1991 n° 52, USTC n° 64708) ; Paris : Adrian Le Roy & Robert Ballard, 1564 (Lyon BM : Rés FM 805434, inc.) ; Paris : N. Du Chemin, 1568 (Lesure 1953 n° 95, USTC n° 7313) ; Lyon : Benoît Rigaud, 1568 (Guillo 1991 n° 82, manque à USTC) ; La Rochelle : Pierre Haultin, 1578 (au sein d’un recueil plus important, USTC n° 62045).
22. Ces œuvres sont recensées dans Kenneth Jay Levy, « Susanne un jour : the history of a 16th century chanson », Annales musicologiques 1 (1953), p. 375-408.
23. Judith 13, 8-11.
24. Respectivement, USTC n° 27754 + 53520, et 30492.
25. Voir Guillo 1991 n° 72 et 76.
26. Nous remercions M. Ghislain Dibie pour cette analyse.
27. Nous remercions M. Dibie pour cet apport. La mise en place du texte a été optimisée, la source étant parfois fautive au regard des règles en usage.
28. Sur sa vie et ses œuvres, voir notamment Daniela Boccassini, La Parola riscritta : Guillaume Gueroult, poeta e traduttore nella Francia della Riforma, Firenze, 1985.
29. Lyon : Jean I de Tournes, 1560, 4°. USTC n° 196, numérisé sur Gallica.
30. Lyon : Guillaume Rouillé, 1564, 8°. USTC n° 5906, numérisé sur Gallica.
31. Sur cet aspect de son œuvre, voir Enea Balmas, « Guillaume Guéroult traducteur des Psaumes », Revue d’Histoire Littéraire de la France 67 (1967), p. 705-725, ainsi que Marc Honegger, Les chansons spirituelles de Didier Lupi et les débuts de la musique protestante en France au xvie siècle. Thèse de Lettres : Paris, 1971.
32. Sur Marguerite de France et les évangéliques, voir Rosanna Gorris-Camos, « “Pia recivitrice di ogni cristiano” : poésie, exil et religion autour de Marguerite de France, duchesse de Savoie », dans C. Lastraioli et J. Balsamo (éd.), Chemins de l’exil, havres de paix : Migrations d’hommes et d’idées au xvie siècle, Paris : Champion, 2009, p. 177-223.