Max Engammare, Prêcher au xvie siècle. La forme du sermon réformé en Suisse (1520-1550)
Genève : Labor et Fides, 2018, 270 p.
Cet ouvrage, fruit d’une recherche financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique, est d’une grande érudition et d’une grande originalité. Il peut paraître étonnant de souligner le caractère original d’une étude sur la prédication, alors que Max Engammare a écrit sur l’invention la ponctualité à l’époque moderne, sujet a priori bien plus exotique. Pourtant, si la prédication de l’Évangile est au cœur du processus de réformation et peut sembler un sujet rebattu (avec l’administration pure des sacrements, il s’agit même d’une des deux seules marques de l’Église), la forme même du sermon au xvie siècle a été très peu étudiée, a fortiori pour en dégager des modèles et une typologie. C’est bien ce que l’auteur nous livre ici, après des années de recherches sur des sources manuscrites (ce qui est à souligner), avec une maîtrise des langues vernaculaires et bibliques qui est impressionnante et force le respect.
Les deux principaux types de sermons (si l’on met de côté celui du lectionnaire, partiellement conservé par les luthériens) sont présentés de façon claire et savante, avec notamment la prédication par lectio continua, perçue comme conforme au modèle de l’Église primitive, souhaitée par Zwingli, Calvin et Bèze, mais qui n’est pas conservée partout dans le monde réformé, puisque très vite à Zurich et un peu moins vite à Bâle s’impose le modèle topique, celui des loci communes développé par Érasme et Melanchthon. Évidemment, il existe des combinaisons de ces deux modèles, à l’image de ce que l’on retrouve dans la plupart des Églises réformées de France jusqu’au xviie siècle, avec une lectio continua de base interrompue en quelques occasions annuelles ou extraordinaires. L’auteur ne prétend évidemment pas rentrer dans les détails de cette comparaison, qui serait sans doute très utile dans la perspective d’une histoire plus globale des discours en chaire.
Pourquoi se concentrer précisément sur ces trente ans (1520-1550) ? C’est qu’il s’agit d’une période de foisonnement des pratiques. Les discours théoriques sur la composition des sermons sont rares durant cette période, et les lieux de formation n’existent pas encore, du moins ils n’ont pas encore produit une standardisation des pratiques. Cela ne veut toutefois pas dire que les prédicateurs soient totalement libres, mais il faut trouver ailleurs les mécanismes de choix des modèles, par exemple dans le lien avec la question des calendriers liturgiques (ou de leur abolition) et des liturgies en général. Pour trouver réponse à toutes les questions que ces problèmes posent, le lecteur voyage de ville en ville, ce qui permet de bien voir les tropismes locaux.
Après un premier chapitre sur le rôle précurseur d’Érasme et de Melanchthon dans la réflexion sur la forme des sermons, c’est vers Bâle que l’on tourne le regard. Passée à la Réforme en 1529, la ville d’accueil d’Érasme constitue dans bien des domaines un modèle réformé particulier, qui a peut-être été trop souvent éclipsé chez les francophones, alors que son rayonnement a laissé des traces aussi profondes qu’inconscientes. L’un des apports majeurs de cet ouvrage consiste dans sa réévaluation. Dès 1526 la prédication réformée y est autorisée par le pouvoir civil, et l’on suit dans le détail les évolutions complexes de la forme des sermons. Le principal réformateur bâlois, Œcolampade († 1531), prêche essentiellement à la fin de sa vie selon la forme de la lectio continua, après avoir longtemps usé d’un lectionnaire et de la prédication topique. Le contexte local est déterminant pour comprendre l’enchevêtrement des influences : l’ordonnance de 1529 qui introduit définitivement la Réformation maintient l’idée d’un calendrier liturgique, scandé par certaines fêtes, ce qui permet finalement aux prédicateurs d’user de différents modèles de façon très souple.
À Zurich, la rupture a été en apparence plus radicale : le geste fondateur du monde réformé, moins célèbre que celui de Luther le 31 octobre 1517 mais tout aussi symbolique, est l’interruption par Zwingli de l’ordre des lectures ecclésiastiques de l’année, le 1er janvier 1519. Il commence à prêcher sur des livres bibliques verset par verset, principe même de la lectio continua. Il impose ce principe en chaire et dans la Prophezei, premier lieu d’un enseignement standardisé pour les aspirants au ministère pastoral et d’une juste interprétation de la Bible par la prophétie. Si, après Zwingli, Bullinger et surtout Leo Judd font évoluer les pratiques de certains vers des lieux communs, voire vers une sorte de lectionnaire sans le nom, la figure tutélaire du réformateur reste puissante et on y revient explicitement au xviie siècle. À Zurich, le modèle semble finalement être celui de fêtes chrétiennes qui interrompent (rarement) les prédications suivant l’ordre d’un livre biblique.
Le regard se porte ensuite sur Berne, dont le passage même à la Réformation détonne, en l’absence de grandes figures de réformateurs, laissant peut-être encore plus de place aux autorités politiques, surtout en matière disciplinaire. La liturgie bernoise, établie dès 1529 et prévoyant trois cènes annuelles, ne conserve pas les jours de fête, mais la prédication ne change pas nécessairement en fonction de cela. De fait, aucun modèle n’est imposé et une belle collection de sermons manuscrits de la période permet de constater la coexistence d’éléments venus des trois grands modèles « purs » déjà cités : comme à Bâle ou à Zurich, mais dans des conditions politiques et sociales différentes, on peut observer des séries interrompues par des événements plus ou moins récurrents.
C’est à Genève, étape suivante de ce voyage, que la révolution de la prédication est en apparence la plus radicale. La rupture est brutale, entre 1532 (premier sermon évangélique) et 1536 (adoption définitive de la Réforme par le Conseil général), et c’est sans doute cette brutalité qui permet une politique de « table rase » en matière de liturgie et de sermons, mais aussi l’arrivée de réformateurs venus de l’extérieur. Calvin est évidemment le plus important (mais pas le seul !), et il a une conception exigeante de la lectio continua, qu’il applique de façon étroite selon le modèle de Jean Chrysostome. C’est l’abolition de toute fête qui le lui permet, même s’il est obligé de transiger sur certains points (comme la nécessité de prêcher sur la Passion pour préparer Pâques), et même s’il doit attendre les années 1550 pour que les principales fêtes mobiles soient célébrées le dimanche suivant. Il s’inspire de Zwingli (les congrégations du vendredi ressemblent à la Prophezei), mais aussi de Bucer.
Une dernière série d’analyses concerne des villes romandes passées à la Réforme, surtout Neuchâtel et Lausanne, où se posent visiblement des problèmes méthodologiques plus importants qu’ailleurs pour la représentativité des corpus. On connaît ainsi surtout la prédication de Viret à Genève, ce qui est évidemment déformant pour analyser ce qu’il fait dans le Pays de Vaud sous administration bernoise.
Si le plan choisi s’affranchit volontairement de la chronologie (ainsi, en zone francophone, Neuchâtel passe à la Réformation avant Genève), il ne permet pas toujours les comparaisons et force l’auteur à des digressions dispersées sur certains thèmes (par exemple la durée d’un sermon). La conclusion montre un tropisme genevois sinon assumé, du moins marqué, peut-être parce qu’il s’agit du seul cas de révolution liturgique et homilétique radicale. Mais il s’agit là de reproches de détail, car partir des réformateurs aurait sans doute été bien plus aveuglant, et le parcours que suit le lecteur permet au moins de jauger le poids des contextes sociaux et confessionnels locaux.
Voilà donc assurément un ouvrage qui constituera un jalon pour l’histoire des pratiques de la chaire en milieu protestant.
Julien Léonard