Lionel Laborie, Enlightening Enthusiasm. Prophecy and Religious Experience in Early Eighteenth-Century England
Manchester : Manchester University Press 2015, 272 p.
Le temps des Lumières – comme l’évoquent les recherches des dernières décennies – cherchait à unifier ou à réconcilier religion et raison, religion et sciences. À l’exception de quelques philosophes radicaux, la majorité des protagonistes des Lumières avaient l’intention d’expliquer le monde tel que Dieu l’avait créé – en découvrant les lois naturelles qui étaient les lois de Dieu. La même époque, pourtant, le long xviiie siècle, donc la période entre la deuxième moitié du xviie et la fin du xviiie siècle, voit naître de nouveaux protestantismes, des protestantismes évangéliques, parfois « enthousiastes », qui se veulent porteurs de la volonté de Dieu, qui sentent et entendent le Saint Esprit dans leurs convulsions spirituelles et corporelles, qui annoncent des prophéties, le retour glorieux du Christ : les Quaker, piétistes luthériens et calvinistes, les French Prophets, frères moraves, méthodistes, et maints autres. Certains d’entre eux sont considérés comme l’antithèse de la raison et des Lumières. Dans la perspective de ces protestantismes évangéliques, la Réforme est restée inachevée, le message de l’Évangile n’a pas été bien entendu. Dans la perspective des Églises établies, ces évangéliques pourraient représenter une (nouvelle) perte de contrôle des institutions ecclésiastiques, des théologies aberrantes, du blasphème, de l’hérésie ou encore une « maladie du corps social ». De nouveaux troubles religieux pourraient en résulter, l’ordre du monde risquerait d’être à nouveau perturbé. En même temps, ces mouvements évangéliques pourraient très bien servir les États impériaux dans leurs objectifs de coloniser et d’évangéliser le « nouveau monde » : Quaker, piétistes de Halle et frères moraves en Pennsylvanie ou bien frères moraves et labadistes au Surinam – pour ne nommer que quelques exemples de l’« utilité » de ces protestants évangéliques qui incitait à les « tolérer » (au sens moderne) dans certains contextes.
Enlightening Enthusiasm. Prophecy and Religious Experience in Early Eighteenth-Century England traite d’un groupe de protestants évangéliques issus du calvinisme clandestin qui s’était établi dans le sud de la France après la révocation de l’Édit de Nantes en 1685. Lionel Laborie suit ce groupe d’« enthousiastes » de la révolte des Camisards (1702-1710) (chapitre 1) à l’exil en Angleterre (chapitre 2). Il reconstitue leur réseau trans- et international et les médias du mouvement (chapitre 4), leur théologie et leurs pratiques religieuses (chapitre 3), la contre-propagande, les scandales et les procès qui les ont entourés (chapitre 5).
Traités de « prosélytes » et de perturbateurs par les Églises huguenotes en Angleterre, persécutés par l’Église anglicane, ces « prophètes » ont suscité une myriade de pamphlets en Angleterre au début du xviiie siècle, tandis qu’en même temps on comptait parmi leurs sympathisants des personnalités tels que Daniel Defoe, Jonathan Swift, Lord Shaftesbury et Isaac Newton.
Tandis que le premier chapitre, The origins of French Prophets, inclut certains lieux communs que les recherches des dernières décennies sur les huguenots en France ont déconstruits (par exemple, p. 17, manquent les travaux de Marianne Carbonnier-Burkard, Hubert Bost, Didier Boisson, Hugues Daussy et maints autres), le deuxième chapitre montre très bien comment ce petit groupe d’enthousiastes s’est intégré dans des cercles londoniens, sympathisants avec les idées millénaristes, et comment malgré leur petit nombre ces « prophètes » ont pu susciter une agitation et une contre-propagande considérable. Le chapitre traite de leur attitude envers le baptême, le mariage, le salut éternel, l’eucharistie, les visions, les obsessions, les miracles et les prophéties. En suivant et en s’intégrant dans une certaine mesure dans le mouvement et les traditions quaker, les French Prophets – au moins durant quelques années – réintroduisirent l’« enthousiasme » et des pratiques religieuses spirituelles et corporelles perturbantes en Angleterre et provoquèrent de violentes réactions tant de la part de leurs sympathisants que de leurs adversaires. Dans ce contexte, on aurait souhaité une réflexion plus approfondie sur les adversaires huguenots des French Prophets, le statut d’étrangers et des Églises étrangères en Angleterre et les traditions anglaises de l’« anti-French ». Le chapitre le plus curieux et peut-être le plus intéressant est celui sur la « médicalisation » (6), sur la stigmatisation croissante de l’« enthousiasme » comme maladie du corps social. Ceci introduit les débats autour des French Prophets dans le contexte des relations entre religion et sciences, le « mariage » entre religion et raison, la relation entre Lumières, sciences et religion – mais aussi entre religion, sciences et pouvoir. Comment religion, corps, cerveau et âme se relient l’un à l’autre ? Qui doit régner dans quel domaine ? Qui doit exercer le contrôle ?
Bien que ce livre bien écrit soit un plaisir, on aurait souhaité un peu plus d’intégration du sujet dans les contextes plus larges de l’époque auxquels certains chapitres font allusion et dont parle l’auteur dans son introduction et surtout dans sa conclusion : dans quelle mesure les French Prophets sont-ils typiques de l’« enthousiasme » du temps des Lumières, d’autres mouvements évangéliques ? Ces groupes « enthousiasmés » sont-ils le darker side des Lumières – à l’instar de l’ésotérisme de l’époque, comme l’ont montré Monika Neugebauer-Wölk et Markus Meumann ? Comment replacer les French Prophets dans l’histoire de la religion, des sciences, du pouvoir et du contrôle de l’âme et du corps, dans la longue histoire de la Réforme qui est toujours à la fois une histoire religieuse, sociale, politique et économique ? Bien que le sujet s’intègre très bien dans les nouvelles approches relatives au religious landscape du xviiie siècle, on aurait souhaité plus de mise en valeur de ce petit groupe de French Prophets pour la revalorisation des groupes évangéliques et leurs missions religieuses et économiques dans une perspective nationale, impériale et globale.
Susanne Lachenicht