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Baptistes et catholiques en France, le choc des différences

2 : Apaisements de 1875 à la veille de Vatican II

Sébastien Fath

GSRL EPHE, PSL / CNRS

Introduction

Jusqu’à la fin du Second Empire, les nouveaux protestants de confession baptiste ont suscité, en France, de vives réactions de défense de la part des acteurs catholiques1. La mise en place de la IIIe République (1875) a changé la donne. Le conflit entre catholiques et protestants perd progressivement de son intensité. Les baptistes bénéficient de ce nouveau climat. L’heure est au repositionnement des acteurs chrétiens face à l’impact croissant de la sécularisation des institutions et des consciences. D’ennemis, baptistes et catholiques se découvrent peu à peu chrétiens, et même « frères et sœurs », en dépit du maintien d’une solide méfiance réciproque.

Une controverse poursuivie moderato

Atténuation ne vaut pas disparition. Jusqu’en 1905, la controverse avec les catholiques reste assez vive. Minorité parmi la minorité protestante française, les baptistes continuent à essuyer parfois les attaques anti-protestantes traditionnelles : on les assimile au « parti de l’étranger », on les présente comme un élément dissolvant de la société, un vecteur de subjectivisme. Les registres utilisés ne sont pas sans renvoyer, mais sur un mode mineur2, au répertoire antisémite. L’Église catholique parvient difficilement à admettre la République qui s’installe. Elle manifeste sa différence, par le discours comme par des actes symboliques3. Les baptistes français, de leur côté, se laissent emporter par l’atmosphère de surenchère protestante qui domine alors, dans l’euphorie de la République triomphante. À l’image de beaucoup de responsables protestants, des pasteurs baptistes estiment que le catholicisme français est à la veille de perdre sa position d’Église dominante, car l’installation définitive de la République profite aux protestants.

Perception trompeuse ! Car bien des Français.es s’affirment toujours « catholiques d’abord4 ». La presse catholique porte encore témoignage d’un antiprotestantisme assez virulent, à connotation politique5. Les baptistes en furent surtout victimes autour de l’affaire de Madagascar6, durant laquelle « les accusations portées contre le protestantisme eurent, semble-t-il, le plus d’écho dans la presse et l’opinion publique7 ». Contestant les droits français sur la Grande Ile au nom de critères de justice, le pasteur cévenol Ruben Saillens, nouvelle figure de proue du baptisme français, décida de prendre fait et cause pour l’émancipation des Malgaches. Il dénonça les visées coloniales de la France, infondées à ses yeux. La posture était audacieuse, presque téméraire, tant le consensus colonial était alors solide. Auteur d’un ouvrage condamnant les prétentions colonialistes de son pays8, accusé de traîtrise envers la nation, il s’attira les foudres de la presse catholique et nationaliste. En dehors de cette affaire particulière, qui eut un retentissement national important, c’est au niveau local que se règlent les différends. L’évangélisation baptiste s’opère désormais ouvertement et dispose de facilités inimaginables sous le régime précédent. Elle constitue plus que jamais une agression aux yeux de certains observateurs catholiques, comme l’évoquent ces deux extraits du journal catholique La Croix des Côtes-du-Nord, transcrits dans le journal baptiste L’Écho de la Vérité. Ils ont trait à l’évangélisation alors menée en 1900 par Julien Sainton en Côtes du Nord :

La foire de la Pentecôte n’a pas été très forte cette année. […] Par contre, cependant, les prédicants anglais avaient, paraît-il, déballé leurs marchandises. Ils vendaient, mais surtout distribuaient gratis et spécialement aux femmes avec leurs boniments ordinaires, à voix basse, leurs brochures. Que trouvait-on ? Les colporteurs anglais protestants9 avaient une autorisation venant de haut-lieu. Il me semble qu’on devrait les traiter comme ils ont traité dernièrement à Jersey nos compatriotes. (1er juin 1900)

À la dernière foire de Saint-Joseph, plusieurs personnes ont fait, paraît-il, de mauvaises affaires […]. Elles ont été trompées par des colporteurs qui leur offraient des « Livres de piété ». Séduites par leurs paroles doucereuses et par le prix, avantageux en apparence, de leur marchandise, sans méfiance aussi pour un livre de religion, elles ont déboursé les trois ou quatre sous demandés. Elles pensaient ainsi faire une bonne acquisition.

Elles en ont fait une très mauvaise, car ces prétendus « Livres de piété » sont tout simplement des bibles protestantes d’origine anglaise. Depuis quelques temps on travaille beaucoup à les répandre dans nos contrées ; mais c’est dans un autre but que celui d’augmenter la foi. Ceux qui les débitent les donnent quand ils ne trouvent pas à les vendre. Un catholique ne doit pas les garder, encore moins les lire ou les prêter : c’est une marchandise qui n’est bonne qu’à mettre au feu. (24 juin 1900)10

Le commentateur baptiste – le pasteur Revel – reprend la plume au terme de l’extrait. Il s’exclame : « Ah ! bons pères, chauds patriotes à la remorque de Rome, que deviendrions-nous si vous étiez au pouvoir ? – Vive la république démocratique et libérale11. » L’heure, pour les baptistes, est à l’optimisme.

« La puissance catholique n’est qu’apparente » (Philémon Vincent)

Nombreux sont les leurs qui pronostiquent un recul rapide du catholicisme, tel le pasteur Philémon Vincent, formé à la Faculté de théologie protestante de Paris (Boulevard Arago) et figure de proue des baptistes du Nord de la France. Quoique formulé en termes mesurés et plus respectueux que ceux de Ruben Saillens12, son anticatholicisme n’en est pas moins robuste :

[…] Chrétiens mes frères, la puissance catholique n’est qu’apparente, elle ne tient plus qu’à un reste d’habitudes et à un reste de préjugés. À nous de saisir l’occasion favorable, d’apporter, de suite, au peuple le vieil et pur Évangile ; à nous de combattre vaillamment sous le drapeau du Christ, et bientôt la victoire restera à l’éternelle vérité13.

Derrière de tels pronostics se profile cependant un apaisement graduel des tensions baptistes-catholiques. Dans le dernier tiers du xixe siècle, les marques de sympathie réciproques sont plus nombreuses dans les sources baptistes. Le pasteur Jean-Baptiste Crétin, pourtant considéré comme la « bête noire » de bien des catholiques en raison de ses talents de controversiste, évoque ainsi, dans son journal de bord, une discussion étonnante avec un curé. La conversation a lieu dans le train14, entre Lyon et Saint-Étienne, à l’automne 1872. Le curé aurait chaudement approuvé l’évangéliste :

En chemin, j’avais en face de moi un gros et vieux curé avec qui j’ai lié conversation sur le temps présent et la grâce, le salut, il a écouté et donné son adhésion à tout. Il m’a demandé où j’étais et qui j’étais. Je lui ai dit que j’étais pasteur. Une dame qui était plus loin s’approcha pour nous écouter, le prêtre n’en continua pas moins à m’approuver15.

La discussion aurait évoqué aussi la libre pensée, contre laquelle l’évangéliste venait d’écrire un traité dont il portait 200 exemplaires à Saint-Étienne. Lors de cet échange, la ligne de partage se décale. La séparation catholiques-protestants s’estompe devant l’opposition des croyants et des impies. Contre l’incroyance, le pasteur et le curé se découvrent tous deux chrétiens d’abord, et alliés de circonstance ! Au cours de son voyage en Italie, vers 1895, le pasteur Aimé Cadot s’extasie quant à lui sur la qualité du prêche d’un curé, tout en dénonçant par ailleurs les erreurs du catholicisme romain – ce qu’un protestant ne pouvait guère éviter de faire, au xixe siècle, lors d’un tel voyage. Il assiste avec son épouse, Harriette, à un mariage catholique vénitien. Il admire le « long et très beau discours » du curé, « à la façon des pasteurs évangéliques » – fort beau compliment dans sa bouche. Le pasteur Cadot apprécie le fond et la forme du discours, trouve au prêtre beaucoup de bonté et n’hésite pas à affirmer qu’il a « beaucoup aimé sa façon simple, naturelle et chrétienne de s’adresser au mari, à la femme et à toute l’assemblée ». Et le pasteur baptiste d’émettre ce commentaire révélateur : « Évidemment, ce prêtre s’est nourri de l’Évangile. Il l’a cité fort à propos16. » Pour un baptiste de la fin du xixe siècle, un curé pouvait désormais effectuer une prédication « évangélique » !

Réciproquement, un prêtre catholique au moins – et certainement pas le seul – s’est reconnu dans le christianisme de Ruben Saillens. Ce dernier savait rengainer ses diatribes anticatholiques sans nuances pour se concentrer sur le kérygme évangélique : sa biographe, plus soucieuse de présenter l’ouverture du personnage que sa rigueur de controversiste, évoque ce courrier d’un curé catholique à l’évangéliste : « J’ai admiré et béni votre largeur d’esprit, car votre christianisme est aussi le mien !17 » Cette décrispation intervient progressivement après la Première Guerre Mondiale, creuset d’une certaine découverte inter-confessionnelle18. Le pronostic protestant, partagé par les baptistes, d’un effondrement du catholicisme s’estompe alors devant le coût de la reconstruction et des progrès de la sécularisation. Cette dernière est d’abord perçue comme une déchristianisation. Elle lance « un immense défi aux Églises », selon le mot de G. Cholvy et Y.-M. Hilaire19. Dès lors, la controverse perd un peu plus de son intensité, mais sans s’éteindre pour autant. Une lecture œcuménique a posteriori, tentée de lisser les relations et de ne retenir que les avancées du dialogue, ne rend pas justice à la réalité des sources. Pour une partie des catholiques, le protestantisme demeure un ennemi. Dans l’entre-deux-guerres, lorsque Jacques Maritain évoque « l’immense désastre que la Réforme […] fut pour l’humanité20 », il ne fait que reprendre une opinion commune.

Sous le « fatras » catholique, une « authentique piété » (Robert Farelly)

Côté baptiste, l’anticatholicisme virulent garda lui aussi ses adeptes tout au long de la période, alimentant les peurs obsidionales21. En Bretagne, il se maintient plus longtemps qu’ailleurs, sans doute alimenté par le climat d’hostilité antiprotestante entretenu par beaucoup de prêtres. Un Georges Somerville (1868-1945), par exemple, est décrit par son petit fils comme « farouchement républicain et tout aussi carrément hostile à tout le clergé catholique22 ». Mais en règle générale, l’hostilité se modère et continue à se nourrir d’une meilleure connaissance réciproque, qui produit des effets qui peuvent aller jusqu’à l’admiration. Ces réflexions de touriste du pasteur Robert Farelly (Église baptiste de Lens) en témoignent, à l’occasion d’un voyage en Alsace où il assiste à un baptême d’un juif converti, en 1933. Toute en grès rouge, la cathédrale de Strasbourg lui inspire ces mots :

[…] Je ne pénètre jamais sans émotion dans une cathédrale. Ce n’est pas seulement ce sentiment d’écrasement ou d’élévation qu’on ne peut manquer d’éprouver devant la masse de l’édifice ou l’audace de ses élans, ou la naïveté de ses sculptures et leur éloquence. Tout cela est merveilleux, sans aucun doute. Mais surtout, je me retrouve participant à l’immense peuple croyant qui a édifié ceci, non pas d’un seul coup, mais génération après génération. Sous un amas de croyances naïves et superstitieuses, sous un indescriptible fatras d’histoires, de légendes imprégnées de surnaturel païen, il y a, je le sens, une profonde et authentique piété23.

Sur la litanie traditionnelle consacrée aux emprunts plus ou moins païens qui caractériseraient la civilisation catholique se greffe ainsi une admiration explicite pour un élan de foi bâtisseur et séculaire24. Au fur et à mesure que la République avance dans le dépassement du « combat des deux France25 » et que la sécularisation travaille lentement les consciences, les angles de la controverse s’adoucissent. On évolue vers des formes de désaccord courtois. L’épreuve de la Seconde Guerre Mondiale puis celle de la Reconstruction accentuent la tendance. En témoigne l’évolution du titre d’un ouvrage de controverse signé par le pasteur Jacques Blocher (1909-1986). Figure de proue du baptisme français post-1945, Jacques Blocher a commencé par publier Le Catholicisme jugé par l’Écriture Sainte26. Ce titre sévère témoigne d’un cadre intellectuel marqué par une conviction de supériorité biblique protestante. Tout en recherchant un certain irénisme, il s’inscrit alors dans la tradition controversiste baptiste (et protestante) de la première moitié du xxe siècle.

Dix ans plus tard, l’ouvrage révisé (et réédité plusieurs fois) de Jacques Blocher s’intitule désormais Le Catholicisme à la lumière de l’Écriture Sainte (1961). L’Église catholique n’est ainsi plus « jugée », mais éclairée par l’Écriture. Les temps changent. Le pasteur baptiste dévoile sur un ton plus modéré les divergences (restées importantes) qui demeurent entre baptistes et catholiques. Sans rien cacher des désaccords, il qualifie de « considérable », en conclusion, le « bilan du patrimoine authentiquement évangélique de l’Église de Rome ». Et juge « non négligeables » « les points sur lesquels les catholiques donnent aux “évangéliques” des exemples à imiter27 »… L’expérience de la guerre de 1939-1945 et l’observation des mutations catholiques jusqu’à Vatican II, ne sont pas étrangère à cette modération croissante. Les rudesses du conflit et de l’Occupation ont fait passer au second plan un certain nombre de divergences. Le sentiment d’une communauté de destin dans la souffrance et la résistance érode les aspérités de la différence confessionnelle. L’expérience vécue par Jacques Blocher dans l’Oflag X B fut à cet égard significative. Sans cacher ses choix doctrinaux et les options qu’il jugeait fondamentales, il entretint des relations suivies et cordiales avec les aumôniers catholiques, allant jusqu’à l’amitié : il apprit notamment l’hébreu à l’aide de l’un des cadres catholiques de l’immense Oflag. Bernard Dunand28, qui y fut marqué par l’enseignement de Jacques Blocher, estime que le ton plutôt conciliant, quoique ferme, que ce dernier utilisa dans son ouvrage sur le catholicisme, n’est pas étranger à cette fréquentation prolongée des catholiques. Il conserve « un précieux souvenir de rencontres épisodiques […] entre trappistes, un prêtre séculier, deux laïcs catholiques et autant de protestants29. Ce réchauffement des relations a également été facilité par le renouveau biblique qui marque l’Église catholique d’après-guerre, et sans doute aussi par le fait qu’après la Shoah, l’Église catholique a décidé de faire taire ce que l’historien Jules Isaac allait appeler « l’enseignement du mépris30 » à l’encontre des juifs. Ce double repositionnement catholique a eu un impact sur le rapport aux protestants, et aux baptistes en particulier31. Il a favorisé les efforts en direction d’une meilleure compréhension mutuelle, par-delà les condamnations immédiates.

Un nouveau défi commun : les effets de la sécularisation

La poursuite de la controverse baptiste-catholique sur un mode moderato s’inscrit dans le contexte global d’une sécularisation progressive de la société française, qui génère une nouvelle grammaire apologétique. Pour les états-majors confessionnels, désormais, l’ennemi prioritaire n’est plus le chrétien hétérodoxe, voire l’hérétique. La sécularisation, voilà le défi du jour ! Ce processus s’appuie sur un cadre politique. La République est désormais durable. Les menaces qui pèsent, jusqu’à la fin du xixe siècle, sur sa pérénnité s’effacent. L’ombre d’un retour à l’Ancien Régime, adossé à un modèle moniste qui relie le Politique et le Religieux, s’estompe au profit d’un nouveau compromis national qui instaure, pour la première fois dans l’histoire française, une quasi égalité des cultes devant la loi32. Après avoir vainement tenté de retourner au système discriminatoire précédent, le clergé catholique a dû se rendre à l’évidence d’un processus irréversible, ou qui en a l’apparence. Le recours au préfet pour se plaindre d’une distribution de traités, d’un baptême en plein air ou d’une réunion d’évangélisation au village n’a plus la même efficacité qu’auparavant. La République fait mieux que tolérer les « cultes non-reconnus33 ». De fait et bientôt en droit – lois sur les associations –, elle leur accorde pleine liberté, sur la base d’une régulation publique des religions et des convictions où la laïcité34 s’impose peu à peu comme un cadre partagé, et le clergé catholique en prend acte.

La laïcité républicaine s’affirme. Les institutions d’encadrement non religieuses – à commencer par l’école – se développent. L’essor industriel et urbain bousculent les identités héritées. La révolution du « temps libre » et des loisirs commence à poindre, avec pour corrolaire le recul de la pratique religieuse. Les cadres de l’ancienne « civilisation de l’habitude35 » organisée autour du clocher paroissial, vacillent. Des foules de plus en plus considérables se détachent des références chrétiennes, même si, vers 1950, le mouvement est loin de connaître l’ampleur qu’il atteindra à partir des années 1970. Baptistes comme catholiques – à une toute autre échelle – sont atteints par ce phénomène de société. L’ennemi, « l’autre », est moins l’adversaire religieux, désormais, que l’impie, le matérialiste dont l’ombre s’étend sur la population française. Retrouvons le pasteur Jean-Baptiste Crétin durant un de ses trajets ferroviaires Lyon – Saint-Étienne, en 1874. Ces déplacements lui permettent, à plusieurs reprises, de rencontrer des ecclésiastiques. Le voilà qui bénéficie de l’aide inespérée… d’un prêtre. Alors qu’il distribue des traités, le pasteur baptiste se heurte à l’opposition d’un « incrédule » qui refuse sèchement le prospectus. La discussion s’engage alors, quand un prêtre s’approche. Vient-il s’indigner du prosélytisme du pasteur ? Pas du tout ! Il s’en prend au contraire à l’incrédule, « lui dit des injures », se dispute avec lui, « ce qui fit que tout le monde du wagon se leva ». Grâce au soutien inattendu du prêtre, le pasteur baptiste put faire alors « une distribution de traités qui furent acceptés par tous36 ». Œcuménisme kérygmatique avant l’heure ? Solidarité chrétienne en tous cas, face au nouvel ennemi commun à convertir : l’enfant de la sécularisation.

Sus au « matérialisme théorique et pratique »

Le prêtre catholique, auxiliaire de l’évangéliste ! Contre l’incrédulité grandissante, de petites unions sacrées locales et improvisées devenaient envisageables. Le pasteur lensois Robert Farelly, dans l’entre-deux guerres, a bien réalisé ce changement de climat. Finies, les heures chaudes des débuts de la IIIe République et du « combat des deux France ». À l’époque, se souvient-il,

la population était catholique, et c’est contre le catholicisme que les premiers convertis avaient été conquis. Maintenant, la nationalisation des mines a libéré les consciences, mais les a souvent fait glisser vers le matérialisme ireligieux des masses communistes, socialistes ou radicales, mentalité plus imperméable que l’autre à l’évangile… Notre apologétique, notre effort missionnaire ne doit plus se porter contre le catholicisme, ses superstitions, ses pratiques mais contre le matérialisme théorique et pratique de la presque totalité de la population37.

Quelques années auparavant, le diacre de l’Église baptiste de Denain faisait des observations similaires : l’heure des conflits religieux est terminée. C’est l’incrédulité, le désintérêt grandissant pour l’Évangile qui constituent désormais l’adversaire principal des Églises, quelles qu’elles soient :

À l’heure actuelle, il n’y a plus de lutte, donc plus d’intérêt pour la cause de l’évangile. Ce qui faisait le succès du protestantisme en France il y a 50 ans, c’était la lutte contre le cléricalisme. Et ceux qui menaient l’action la menaient hardiment ; on les écoutait, on emboîtait le pas, on les suivait, d’autant mieux qu’en haut lieu des hommes éminents : Gambetta, Victor Hugo luttaient parallèlement contre le même objectif38.

À l’heure du plan Marshall, du vote des femmes et du lent essor de la télévision, alors que la société de chrétienté, encore perceptible au xixe siècle, s’efface derrière une société de consommation de plus en plus sécularisée, les vives controverses qui, au début du siècle encore, agitaient les Églises, s’estompent. L’urgence du témoignage chrétien s’impose, tourné vers des populations qui perdent leurs anciennes références. La priorité est désormais à une forme d’évangélisation kérygmatique, qui ne part plus d’une culture chrétienne de départ – souvent catholique –, mais d’une ignorance pure et simple du christianisme. Ce repositionnement des dispositifs d’annonce évangélique ne s’est pas effectué au même rythme. Les baptistes se mobilisent vite sur cet axe. Leur dynamique d’évangélisation, atténuée dans l’entre-deux-guerres, retrouve un second souffle après 1945, et les effectifs des assemblées locales augmentent. Il faut dire qu’ils ont l’habitude, dès les débuts de leur implantation, de proposer une offre de conversion ! La nouvelle donne post-1945, plus sécularisée, ne leur pose pas beaucoup de problèmes d’adaptation. Les catholiques en revanche, n’ont pas cet habitus contre-culturel. Ils sont moins accoutumés que les baptistes à inviter à la conversion des populations complètement extérieures à leur Église. Longtemps, l’identité catholique a constitué ce que les anthropologues appellent un « allant-de-soi ». Il faut par conséquent plus de temps aux catholiques pour réagir aux temps nouveaux. Ils sont partagés entre deux réflexes, qui ne s’excluent pas l’un l’autre.

Le premier consiste à proposer une nouvelle offre missionnaire, en s’inspirant des modèles apostoliques puisés dans les premiers siècles du christianisme. On trouve cette orientation dans de nombreux ouvrages catholiques de l’entre-deux-guerres. Les trois volumes de Le Christ dans la banlieue39 l’illustrent. Cette saisissante plongée dans les conditions de vie des banlieusards parisiens de l’époque, bien connues aussi de certains baptistes français40, fait vibrer la fibre missionnaire. Leur auteur, le jésuite Pierre Lhande, est qualifié par Étienne Fouilloux d’« Albert Londres chrétien41 ». Il se réfère, comme nouveau paradigme, « aux premiers siècles de l’évangélisation des Gaules » : les catholiques se trouveraient, vers 1930, « dans des conditions presque identiques42 » : les « hordes nouvelles qui s’accumulent aux portes de nos villes43 » appellent un « apostolat nouveau44 ». Cette référence à l’Église primitive se retrouve en filigrane dans le retentissant La France, pays de mission ? publié en 1943 par les aumôniers jocistes parisiens Henri Godin et Yvan Daniel. Elle n’est pas sans évoquer indirectement le propre modèle missionnaire des baptistes, qui se représentent la population française comme un vaste terrain d’évangélisation. Face à la marée montante de la sécularisation, baptistes et catholiques se rapprochent dans une même urgence apostolique, anamnèse contemporaine de l’évangélisation des Gaules.

Conjointement à cette dilatation vers un nouvel inconnu à (re-)christianiser, le second réflexe porte à la contraction protectrice, au repli obsidional, défensif. Cette posture est perceptible dans le titre racoleur45 de l’ouvrage à succès de 503 pages (plusieurs fois réédité) du père Henri-Charles Chery, L’offensive des sectes46. On y décrit, entre autres « sectes », les baptistes47. L’auteur s’attache, souvent avec bonheur, à une information équilibrée, mais trempe aussi sa plume dans l’encre du polémiste, quitte à jouer sur les peurs. Il est manifestement fasciné par le « pullulement » sectaire. Cette offensive – « le mot n’est pas trop fort », prétend-il – est basée sur un « instinct de l’agression48 » dont « l’unique point commun » serait une « solide hostilité » contre les « religions établies », le « catholicisme notamment49 »… et en particulier ! Dans une telle perspective, même si les différentes fiches signalétiques énumérant les différentes « sectes50 », dont les baptistes, adoptent un ton assez neutre, l’impression d’ensemble donnée au lecteur, par un habile effet d’amalgame, est celle d’une agression. Un peu plus tard, à la fin de la décennie 1950, Maurice Colinon reprend cette thématique de l’« offensive des sectes qui déferlent sur l’Europe51 ». Dans ce nouvel ouvrage, il conclut à 150 000 « sectaires » dans la France d’alors. Sous un solide vernis d’information scientifique, cette résurgence des angoisses obsidionales du siècle précédent renvoie en écho à l’anticatholicisme persistant de bien des baptistes, notamment de sensibilité fondamentaliste. Une méfiance en miroir qui relativise mais n’annule pas, vers 1950, les évolutions de part et d’autre vers plus de détente et d’écoute.

La découverte de certaines convergences

En dehors de l’expérience commune du témoignage chrétien dans une société de plus en plus sécularisée, le lent rapprochement entre baptistes et catholiques s’est aussi fondé, au cours du premier xxe siècle, sur quelques affinités positives. Dans l’effort apologétique en direction des « matérialistes », par exemple. Une brochure de Jean-Baptiste Crétin qualifie ces derniers d’« êtres dégradés par les mauvaises passions », qui repoussent Dieu pour satisfaire leurs convoitises, et qui n’ont en perspective que le désespoir52. Baptistes comme catholiques, certes de manière très différente, affirment avec pugnacité la primauté de la transcendance du Dieu révélé. Au sein du protestantisme luthérien et réformé, cette revendication n’est pas aussi véhémente dans les années 1930. La théologie de Karl Barth commence alors à se diffuser en France. Elle redécouvre toute la portée du transcendant révélé par le Dieu « tout Autre », qui seul a pris l’initiative de la Révélation. Comme le fait remarquer Jean-Paul Willaime, cette théologie « a contribué à ce que le protestantisme soit pris au sérieux par les catholiques53 ». Mais elle n’est pas encore très diffusée chez les protestants français. Faut-il se demander avec André Siegfried si le « peuple protestant » de France n’est pas de plus en plus lassé par « ce Dieu immanent qui a fini par ne plus se distinguer ni de la nature ni de l’homme54 » ? Les positions théologiques alors dominantes en son sein apparaissent sous un jour confus aux yeux des catholiques. Les autorités de l’Église romaine ont le sentiment d’y discerner une voie sécularisante qui s’éloigne du christianisme révélé, plutôt qu’une affirmation irréductible de la transcendance révélée de Dieu. Roger Mehl, dans un survol de la théologie protestante contemporaine55, évoque à cet égard une forme de « crise de la transcendance » que traverseraient une partie des protestants français au cours du premier xxe siècle.

À leur toute petite échelle, les baptistes sont perçus différemment. C’est le cas aussi, plus généralement, de ceux que l’on peut qualifier de protestants évangéliques, portés par la filiation indirecte de la Réforme radicale et celle, plus directe et plus récente, des revivalismes du xixe siècle56. À tort ou à raison, des regards catholiques évaluent les baptistes à travers le prisme d’un christianisme d’affirmation qui s’appuierait haut et fort sur la Révélation transcendante. Dans un contexte où les repères chrétiens reculent, l’Église catholique attache dès lors une attention de plus en plus bienveillante à ce courant protestant, que les baptistes ont contribué à structurer… Même si la méfiance continue à dominer, d’autant que les protestants évangéliques recrutent beaucoup parmi les catholiques ! Il reste qu’en dépit des décalages considérables qui demeurent, quelques observateurs catholiques perçoivent les potentialités de rapprochement éthique et théologique avec la mouvance protestante évangélique française. Les baptistes en constituent l’une des sensibilités les plus représentatives. Ils bénéficient dès lors d’une certaine attention. Des catholiques retrouvent, dans leur positionnement d’orthodoxie et d’orthopraxie, des éléments d’une parole chrétienne intégraliste, ou du moins, en tension avec la modernité et ses effets sécularisateurs. Que cette parole soit puisée en référence à la Bible seule (option baptiste) ou en référence à la Bible et la Tradition, interprétées par le Magistère romain (option catholique).

Baptistes et évangéliques auscultés par Louis Bouyer

Aussi voit-on s’esquisser, après un long refus de tout dialogue œcuménique57, puis des premières amorces de dialogue catholico-protestant58, une timide ouverture vers les protestants évangéliques. Cette perspective apparaît avec une netteté particulière dans l’ouvrage de Louis Bouyer, Du protestantisme à l’Église, paru pour la première fois en 1954 – réédité depuis. Écrit par un transfuge du protestantisme, ancien pasteur luthérien devenu prêtre de l’Oratoire, professeur de spiritualité à l’Institut catholique de Paris, l’ouvrage a fait grand bruit. Il a ravivé une certaine controverse catholico-protestante59. Cependant, l’objectif avoué du texte est moins la controverse que le témoignage argumenté d’un itinéraire, qui explique en terme mesurés « par quelle voie l’adhésion à l’Église catholique en est venue à s’imposer à la conscience d’un protestant60 ». Dans cet ouvrage foisonnant, publié dans la collection Unam Sanctam créée en 1937 par le père Congar dans une optique de « réformisme raisonnable »61, l’un des principaux reproches adressé au protestantisme est sa dévaluation radicale des œuvres, même en tant que conséquence de la grâce. D’après lui, dans la foulée de Luther,

on dira ainsi que la grâce nous sauve indépendamment de tout changement qui se produirait en nous, qu’en fait aucun changement ne se produit, qu’il ne pourrait s’en produire, qu’il ne doit pas s’en produire, que l’affirmation contraire serait scandaleuse et destructrice de tout vrai christianisme62.

Cette perspective correspond à la « justification forensique, une justification qui serait indépendante de tout changement intérieur, de la nouvelle capacité rendue à l’homme de poser des actes agréables à Dieu en eux-mêmes ». D’après l’auteur, elle est étrangère à « tout l’enseignement de saint Paul63 », sans parler de l’épître de Jacques, dont l’accentuation sur les œuvres la fit considérer par Luther comme une « épître de paille ». Suivant cette optique, qui aurait été développée par la plupart des théologiens protestants si l’on en croit Bouyer, y compris Karl Barth64, le protestantisme en serait venu à dévaluer une certaine forme d’engagement chrétien et de pratique religieuse, aboutissant à une forme d’intellectualisme détaché d’une vie religieuse active dans le monde. C’est sur ce terrain en particulier que Bouyer choisit de distinguer les Églises protestantes « évangéliques » issues des différents Réveils. Chez les revivalistes en effet, on accepte l’enseignement théologique issu de la Réforme sur la question des œuvres65, mais on le double d’un accent sur le « changement intérieur », au travers de la conversion, de l’engagement professant – chemin privilégié de « sanctification ». La traduction biographique de la foi chrétienne par l’engagement au service de Dieu se trouverait remise à l’honneur par les revivalistes. Cette interprétation, longuement développée dans le chapitre IX de l’ouvrage66, exprime une véritable fascination pour ces protestants sans lesquels, d’après l’auteur, le protestantisme serait mort depuis longtemps.

Ils ne cessent pas de se proposer pour idéal le « Soli Deo gloria », mais ils redécouvrent le sens de la parole de saint Irénée : « Gloria Dei, vivens homo ». Ils veulent peut-être plus que personne une religion personnelle, mais ils échappent à la chimère d’une personne qui ne pourrait se construire sinon dans l’autonomie et le subjectivisme. Ils croient surtout avec plus d’ardeur que tous les autres à la Bible67.

Selon Louis Bouyer, les protestants évangéliques auraient ainsi maintenu le sens de la transcendance révélée, avec tout ce qu’elle implique en terme de vie chrétienne, d’engagement religieux, le vivens homo exaltant par ses œuvres le Dieu à qui seul est la gloire. Dans son chapitre sur les revivalistes, l’auteur ne mentionne pas directement le baptisme, qu’il semble ne pas bien connaître. Il passe en revue le piétisme, les frères moraves, Wesley et le méthodisme, mais évoque en passant un baptiste, en l’occurrence Robert Haldane, « laïc écossais installé à Genève au début du xixe siècle68 », qu’il rend directement responsable du développement du « mouvement wesleyen » en Europe. En réalité, Haldane a plutôt encouragé le modèle baptiste. Au-delà de la particularité baptiste, Bouyer voit dans ces mouvements évangéliques une double exigence : une transcendance normative fortement affirmée, et un engagement chrétien ascétique résolu dans le monde. Ce qui se rapproche de ce que Jean-Paul Willaime décrit comme le mode de « régulation orthodoxe69 »70, qui exige notamment du pasteur « son adhésion explicite à un système doctrinal précis, c’est-à-dire à une Déclaration de foi déterminée71 ». Ce type de régulation – qui pousse aussi à l’orthopraxie – autorise, selon Bouyer, bien des convergences entre les protestants revivalistes et le catholicisme. Ernst Troeltsch, en son temps, en avait déjà eu l’intuition raisonnée72. Décontenancé par ce qui lui apparaît être l’intellectualisme subjectif – qui diluerait la normativité et l’engagement – des théologies protestantes plus « classiques », Bouyer se prend à croire que l’Église catholique pourrait trouver, chez les revivalistes, une expression chrétienne positive qui fait écho à sa démarche.

Une telle attention portée à l’approche protestante évangélique (revivaliste) dans un ouvrage théologique de cette nature méritait analyse. Mais déduire de cette interprétation formulée par Louis Bouyer un rapprochement étroit entre catholiques et baptistes – et plus généralement évangéliques – dans les années 1950 serait cependant une absurdité. Pourquoi ? Tout d’abord, en raison du décalage démographique entre les partenaires, qui génère une connaissance mutuelle asymétrique : les catholiques connaissent très rarement les baptistes. Ces derniers connaissent tous, en revanche, le catholicisme, dont ils sont souvent issus73. D’autre part, les convergences notées par Bouyer ne doivent pas cacher des divergences doctrinales autrement plus nombreuses, et souvent plus vives que celles qui séparent les catholiques des luthériens et réformés74. Même le statut théologique des « œuvres », autour duquel certains observateurs catholiques estiment discerner des convergences avec les évangéliques, pose des difficultés considérables. On a beau constater que, sur le terrain, baptistes et catholiques des années 1940 sont des pratiquants, et des partisans résolus de l’engagement chrétien intramondain, rien ne permet pour autant de conclure à une même mise en perspective théologique des « œuvres ».

À l’horizon théorique, dogmatique, la grande majorité des protestants évangéliques, notamment par la bouche de certains représentants baptistes des années 1940 et 1950 comme Jacques Blocher, André Thobois, Robert Dubarry ou Henri Blocher, maintiennent intégralement le pessimisme anthropologique à la base du sola gratia : conformément à une ample tradition calviniste, ils soutiennent que l’homme est radicalement corrompu par le péché. L’œuvre bonne ne sauve pas. Seule la grâce de Dieu, gratuitement donnée au travers du sacrifice expiatoire de Jésus-Christ, libère les humains75. C’est à cette condition seulement que le pessimisme anthropologique de départ débouche sur l’optimisme d’une anthropologie chrétienne d’après-conversion. Ce qui en fait des « pessimistes consolés », selon une belle expression de l’historien André Encrevé. À ce niveau, le clivage reste entier avec une théologie catholique qui maintient la participation humaine au salut. Autre élément de pondération, l’héritage encore très récent des discriminations et brimades subies sous la pression plus ou moins directe de l’Église catholique, qui marque fortement les consciences des baptistes. Ce passif ne remonte qu’à quelques décennies. Il affecte tout rapprochement avec les catholiques d’un très fort coefficient de méfiance. Enfin, certains milieux catholiques, dont le père Chéry et son ouvrage sur L’offensive des sectes, s’inquiètent de la croissance d’Églises du type de celles des baptistes. Au contraire du protestantisme luthérien et réformé, démographiquement sur un scénario de stagnation76, ces protestants évangéliques qui commencent à se visibiliser sur la scène nationale pourraient passer, dans un avenir proche, pour les seuls véritables concurrents de la domination confessionnelle catholique sur l’échiquier religieux français, si l’on en croit Étienne Fouilloux77. La perspective de voir des catholiques, même non pratiquants et détachés de leur Église d’origine, se transformer en protestants évangéliques n’est pas pour rassurer la hiérarchie ecclésiastique romaine, soucieuse, comme dans toutes les institutions d’encadrement, que ses fidèles restent au bercail.

Nouveau paradigme œcuménique ?

En tenant compte de ces éléments de pondération, l’ouvrage de Bouyer n’en esquisse pas moins l’émergence timide d’un nouveau paradigme œcuménique, appelé à un certain développement dans le demi-siècle ultérieur. Dans une société massivement sécularisée, « déchristianisée », une solidarité possible, dépourvue de toute unité institutionnelle, ne pourrait-elle pas s’esquisser entre des Églises attachées à traduire socialement une différence normative chrétienne forte, qu’elle soit ancrée dans le Magistère romain ou le biblicisme évangélique ? C’est l’une des questions qui poind dans l’ouvrage de Bouyer. Son écho n’a pas fini, au cours des décennies suivantes, de résonner sur la scène religieuse française78. Latente jusqu’aux années 1950, elle commence à nourrir quelques convergences. C’est ainsi que certains baptistes, y compris au sein de leur phalange fondamentaliste, se prennent à espérer un renouveau biblique chez les catholiques. Ces derniers seraient moins atteints que d’autres protestants par les dommages que causerait le rationalisme et le subjectivisme : « il n’y a rien de plus froid et de plus sec que le rationalisme protestant », soupire ainsi le pasteur Hector Boileau, en charge de l’Église baptiste de Montbéliard. Face à ce rationalisme jugé desséchant, « on en vient presque à pencher pour le catholicisme », déclare-t-il pour conclure79. Et si les catholiques, restés attachés à la notion d’une Vérité qui serait révélée, intangible et normative, retrouvaient plus facilement que certains protestants libéraux le chemin d’une fidélité accrue à la Révélation de Dieu ? Cet espoir cultivé par certains baptistes se retrouve notamment chez le jeune pasteur André Thobois (Fédération Baptiste), qui contribue, après 1945, à l’essor baptiste en région parisienne puis assume des responsabilités nationales. Ouvert aux collaborations, il plaide pour une « Église de la bienveillance80 ». D’autres restent plus réservés, mais même chez le pasteur alsacien Frédéric Bühler, figure de proue d’une Association Baptiste alors très méfiante envers le catholicisme, des évolutions se dessinent, au moins à l’échelle interpersonnelle. En témoignent les « rapports personnels et spirituels » (dixit) établis à Mulhouse entre le pasteur Bühler et un Père trappiste. Ce dernier aurait emprunté plusieurs sermons de l’énergique pasteur de l’Église baptiste de Mulhouse, aux convictions évangéliques et fondamentalistes assumées81. L’espoir d’un rapprochement fondé sur un renouveau biblique catholique transparaît aussi dans le journal de guerre de la pasteure baptiste Madeleine Blocher-Saillens, dans lequel elle s’interroge :

18 mars 1944 : – Je viens de recevoir la visite d’un ami de Jacques : Zuber82 […]. Il dit tant de bien de Jacques. Tout le monde l’aime, même les deux prêtres qui mangent à sa popote. L’un est très instruit, on croit qu’il arrivera très haut, ses camarades l’appelaient en riant « l’évêque »83. Il est très influencé par la Bible. Du reste beaucoup de Bibles et de Nouveaux Testaments ont été achetés par les catholiques et sont sérieusement étudiés. Qui sait s’il n’y aura pas une réforme biblique du catholicisme ?84

L’engagement chrétien catholique se trouve par ailleurs réévalué. Y compris celui du pape lui-même, pourtant incarnation de cette autorité romaine dont les baptistes se méfient tant. À la mort du pape Pie XI en 1939, les lecteurs baptistes de la FEEBF purent ainsi lire cet éloge surprenant dans les colonnes du Témoin de la Vérité85. Un article bien éloigné des diatribes anti-papistes – auxquelles on emprunte cependant certains éléments traditionnels :

La mort du Pape Pie XI. La belle figure d’Achille Ratti, grand chrétien que les dignitaires de l’Église romaine affublèrent du titre païen de « Souverain Pontife », vient de disparaître. Sans accepter, pour notre propre compte, la prétention inouïe de « Vicaire du Christ » que constituait pour lui la charge de chef visible de l’Église romaine […], nous nous plaisons à reconnaître que, contrairement à un grand nombre de ses prédécesseurs, Achille Ratti fut, personnellement, un de ces humbles, de ces « pauvres en esprit » auxquels Jésus affirmait que le Royaume de Dieu appartient (Matth. 5:3). Il fut aussi, dans la mesure de ses moyens humains […] un de ces « artisans de la paix » auxquels Jésus promet qu’ils seront appelés fils de Dieu (Matth. 5:9). Et nous ne voulons pas douter que ce grand chrétien d’Italie aura sa place parmi les « rachetés de Jésus-Christ », non point à cause des innombrables messes qui furent dites pour le repos de son âme, mais bien grâce au sang de Jésus, qui coula pour lui sur la Croix du Calvaire, et au bénéfice duquel il s’était mis, comme tous les autres chrétiens du monde qui ont « lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l’agneau » (Apoc. 7:14), à quelque confession qu’ils appartiennent86.

À lire ce portrait du pape Pie XI en chrétien professant, homme de paix, fidèle au christianisme des Béatitudes, on mesure le chemin parcouru. Les divergences dogmatiques restent considérables, mais on reconnaît désormais plus ouvertement à l’engagement catholique un caractère profondément chrétien. On lui rend hommage. Y compris chez le pape romain. Les papes ont droit d’entrée dans le paradis des baptistes ! Un ciel partagé, certes, mais la piété ? Sur ce plan, en revanche, les sources ne signalent pas d’initiatives communes entre Églises locales et paroisses catholiques. Ce que David Bebbington observe en terrain britannique87, avec la participation croissante de protestants évangéliques, depuis 1955, à la semaine de prière pour l’unité des chrétiens, ne se repère pas dans la France des années 1950. Il faudra pour cela attendre quelques années après la fin de Vatican II, ouvrant sur des relations plus « nuancées88 », confraternelles et régulières, mais ceci est une autre histoire89

Conclusion

À l’image d’autres protestants évangéliques, les baptistes sont passés « du ghetto au réseau90 ». Depuis le début de leur implantation (années 1810), ils sont sortis du repli obsidionnal et ont appris à regarder les catholiques autrement, dans la conscience partagée d’un « lourd héritage à surmonter91 ». Cette évolution s’est opérée à la fois pour des raisons endogènes – essor interne, mutualisation des ressources pour l’évangélisation – et pour des motifs exogènes. Parmi ces facteurs, le passage d’une société de chrétienté à une société pluraliste et sécularisée a changé la donne des relations entre Églises. Le géant catholique, prêt à engloutir le petit poucet baptiste dans les années 1820-1860, a révisé ses priorités dans un monde où la progression de la déchristianisation relativise les conflits interconfessionnels. La préparation puis les développements du concile Vatican II (1962-1965), aux effets majeurs sur les relations entre Églises, vont naturellement accompagner et amplifier ces évolutions. Baptistes et catholiques ont chacun commencé à effectuer quelques pas l’un vers l’autre. Non sans difficultés d’adaptation réciproque, et en marge des grands dialogues institués. Le pragmatisme et l’évangélisation dominent, rappelant, avec Jean Séguy, qu’il existe autant d’œcuménismes qu’il y a d’Églises92 !

Les baptistes français, minoritaires parmi les minoritaires, ont apporté dans la corbeille leur sensibilité, tournée vers l’évangélisation, l’affirmation d’une transcendance normative, l’engagement professant et la conviction que la pluralité des Églises est préférable à l’unité institutionnelle. Comme le rappelle Pierre Lestringant, les Églises baptistes « répugnent plutôt à l’uniformité93 ». Plutôt, en effet ! À l’image des « Églises fondées par saint Paul en terre païenne », qui mirent en commun leurs ressources pour soutenir l’Église de Jérusalem lors d’une phase difficile, des « œuvres communes » sont possibles, mais « jamais » les Églises ne doivent aliéner « une parcelle de leur souveraineté », rappelle le pasteur baptiste Philémon Vincent, porte-parole, en cette matière, de ses coreligionnaires français94. Cette voix baptiste et professante, en tension par rapport au mouvement général de la sécularisation et de la perte des références chrétiennes, ne s’est pas calquée sur les dispositifs mis en place par le mouvement œcuménique institutionnalisé. Le modus operandi du Conseil Œcuménique des Églises (COE), qui prend son essor après la Seconde Guerre Mondiale, ne constitue pas, à ce stade, un modèle. Mais des passerelles s’esquissent, par delà les citadelles. Ouvrant après Vatican II, à l’invention de nouveaux rapports, oscillant entre défiance, concurrence, mais aussi concorde et pluralisme95.

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1. Voir Sébastien Fath, « Baptistes et catholiques en France, 1 : Des années 1810 aux débuts de la IIIe République », RHP 3 (2018), p. 443-478, premier volet du survol des relations entre les deux milieux confessionnels depuis le début du xixe siècle jusqu’aux années 1950.

2. Jean Baubérot reconnaît que pour la période de la fin du xixe siècle et du début du xixe, « une différence qualitative existait entre l’antisémitisme et l’antiprotestantisme », en dépit de diverses similitudes. Cf J. Baubérot, « L’antiprotestantisme politique à la fin du xixe siècle, II : Les principaux thèmes antiprotestants et la réplique protestante », Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses 53 (1973), p. 202.

3. Comme la construction de la basilique du Sacré-Cœur, sur la butte Montmartre, à Paris, qui navre les baptistes : on lit ainsi en rubrique « Nouvelles » : « Quatorze millions ont déjà été souscrits pour l’église votive du Sacré-Cœur, à Montmartre. Que d’argent perdu ! » L’Écho de la Vérité, n° 11, juin 1884, p. 131.

4. Cf. le titre de l’ouvrage d’Yvon Tranvouez, Catholiques d’abord. Approches du mouvement catholique en France, xixe-xxe siècle, Paris : Les éditions ouvrières, 1988.

5. Que l’on connaît bien grâce à l’étude qu’en a fournie J. Baubérot, qui complète en aval le travail de thèse de Michèle Sacquin, in J. Baubérot, « L’antiprotestantisme politique à la fin du xixe siècle, I : Les débuts de l’antiprotestantisme et la question de Madagascar », et « II : Les principaux thèmes antiprotestants et la réplique protestante », Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses 52 (1972), p. 449-484 et 53 (1973), p. 177-221.

6. Voir Jean-François Zorn, Le grand siècle d’une mission protestante. La Mission de Paris de 1822 à 1914, Paris : Karthala – Les Bergers et les Mages, 1993.

7. J. Baubérot, « L’antiprotestantisme politique, I », p. 479.

8. Ruben Saillens, Nos droits sur Madagascar et nos griefs contre les Hovas examinés impartialement par R. Saillens, avec une préface de M. Frédéric Passy (membre de l’Institut, président de la Société des Amis de la Paix), Paris : Paul Monnerat, 1885.

9. Des Britanniques ont effectivement œuvré en Bretagne (avec les baptistes ou d’autres confessions protestantes). Mais la grande majorité des colporteurs baptistes (ou plus généralement protestants) étaient français.

10. Extraits de La Croix des Côtes-du-Nord, juin 1900, in L’Écho de la Vérité, n°16, août 1900, art. « En Bretagne », p. 249.

11. Ed. Revel, « En Bretagne », L’Écho de la Vérité, op. cit.

12. Ruben Saillens cède à la facilité des images fortes. Il n’hésite pas à qualifier l’Église catholique de « plus redoutable ennemie de Dieu et de son Christ ». Elle est selon lui « la mère de toutes les abominations qui souillent le monde » et a créé « quelque chose de pire que le paganisme, c’est le pagano-christianisme, mélange adultère », s’enflamme-t-il dans l’éditorial « La renaissance du catholicisme », L’Écho de la Vérité, n° 11, juin 1896, p. 81.

13. Philémon Vincent, éditorial « Le Déclin du Catholicisme », La Pioche et la Truelle, journal évangélique baptiste mensuel, n° 64, octobre 1897, p. 1.

14. Depuis quelques décennies, ce nouveau moyen de transport attirait les foules et développait ses tentacules : les évangélistes en profitèrent beaucoup. Un changement considérable pour Jean-Baptiste Crétin, qui avait effectué tant de longs trajets à pied lorsqu’il était évangéliste dans les années 1830 (à l’époque, la diligence était trop coûteuse pour un modeste évangéliste).

15. Jean-Baptiste Crétin, Journal de bord (de 1872 à 1893), dactyl. par Jacques-Émile Blocher, archives Saillens, samedi 12 octobre 1872.

16. Aimé Cadot, Petit voyage en Italie, Notes et récits pour la jeunesse au point de vue du christianisme évangélique, Béthune : Impr. Richard, s.d., 1895 (?), p. 260.

17. Cité par Marguerite Wargenau-Saillens, Ruben et Jeanne Saillens évangélistes, Paris : Les Bons Semeurs, 1947, p. 323.

18. Voir Pierre-Yves Kirchleger, « Une minorité religieuse dans la Grande Guerre : les protestants français », Revue d’Histoire de l’Église de France 102, n°248 (2016), p. 37-56. Voir tout le numéro, intitulé « Les Églises chrétiennes dans la Grande Guerre. Expériences historiographiques européennes », Actes de la journée d’étude de Paris (22 novembre 2014), publiés par Nadine-Josette Chaline et Jean-Dominique Durand.

19. Gérard Cholvy, Yves-Marie Hilaire, Avant-Propos de l’Histoire religieuse de la France contemporaine, t. 2 : 1880-1930, Paris : Cerf, 2005, p. 9.

20. Jacques Maritain, Trois réformateurs, cité par Étienne Fouilloux, « Unionisme contre œcuménisme » (chapitre IV), in Les catholiques et l’unité chrétienne du xixe au xxe siècle, Paris : Centurion, 1982, p. 160. Voir plus généralement la rubrique « Facettes de l’antiprotestantisme », p. 159-167, qui relaie très bien, pour l’après Première Guerre Mondiale, les études de Jean Baubérot et de Michèle Sacquin pour des périodes antérieures.

21. Robert Dubarry, fondateur de l’Association Baptiste (AEEBLF), peut être décrit comme un fondamentaliste protestant tempéré, et revendiqué comme tel. Dans ses nombreuses références au catholicisme, il sait faire preuve de mesure, mais verse ponctuellement dans l’outrance. En témoigne le discours anti-catholique paranoïde qu’il développe à propos du Canada. Des propos influencés par T. T. Shields (1873-1950), longtemps président de la Canadian Protestant League, fortement anti-catholique. Dubarry ne craint pas d’évoquer « l’emprise irrésistible de Rome sur […] le Canada. Aucun gouvernement de ce pays ne peut désormais se passer du vote romain, toujours absolument acquis en masse contre des concessions en sa propre faveur. Encore trente années, et la politique qui encourage par tous les moyens les immenses familles du Canada apportera irrésistiblement, avec l’appoint des immigrants catholiques, une majorité absolue à un gouvernement papal dans cet état d’avenir du nouveau monde. Alors écrasement ou capitulation de la présente majorité protestante, et, en cas de péril à Rome, amorce d’un transfert du Vatican dans quelque Avignon canadien, déjà certainement prévu et préparé. Et ainsi fin ou paralysie du Commonwealth britannique, sauvegarde essentielle de l’Occident européen. » Rien de moins ! R. Dubarry, Pour faire connaissance avec les bonheurs d’une vie reconstruite, Valence-sur-Rhône : Imprimeries réunies, 1955, p. 178.

22. Pierre Prigent, Mon grand-père, Le pasteur Georges Somerville (1868-1945), Paris : Les Bergers et les Mages, 1999, p. 63. Lire aussi « A bas la calotte ! » (p. 63-65).

23. Robert Farelly, « Notes de voyage. Strasbourg, Metz, Mulhouse », Le Témoin de la Vérité, févr. 1933, 15e année, n° 2, p. 3.

24. Le texte ne dit pas si l’élan d’admiration du pasteur Farelly pour cette cathédrale est en partie lié au fait que que la cathédrale de Strasbourg fut affectée, durant 150 ans, au « culte évangélique » (protestant), avant que Louis XIV n’impose la réaffectation du lieu de culte au catholicisme.

25. Émile Poulat, Liberté, laïcité : La guerre des deux France et le principe de la modernité, Paris : Cujas/Cerf, 1988. Ces deux France qui s’opposent au xixe siècle sont la France républicaine d’un côté, et la France catholique de l’autre.

26. Jacques Blocher, Le Catholicisme jugé par l’Ecriture Sainte, Nogent-sur-Marne : Ed. de l’IBN, 1951.

27. Jacques Blocher, Le Catholicisme à la lumière de l’Écriture Sainte, Paris : Librairie des Bons Semeurs, 1961, p. 145 (« Conclusions »).

28. Bernard Dunand (1908-1998), scupteur, laqueur, décorateur (il a notamment contribué à la décoration du paquebot transatlantique France), ami de la famille Blocher. Voir son autobiographie (préfacée par Henri Blocher) : Bernard Dunand, Je raconterai toutes tes merveilles, Paris : Ampelos, 2013.

29. Cf Michel Evan, Jacques Blocher, J’ai cru et j’ai parlé, Nogent : Éditions de l’IBN, 1989, p. 22.

30. Béatrice Philippe, Être juif dans la société française, Paris : Pluriel, 1997, p. 372.

31. Voir Sébastien Fath, « Le pasteur évangélique Ruben Saillens et le judaïsme », Archives juives. Revue d’histoire des juifs de France, n°40/1 (2007), p. 45-57.

32. Égalité partielle avant 1905, complète après les dispositions de la loi de Séparation.

33. Franck Zarlenga, Le régime des Cultes non reconnus dans la France concordataire (1801-1905), thèse de doctorat en droit, Université Paris Est Créteil, 2018 (sous la dir. de Patrice Rolland).

34. Philippe Portier, L’État et les religions en France, Une sociologie historique de la laïcité, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2016.

35. Jean Delumeau, Le catholicisme entre Luther et Voltaire, Paris : PUF (Nouvelle Clio), 1992 (4e éd.), p. 318.

36. Jean-Baptiste Crétin, Journal de bord, op. cit., samedi 9 mai 1874.

37. Robert Farelly, note dactylographiée, communiquée par Jean Farelly et publiée dans Jean-Marcel Vincent, Notes et documents sur l’histoire des Églises Évangéliques Baptistes du Pas-de-Calais, 2e partie, 1980, p. xxv.

38. Joël Gradel, diacre de l’Église baptiste de Denain, in Cahiers des rapports de réunions d’Église (du 4 février 1915 au 19 février 1928), 10 septembre 1923. M. V. Lemesle, secrétaire de séance. Cité in Notes et documents, 2e partie, p. xxv.

39. Pierre Lhande, Le Christ dans la banlieue. Enquêtes sur la vie religieuse dans la banlieue ouvrière, Paris : Plon, 1927, et Le Christ dans la banlieue. Le Dieu qui bouge, Paris : Plon, 1930. Ces beaux livres furent d’immenses succès d’édition et constituèrent véritable « choc » pour bien des catholiques et cimenta la JOC dans un élan commun. La série s’achève en 1931 par la publication de La Croix sur les fortifs.

40. En particulier de l’Église baptiste du Tabernacle (Paris, 18e arr.), très active dans la « Zone » de Montreuil.

41. Étienne Fouilloux, chapitre 2, « “Fille aînée de l’Église” ou “pays de mission” ? (1926-1958) », Histoire de la France religieuse, t. 4, p. 187.

42. Pierre Lhande, Le Christ dans la banlieue. Le Dieu qui bouge, p. 191.

43. Pierre Lhande, Le Dieu qui bouge, p. 194.

44. Pierre Lhande, Le Dieu qui bouge, p.203 (voir tout le chapitre 2 de la seconde partie : « La mission des temps nouveaux », p. 203-224). On y découvre bien une convergence avec le modèle baptiste de l’Église primitive, mais aussi des divergences : l’optique jociste se situe en effet dans une optique de « re-christianisation », de « retour » à des racines catholiques, tandis que pour les baptistes, il s’agit ni plus ni moins de christianiser, en centrant sur l’Évangile et en évitant la Tradition catholique.

45. Racoleur, car ravivant les peurs nourries par l’ancienne rhétorique de controverse, en vigueur au xixe siècle, sur l’« invasion » protestante, agression, « offensive » extérieure menaçante dont on gonfle les effectifs et que l’on identifie par un même terme – les sectes –, alors que les groupes en question sont très disparates, allant de dénominations protestantes bien identifiées, comme les baptistes ou les méthodistes, à des groupes non rattachés au christianisme trinitaire. E. Fouilloux conclut opportunément à ce sujet : « l’offensive des sectes “paraît […] incongrue” dans la France de 1950 » : É. Fouilloux, « Traditions et expériences françaises », Jean-Marie Mayeur (éd.), Histoire du christianisme, t. 12 : Guerres mondiales et totalitarismes, Paris : Desclée – Fayard, 1990, p. 461.

46. Henri-Charles Chery, L’offensive des sectes, Paris : Cerf, 1954 (1re éd.). On arrive déjà à la troisième édition (revue et augmentée) en 1959.

47. La description des baptistes effectuée par le Père Chery est globalement fort équilibrée d’ailleurs, hormis une surévaluation manifeste de leurs effectifs, estimés alors à 20 000, ce qui est excessif, même en multipliant par trois les effectifs (des seuls professants baptisés par immersion) reconnus par les baptistes. Cette erreur sera corrigée dans les éditions suivantes.

48. H.-Ch. Chery, L’offensive des sectes, 1959 (3e éd.), p. 25.

49. H.-Ch. Chery, ibid., p. 27.

50. Sa présentation des baptistes français, aux p. 52 et 57, est précise, sans jugement de valeur, et appuyée sur de bonnes sources : G. Rousseau, H. Vincent et E.-G. Léonard.

51. Maurice Colinon, Le phénomène des sectes au xxe siècle, Paris : Fayard, coll. « Je Sais-Je Crois, Encyclopédie du catholique au xxe siècle », 1959, p. 7.

52. Jean-Baptiste Crétin, La grâce de Dieu, Paris : Impr. Lievens, 1889, p. 20. « Le matérialisme n’a rien pour calmer l’homme et lui donner une bonne espérance. Il conduit au désespoir ! », ajoute-t-il p. 25.

53. Jean-Paul Willaime, La précarité protestante. Sociologie du protestantisme contemporain, Paris-Genève : Labor et Fides, 1992, p. 42. Voir aussi « Des fonctions sociales d’une théologie de la rupture : le barthisme », p. 36-44.

54. Cité par Daniel Robert, in S. Mours et D. Robert, Le Protestantisme en France du xviiie siècle à nos jours, Paris : Librairie Protestante, 1972, p. 391.

55. Roger Mehl, chapitre xxxi, « Vers de nouveaux horizons théologiques », in Frank Delteil, Roger Mehl, Georges Richard-Molard et Daniel Robert, Le protestantisme. Hier. Demain, Paris : Buchet-Chastel, 1974, p. 162.

56. Sébastien Fath, Du ghetto au réseau, Le protestantisme en France, 1800-2005, Genève : Labor et Fides, 2005.

57. L’encyclique Mortalium Animos du 6 janvier 1928 condamne très fermement les débuts du mouvement œcuménique.

58. Yves Congar et Paul Couturier, dans les années 1930, commencent à baliser le terrain d’un dialogue institutionnalisé. Paul Couturier crée en particulier le Groupe de réflexion interconfessionnelle des Dombes, en 1937.

59. Le pasteur Pierre Fath rédigea un ouvrage en réponse à celui de Louis Bouyer, où il développe l’itinéraire inverse : intitulé Du catholicisme romain au christianisme évangélique, réponse au R. P. Louis Bouyer, Paris : Berger-Levrault, 1957, il a été préfacé par Pierre Bourguet, président de l’Église Réformée de France. Pierre Fath affirme notamment : « il est impossible d’être “évangélique” et “romain” à la fois ; il faut choisir et le choix ici est irréversible » (p. 233-234). « Il est temps de cesser de penser […] qu’hors de l’Église catholique et romaine, il n’y a pas d’église véritable, mais seulement des sectes condamnées à s’enfermer dans un fanatisme étroit et intolérant, ou à se dissoudre dans l’anarchie. » (p. 240).

60. Louis Bouyer, Du protestantisme à l’Église, Paris : Cerf, 1959 (3e éd.), p. xi (Avant-propos).

61. Étienne Fouilloux, « Courants de pensée, piété, apostolat, II. Le catholicisme », Histoire du Christianisme, t. 12, p. 179.

62. L. Bouyer, Du protestantisme à l’Église, p. 149.

63. L. Bouyer, Du protestantisme à l’Église, p. 153.

64. Les protestants orthodoxes engendreraient les libéraux qui eux-mêmes engendreraient des athées, « seulement méprisants de toute religion soi-disant transcendante. “Dieu est dans le ciel et tu es sur la terre” ne cessent de répéter les barthiens. Ils risquent fort de se faire répondre bientôt par leurs disciples d’une heure : “Que Dieu reste donc dans le ciel, la terre nous suffit”. » Louis Bouyer, Du protestantisme à l’Église, p. 188.

65. Un enseignement, d’ailleurs, constamment martelé par les évangélistes baptistes, qui fustigent l’angoisse des catholiques face au salut, leur crainte de n’avoir pas assez manifesté de « bonnes œuvres ».

66. L. Bouyer, Du protestantisme à l’Église, chapitre ix, « Les “réveils” protestants : les principes positifs de la Réforme faisant éclater leur gangue négative », p. 190 à 206.

67. L. Bouyer, Du protestantisme à l’Église, p. 192.

68. L. Bouyer, Du protestantisme à l’Église, p. 196.

69. J.-P. Willaime, Profession : pasteur, sociologie de la condition du clerc à la fin du xxe siècle, Genève : Labor et Fides, 1986, p. 74.

70. Par opposition à un type pluraliste. « […] dans les Églises de type pluraliste, le pasteur n’est pas tenu d’adhérer à une théologie déterminée pour accéder au ministère, il doit simplement reconnaître l’autorité normative de la Bible en matière de foi, mais que veut dire l’acceptation de ce principe quand il n’y a pas consensus sur la façon de lire les textes bibliques ? » J.-P. Willaime, Profession : pasteur, p. 76.

71. J.-P. Willaime, Profession : pasteur, p. 74.

72. Ernst Troeltsch, The Social Teaching of the Christian Churches, vol. 2, Harper & Row, USA, 1960, p. 700-701 (trad. anglaise de Die Soziallehren der christlichen Kirchen und Gruppen, 1911).

73. C’est en particulier le cas de l’un des baptistes français les plus violemment anti-catholiques, Gabriel Millon. Ce dernier, un des principaux maîtres à penser des baptistes fondamentalistes de l’après-guerre, avait été ordonné prêtre en 1927 après avoir étudié au Grand Séminaire de Grenoble et à la Faculté de Théologie Catholique de Lille. Il s’était intégré alors à l’ordre des Carmes déchaussés et avait dirigé un collège français à Bagdad. C’est seulement en 1929 qu’il quitta l’Église catholique et prit position dans les milieux évangéliques, puis plus spécifiquement baptistes. Par ailleurs, bien des baptistes se rendent périodiquement compte qu’ils connaissent mieux les dogmes catholiques que certains de leurs interlocuteurs catholiques.

74. Notamment le congrégationalisme radical des baptistes, qui dévalue toute institution normative supra-locale, leur refus du « sacramentalisme », leur militantisme horizontal, leur pratique exclusive du baptême du converti, etc.

75. C’est pour n’avoir pas pris conscience de cette réalité que Jean-Denis Kraege a pensé pouvoir affirmer que les protestants évangéliques rétabliraient le salut par les œuvres (J.-D. Kraege, Les pièges de la foi, Paris – Genève : Labor et Fides, 1993, et article « Une religion des œuvres », journal Réforme, n° 2668, 1er juin 1996, p. 8). Ce faisant, il va plus loin que Louis Bouyer lui-même, et passe à côté de ce postulat des évangéliques, emprunté notamment à Luther – qui la trouve dans la Bible – et plus encore à Calvin : la Grâce seule sauve, mais elle vivifie et transforme ensuite l’existence du chrétien.

76. Voire de recul en proportion de la population française, ce qui conduira Jean Baubérot à s’interroger, dans l’ouvrage Le protestantisme doit-il mourir ?, Paris : Seuil, 1988.

77. Étienne Fouilloux, « “Fille aînée de l’Église” ou “pays de mission” ? (1926-1958) », in Histoire de la France religieuse, t. 4 : xxe siècle, Paris : Seuil, 1992, p. 184, évoque ainsi : « Hormis quelques mouvements de professants d’origine anglo-saxonne, dont la croissance ne justifie cependant pas l’inquiétude des responsables ecclésiaux, les minorités religieuses de l’Hexagone sont trop préoccupées de leur propre existence pour contester la suprématie catholique. »

78. Cf. la publication de Rendre témoignage au Christ, Comité mixte Baptiste-Catholique en France. Présentation par le pasteur Somerville et Mgr Georges Soubrier, Paris : Cerf, 1992.

79. Hector Boileau, cité par Mrs Ada Chaplin, Early sowers in the White Fields of France, Boston : Woman’s Baptist Missionary Society, 1881, p. 25.

80. André Thobois, « L’Église de la bienveillance », À l’ombre du Tout Puissant, Paris : Éd. Décision France, 2006, p. 45-51.

81. Anecdote rapportée par Frédéric Bühler, lors d’un entretien à Mulhouse, août 1996.

82. « Il s’agit d’André Zuber » (note de Jacques-E. Blocher).

83. « Il deviendra effectivement évêque du Mans (Mgr Alix) » (note de Jacques-E. Blocher). Il ne s’agit pas du seul contact rapproché entre un futur évêque et les baptistes. Mgr Brandt, évêque de Strasbourg après la Seconde Guerre Mondiale, a ainsi fréquenté l’Église baptiste de la Bonne Nouvelle de Mulhouse dans sa jeunesse (détail rapporté par Frédéric Bühler, entretien, août 1996).

84. Madeleine Blocher-Saillens, Témoin des années noires, Journal d’une femme pasteur – 1938-1945, Paris : Éditions de Paris, 1998, p. 194.

85. Journal baptiste français fondé en 1919, qui prend le relais de L’Echo de la Vérité.

86. « Nouvelles diverses », Le Témoin de la Vérité, n° 2, février 1939, p. 28.

87. David W. Bebbington, Evangelicalism in Modern Britain, A History from the 1730s to the 1980s, London : Routledge, 1989, p. 256. Notons que cette participation évangélique britannique est alors surtout orientée vers l’Église anglicane (qui comporte elle-même une forte sensibilité évangélique).

88. Président de la FEEBF de 1963 à 1987, le pasteur André Thobois (1924-2012) qualifie ainsi les relations entre l’Église baptiste de l’avenue du Maine à Paris et les voisins catholiques. Il décrit ainsi ces rapports, dans les années post-Vatican II : « Les pasteurs de l’Église (baptiste) prennent part, volontiers, à des pastorales entre pasteurs et prêtres de l’arrondissement ; mais cela n’implique pas, sauf de rares exceptions, la participation de l’Église. » André Thobois, Cent ans de l’Église baptiste de l’Avenue du Maine, 1899-1999, Paris : Croire et Servir Publication, 1999, p. 50.

89. Les formes œcuméniques du dialogue catholique-évangélique (incluant les baptistes), qui se déploient essentiellement depuis les années 1970 en France, mériteraient une thèse de doctorat.

90. Sébastien Fath, Du ghetto au réseau.

91. Michel Mallèvre, Les évangéliques, Paris : Éd. Fidélité, 2015, p. 97.

92. « En fait il existe autant d’œcuménismes que de types de sociétés ecclésiastiques » : Jean Séguy, Les assemblées anabaptistes-mennonites de France, Paris – La Haye : Mouton, 1977, p. 819, n. 157.

93. Pierre Lestringant, « Les Églises baptistes », in Visage du protestantisme français. La Vie des Églises du Concordat à nos jours, Tournon : Les Cahiers du Réveil, 1959, p. 190.

94. Philémon Vincent, Manuel de religion chrétienne, Librairie générale et protestante, s. d., p. 231.

95. Valentine Zuber, « Concorde ou pluralisme ? Les historiens et l’essor de l’œcuménisme dans la deuxième moitié du xxe siècle », Revue d’histoire de l’Église de France 86, n°217 (2000), p. 383-405.