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RENAISSANCE, J’ÉCRIS TON NOM PAUL VIALLANEIX (1925-2018)

« Ce n’est pas si facile de devenir ce qu’on est, de retrouver sa mesure profonde. » Ceux qui ont accompagné Paul Viallaneix au cimetière de Seilhac le 8 août dernier, sous un « ciel gorgé de chaleur » comme ceux de Noces, auraient pu songer à cette phrase d’Albert Camus, car celui que l’on portait dans la tombe avait sans aucun doute atteint cette intime et rare adéquation avec lui-même, si ardue pour tout un chacun à « retrouver ». Et son départ conduisait les uns et les autres à se mesurer à cette gageure que lui-même avait si bien tenue.

Au premier coup d’œil Paul Viallaneix faisait bloc – un bloc de présence solaire et bienveillante. Quelque élégante qu’ait été sa tenue et courtoise son expression, son assurance venait d’ailleurs, de bien plus profond que des grandeurs d’établissement. Michelet l’aurait peut-être comparé à l’une des roches de granit de l’Auvergne, portant toujours la marque du « feu central ».

On l’avait vu, toujours juvénile à plus de quatre-vingts ans, arpenter la Montagne Sainte-Geneviève et s’emballer pour tel livre nouveau ou pour telle œuvre qu’il s’était mis à relire, prendre feu pour un article qui lui paraissait tenir un discours vrai dans un contexte politique plutôt confus, se réjouir de participer aux travaux des jeunes chercheurs envers qui il faisait toujours preuve de générosité. On ne voulait pas croire que cette présence tutélaire pourrait un jour manquer à l’appel tant on en avait profondément besoin.

Le Corrézien

Paul Viallaneix aimait se raconter, non par narcissisme, mais parce qu’il pensait que toute existence ne vaut que par le tissu de rencontres, d’attachements, de hasards et de prédestinations qui l’élargit et la relie à son temps et à ce qui déborde son temps. Ses racines corréziennes lui tenaient particulièrement à cœur, comme un foyer qu’il n’aurait jamais quitté et qui l’incitait pourtant à partir à la découverte puisque de toutes façons, disait-il, il retrouvait des Corréziens partout ! Pierre Bergougnioux, Jean-Marie Borzeix, la pharmacienne du haut de la rue Soufflot, l’écrivain Alain Galan, et tant d’autres. La rencontre de ces pays si divers le réjouissait en lui prouvant qu’il était possible d’explorer le monde tout en gravitant vers ses origines. Ses quartiers de noblesse corrézienne, Paul les devait à ses grands-parents, paysans et artisans, et à ses deux parents l’un et l’autre instituteurs, qui s’étaient rencontrés à Meymac avant d’obtenir un poste double dans un bourg du plateau de Millevaches, Pradines. La fierté qu’il ressentait de ces origines régionales tenait en fait plus à la France de la IIIe République et à la nouvelle dignité donnée par ce régime aux départements de la France rurale qu’à l’idée d’un fief patrimonial. La Corrèze qu’aimait Paul était celle à qui l’École de la République permettait de s’illustrer, de se dire, d’essaimer, de participer à la vie nationale sans avoir comme au temps de Balzac à renier le « provincial » que l’on était. Dans les villages corréziens on se sentait aussi citoyen du monde. Et Paul évoquait souvent le souvenir d’avoir été emmené par son père, républicain militant, au col du Perthus en 1939 pour assister à la Retirada des républicains espagnols, pour contempler la mort dans l’âme la longue cohorte des vaincus affluant de l’autre côté des Pyrénées.

Le Résistant

La vie de Paul Viallaneix fut ensuite forgée par la Seconde Guerre Mondiale, et comme celle de ses amis Claude Duchet et Max Milner trempée au feu de la Résistance. La guerre l’avait trouvé lycéen à Tulle, où il passa le bac en 1942. Le fait qu’elle ait éclaté au moment où il découvrait avec l’âme affamée d’un adolescent de seize ans toute la richesse du monde intellectuel et qu’elle ait été une expérience intimement liée à ses études, a certainement ancré très fortement en lui la conviction qu’aucune spéculation abstraite ne valait détachée de l’action et de l’engagement que celle-ci présuppose. Il racontait volontiers les circonstances dans lesquelles sa professeure de lettres, Jeanne Lac, à la fin de l’année scolaire 1939-1940, au moment même où l’occupation allemande s’installait, lui avait remis le Tableau de la France de Michelet, avec la dédicace Non solum in memoriam, sed etiam in spem. Le jeune Corrézien était ensuite devenu khâgneux à Louis-le-Grand en octobre 1942 et avait suivi les cours de Jean Guéhenno avant que celui-ci ne soit révoqué par le gouvernement de Vichy. La France restait pour lui une espérance plus haute que l’entrée à l’École Normale, et en 1943, pendant son année de khâgne, il quitta Paris pour rejoindre l’un des maquis de Corrèze. De novembre 1943 à septembre 1944, il fit partie des corps francs de Tulle. D’avoir ainsi participé à un moment de l’histoire du monde marque une vie. On ne peut s’empêcher de penser que l’exceptionnelle énergie de Paul, ou plutôt l’exceptionnelle durée de son énergie, découlait de ce dévouement juvénile, de cette expérience d’avoir ainsi résisté et risqué sa vie pour libérer son pays d’un joug atroce, d’avoir affronté la peur et placé au dessus de son intérêt propre le droit de l’humanité.

Un universitaire d’après-guerre

Formé à Louis-le-Grand et à l’École normale supérieure d’Ulm, où il entra en 1946, par des maîtres héritiers de la tradition lansonienne, Paul Viallaneix s’est trouvé dans l’après-guerre participer au grand mouvement d’invention et de refondation intellectuelle qui a produit tant de noms connus, de diverses manières, pour avoir illustré la pensée et la création françaises. Au cours de ses études, il avait côtoyé des personnalités aussi différentes que Pierre Gripari, dont il aimait à évoquer la fantaisie, ou Jacques Derrida, que lui avait fait redécouvrir en 2010 la biographie de Benoît Peeters. Il connaissait aussi Éric Rohmer, originaire comme il se doit de Tulle, et son frère le philosophe Raymond Scherer. À l’Université de Clermont, il avait été le collègue de Michel Foucault et de Michel Serres.

Évoquer tous ces noms rappelle que Paul Viallaneix appartenait à une génération d’universitaires assez différente de celle d’aujourd’hui. Moins soumise à la pression du publish or perish, peut-être parce que celle-ci n’existait pas encore, mais aussi parce que les intellectuels d’alors ne l’auraient pas admise. Travailler beaucoup, écrire modérément, et seulement lorsque l’on en sentait la nécessité, aimer la pensée pour la partager et pour la transmettre semble avoir été alors l’éthos universitaire dominant. À la faveur des premières équipes de recherche mises en place dans les années 1970, les enseignants-chercheurs de cette époque découvrirent les vertus de l’expérimentation et de la réflexion collective, et furent conduits progressivement à abandonner la position mandarinale pour la discussion fraternelle, franche et libre, parfois vive, au sein de nouveaux espaces de pensée, et pour s’ouvrir aux autres disciplines, notamment aux sciences humaines. Tout cela ressort de la carrière de Paul telle qu’il l’évoquait, et donne à celle-ci la couleur d’une aventure de plusieurs décennies, intensément vécue, une aventure tissée de rencontres (des liens avec Camus, la fréquentation de Lucien Febvre, Malraux le convoquant pour lui parler d’une exposition sur Michelet, une visite à Heidegger) et de créations. Ainsi, avec Jean Ehrard, Jacques Droz et d’autres historiens, Paul Viallaneix fonda le Centre de Recherches Révolutionnaires et Romantiques de l’Université de Clermont, qui donna une impulsion remarquable aux études dix-neuviémistes. Le premier colloque organisé par le Centre, en 1975 – peut-être en mémoire d’André Monglond, grand spécialiste du préromantisme de l’amitié de qui Paul s’honorait – fut consacré à « Qu’est-ce que le préromantisme ? ». Parallèlement, Paul Viallaneix avait participé à la fondation de la Société des Études romantiques, dont il fut le secrétaire général, de 1968 à 1978. La revue Romantisme, organe de la SER, le compta parmi ses contributeurs et les membres de son conseil de rédaction. L’Université de Clermont fut un deuxième point d’ancrage, après la Corrèze, et comme elle un ancrage qui lui servit à prendre son essor. Paul sut développer brillamment sa carrière dans cet établissement, de 1952, année où il y fut nommé assistant à 1985, date à laquelle il prit sa retraite pour se consacrer à l’hebdomadaire Réforme. Ses liens avec la communauté internationale de la recherche en lettres et en histoire étaient nombreux et il fut membre du Churchill College de Cambridge et du St Antony’s College d’Oxford.

Michelet ou « l’héroïsme de l’esprit »

Après avoir entendu parler de Michelet par l’un de ses professeurs de khâgne, Roger Pons, Paul consacra son mémoire de maîtrise à « L’idée de peuple dans la pensée de Jules Michelet », sous la direction de Maurice Levaillant. Ayant obtenu l’agrégation de Lettres classiques en 1949, il s’inscrivit la même année en thèse à la Sorbonne avec René Jasinski, et le projet d’approfondir le sujet qu’il avait commencé de traiter en maîtrise. Il soutiendra cette thèse en 1959, devant un jury auquel participaient notamment Vladimir Jankélévitch, Jean Fabre et René Pintard. Sa thèse complémentaire consistait en l’édition critique des écrits de jeunesse de Michelet.

Avec ces deux ouvrages vite devenus des livres (La Voie royale ou l’idée de peuple chez Delagrave et les Écrits de Jeunesse chez Gallimard, tous les deux en 1959), Paul Viallaneix inventait un nouveau Michelet. D’abord parce qu’il s’était vu confier l’édition des papiers personnels de l’historien restés jusque-là sous scellés, mais aussi parce qu’il sut sans renier en rien la lecture historienne de Michelet élargir la réception et la compréhension de cet auteur. Au moment où Roland Barthes avec son Michelet révélait toutes les potentialités « modernistes » de l’historien, Paul Viallaneix, par un travail plus érudit et plus nourri du contexte dans lequel l’auteur avait écrit, révélait à travers son essai sur la notion de peuple la dimension philosophique, politique et sociale en même temps que la complexité toute « littéraire » de l’œuvre de Michelet.

Dans ce qui liait Paul Viallaneix à Michelet, il y avait le républicanisme, le sens de l’histoire et de la solidarité des générations, le sentiment de la patrie, l’idéalisme et le spiritualisme, mais plus que tout encore « l’héroïsme de l’esprit1 », cette confiance en l’énergie spirituelle qui permet d’entreprendre une grande œuvre, et d’aspirer à ressusciter l’objet auquel on la consacre. Au long de plusieurs décennies, Paul Viallaneix a accompli un travail majeur d’éditeur et de critique, rendant accessible le massif inconnu du journal intime de l’historien (4 vol. parus chez Gallimard entre 1959 et 1976, les deux derniers édités par Claude Digeon), dirigeant une édition génétique de ses Œuvres complètes chez Flammarion (14 volumes parus et 6 non parus), éditant les Cours au Collège de France (2 volumes chez Gallimard, en collaboration avec I. Tieder et O. Haac, en 1995), et mettant enfin les connaissances accumulées au fil de toutes ces années au service d’une biographie extrêmement précise, qui retrace « les travaux et les jours » de Jules Michelet (Gallimard, 1998). L’interruption de la publication des Œuvres complètes de Michelet par la maison d’édition Flammarion à la fin des années 1980, alors même que le travail scientifique avait été mené à bien entièrement, est restée longtemps pour Paul une plaie vive. Aussi est-ce avec une joie sans mélange qu’il a accueilli le projet de réédition de l’Histoire de France dont vint lui parler à la fin de 2007 Olivier Frébourg, le directeur des Éditions des Équateurs. Le succès de la réédition, dont un nouveau tome parut tous les mois du début de 2008 à la mi-2009, le réconforta tout en lui donnant le sentiment, à travers l’accueil chaleureux des médias, d’un Michelet encore bien vivant et toujours important dans le siècle qui venait de naître.

Réforme et Renaissance

Héritier par ses parents d’une laïcité qui se voulait porteuse de valeurs universelles, Paul Viallaneix se tourna vers le protestantisme au début des années 1950, son mariage avec Nelly Roux, agrégée de philosophie qui deviendra professeure des universités et spécialiste de Kierkegaard, ayant sans doute compté dans cet autre engagement spirituel. L’attachement de Paul pour la Réforme contribua certainement à faire du xvie siècle son époque de prédilection, plus sans doute encore que le xixe siècle. Il faut dire qu’il en portait en lui la verdeur et l’énergie, et que l’on imagine sans peine qu’il s’y reconnaissait. Ce goût ne se traduisit pas en livres mais dans son enseignement. À partir du début des années 1950, il donna régulièrement pendant deux décennies des cours d’agrégation à l’École Normale, sur les auteurs du xvie aussi bien que du xixe siècle. Son premier cours d’agrégation, consacré à Marguerite de Navarre, fut donné à Sévigné, pour remplacer Philippe Van Tieghem alors malade.

L’adhésion de Paul à la foi de la Réforme s’enracinait également dans une sympathie existentielle pour la Renaissance, dont il fut lui-même si l’on peut dire l’un des représentants hors du temps. De la même façon que Michelet, au fond du désespoir de 1853, avait trouvé dans la Renaissance l’espoir d’une reverdie éternelle de l’histoire, Paul aimait cette époque qui portait le nom d’une promesse, d’une énergie, d’une lumière. Il en aimait les poètes, la jeunesse et la musique de leur langue, leur célébration de l’amour et des fleurs, lui qui avait toujours goûté au moins autant que les livres les jardins, la beauté et la vie. S’il avait senti tout ce que la prose de Michelet porte en elle de poétique, c’est aussi qu’il ne s’était jamais séparé de la poésie, de la Pléiade à Vigny et Supervielle, à qui il a consacré deux livres, un Vigny par lui-même aux éditions du Seuil en 1964, et Le Hors-venu ou le personnage poétique de Supervielle, chez Klincksieck en 1972.

Foi en l’auteur

À contre-courant de ceux qui, au moment où il écrivait La Voie royale, construisaient une nouvelle critique sur la mort de l’auteur, Paul Viallaneix a fondé tous ses travaux sur la conviction que l’auteur, son expérience existentielle, était le foyer de l’œuvre. Il n’est pas étonnant que son dernier livre ait été une biographie ni qu’auparavant il ait contribué avec son Vigny à la collection « Écrivains de toujours » (qui liait intimement l’auteur à son œuvre) car sa lecture des grands textes ne séparait jamais l’engagement éthique et l’attitude de l’auteur devant la vie du processus de la création. Sa critique, assez proche en cela de celle d’un Georges Poulet, recherchait la forme ou l’idée en laquelle se rejoignaient un choix existentiel et un parti-pris poétique : le peuple chez Michelet, le silence chez Vigny. C’est sans doute pour cette raison aussi qu’il portait une grande admiration à Camus, dont toute l’écriture, portée par un engagement profond de l’être, est pensée vécue.

Homme de foi et d’ouverture, Paul Viallaneix savait aussi emporter les plus jeunes par la confiance qu’il exprimait en leurs possibilités, par la ferveur avec laquelle il parlait de ce que leurs travaux lui avaient apporté, par son enthousiasme à voir la recherche refleurir à travers leurs nouvelles initiatives. Quelle que soit la mélancolie de l’avoir perdu, son souvenir réveillera toujours l’élan communicatif de sa joie.

Paule Petitier

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1. Formule de Michelet choisie par Paul Viallaneix pour intituler un inédit publié par ses soins en 1973. Cet inédit est une rédaction antérieure de la Préface de l’Histoire de France de 1969 (on peut le lire dans le volume IV des Œuvres complètes de Michelet, Flammarion, 1974, p. 31 à 42).