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Jeanne Huc-Mazelet, Je suis moi, ils sont eux. Lettres et journal d’une gouvernante à la cour de Russie, 1790-1804

Ethno-Doc, Éditions d’en bas, 2018, 257 p.

À la fin du xviiie siècle, et cela se prolonge au siècle suivant, le Pays de Vaud exporte largement précepteurs et gouvernantes suisses à la Cour de Russie. Beaucoup ont laissé des témoignages sous forme de récits ou de correspondances, au point qu’aujourd’hui est lancé un projet d’histoire croisée à la fois en Suisse et en Russie, entre les sections d’histoire des universités de Lausanne (UNIL) et de Lomonossov de Moscou, afin de rassembler les écrits épars. Ce livre en est un exemple. Il se compose d’extraits de lettres et de morceaux d’un Journal tenu par une de ces gouvernantes de grande-duchesse.

Pourquoi autant de Suisses en Russie ? À cette époque d’« Europe française au siècle des Lumières », il fallait parler français, la langue des élites, la langue diplomatique. Les Suisses de l’ouest étaient francophones, ils parlaient peut-être un français moins pur, mais ils présentaient l’avantage d’être calvinistes, de pouvoir donner une éducation protestante. Or le plus grand nombre de mariages de la cour russe orthodoxe se faisaient avec des cours allemandes protestantes. Enfin, en cette fin du xviiie siècle, des Français pouvaient être contaminés par des idées révolutionnaires. La Suisse au contraire donnait l’image d’un pays calme, simple et pastoral.

L’impératrice Catherine II s’intéressait particulièrement à l’éducation. Elle avait créé de nombreuses écoles, et plus particulièrement un établissement pour les jeunes filles de bonnes familles dans le couvent Smolny. C’est elle qui avait choisi, pour ses deux petits-fils aînés, Alexandre et Constantin, leur précepteur, Frédéric-César de La Harpe, un avocat vaudois ayant fait ses études de droit à Tübingen. La Harpe ne se présentait pas comme un simple professeur, mais comme un « guide des princes » chargé d’en faire des hommes éclairés. Pendant onze ans, il enseigne à Alexandre, futur Alexandre Ier, des principes libéraux, le sens de la justice, le souci de ses peuples. Alexandre et Constantin sont les aînés des dix enfants du Prince Paul (fils de Catherine II) et de la Princesse Marie. Derrière eux, cinq filles pour qui il faut des gouvernantes. Catherine demande à La Harpe de lui trouver des « bonnes filles… qui aient la simplicité de leur patrie » pour les grandes-duchesses Hélène (6 ans), et Marie (4 ans). Fin 1789, La Harpe s’adresse à un de ses amis de Morges, le landamann (président du gouvernement cantonal) Henri Monod. Celui-ci lui recommande sa cousine Esther (1764-1844) et une amie de sa sœur, Jeanne Huc-Mazelet (1765-1852). Les deux jeunes filles, munies de leur passeport et d’un certificat de bonnes mœurs, partent à la fin du printemps 1790, prennent la voie terrestre et arrivent à Saint-Pétersbourg début août. Elles voyagent accompagnées d’une femme de chambre et d’un cousin de 25 ans, Jean Monod, le futur pasteur de Copenhague et de Paris. Toutes les conditions matérielles de leur voyage et de leur séjour russe ont été réglées entre La Harpe et Henri Monod. Chacune est attachée à une grande-duchesse, Esther à Hélène et Jeanne à Marie. Les deux jeunes filles ont reçu une très bonne éducation, mais ce ne sont pas des savantes. Elles doivent apprendre à leur princesse le français et le savoir-vivre. Pour les différentes matières, des précepteurs sont engagés qui se succèdent au cours de la journée. Néanmoins, Jeanne emprunte des livres à La Harpe et relit l’Émile, tandis qu’Esther rédige un Journal éducatif où elle note aussi bien les progrès de son élève que son comportement. Les gouvernantes assistaient aux leçons des professeurs, et l’on peut en conclure que ces leçons devaient aussi leur être profitables ! Toutes les gouvernantes des princesses sont placées sous l’autorité d’une comtesse balte assez rigoriste, Charlotte de Lieven, dont la belle-fille sera la brillante princesse de Lieven, égérie de Guizot.

Ce livre n’est issu que des écrits de Jeanne dont il donne des extraits significatifs. Elle raconte ce qu’elle voit de la cour de Russie dont les gouvernantes sont à la fois très proches, surtout quand la famille impériale est installée à la campagne dans un des palais voisins de la capitale, et lointaines du fait de leur sujétion sociale. Cependant elles ont une situation privilégiée au milieu de la vingtaine de personnes subalternes qui gravitent autour des petites princesses. Jeanne ne parle qu’incidemment de leurs servantes et donne peu de détails sur leur vie quotidienne, les repas, leur linge… Elle cite le perruquier qui vient la coiffer. Selon les palais qu’elles habitent elles ont un appartement plus ou moins grand, avec un salon où elles peuvent recevoir, à des repas ou au thé, des membres de la petite communauté suisse de Saint-Pétersbourg qui les accueille également à des dîners et à des bals.

Pendant ce séjour russe, la Révolution éclate en France, avec ses répercussions sur le Pays de Vaud. Jeanne s’en inquiète ; elle réclame des nouvelles, mais seulement des « faits », surtout pas de commentaires personnels qui pourraient être mal interprétés, car ses lettres sont souvent ouvertes, les cachets sont brisés. À la suite de la mort de Louis XVI, Catherine II exige un serment de fidélité à la monarchie et à la religion, de la part de la communauté française résidant en Russie qui regroupe environ 2 500 personnes. Une centaine d’entre elles quitte alors le pays. Jeanne s’inquiète beaucoup pour son frère qui, à cause des événements, renonce à aller faire ses études de médecine à Montpellier. Elle s’inquiète aussi pour ses parents vieillissants, à qui elle propose une aide financière car, grâce à des amis, elle a pu transférer ses économies à Morges. Souvent elle est saisie par la nostalgie de son pays natal. Sa famille lui manque au point qu’elle déprime parfois. Elle se demande si son exil en vaut la peine : « Je me dis que j’aurai gagné mon pain quand je n’aurai plus de goût à le manger. » Dans pratiquement toutes ses lettres elle se plaint du manque de correspondance de la part de sa famille. Elle en a besoin pour supporter son exil : « Écrivez-moi souvent afin que nous vivions un peu ensemble. » Chaque lettre met au moins deux mois pour lui parvenir. Elle pense que, quand sa princesse aura 13 ans, elle pourra rentrer en Suisse ; elle serait restée sept ans. En fait, elle va rester quatorze ans car elle doit attendre le mariage de son élève qui n’aura lieu qu’en 1804.

Les gouvernantes vivent très proches les unes des autres. Mais les relations se distendent quand deux d’entre elles se marient, notamment Esther Monod. Elle épouse un Genevois, Simon Rath, capitaine dans l’armée russe depuis 1788 ; bientôt il sera nommé colonel, puis général. Le mariage est célébré le 12 décembre 1796 en l’église réformée de Saint-Pétersbourg. À cette occasion, Esther reçoit 9 000 roubles et Simon Rath est fait aide de camp du grand-duc Alexandre. Esther reste gouvernante de sa princesse jusqu’à son mariage avec le prince de Mecklembourg-Schwerin en 1799 et Jeanne peut remarquer combien il est difficile d’être mariée quand du matin au soir on ne peut quitter son élève. Comment « servir deux maîtres » ? Lors de ce mariage, Esther reçoit en récompense de ses services le domaine de Rujen, en Livonie, soit 14 000 ha, auxquels sont attachés 600 serfs. Quand ce sera son tour, Jeanne, quant à elle, optera pour une pension et un capital qui lui permettra de s’acheter, près de Morges, une maison de campagne. Elle est restée célibataire.

Ce qui a aidé Jeanne à « tenir » pendant ces quatorze ans, c’est l’amour et l’admiration qu’elle porte à celle qu’elle nomme « ma princesse », cette petite fille intelligente, sensible, affectueuse dont elle a été la vraie mère. Dans ce livre, on trouve quelques billets que Marie enfant lui envoyait. Quand en 1804 Marie épouse le prince de Saxe-Weimar-Eisenach et que Jeanne retourne enfin en Suisse, la douleur de la séparation les atteint toutes les deux. Marie lui écrit des lettres poignantes de chagrin. Elles continueront à s’écrire, à se rencontrer car Jeanne ira plusieurs fois à Weimar retrouver sa « chère élève ». Cette affection est un exemple des liens qui peuvent se nouer entre une princesse et sa gouvernante, ce qui semble démentir l’expression que Jeanne avait employée « Je suis moi, ils sont eux ».

Gabielle Cadier-Rey