Serge Molla, Martin Luther King, prophète
Genève : Labor et Fides, 2018, 328 p.
Le cinquantième anniversaire de l’assassinat de Martin Luther King à Memphis fut en 2018 l’occasion aux États-Unis d’une vaste introspection sur le rôle historique du pasteur baptiste dans l’émancipation civique des Afro-Américains, mais aussi sur le bilan de ses méthodes de lutte, caractérisées par la non-violence. Le livre de Serge Molla s’inscrit dans cette lignée, même s’il ne s’agit en aucun cas d’une biographie historique au sens classique, les principaux éléments chronologiques de la vie de Martin Luther King étant repris dans le prologue et dans un glossaire fourni autant que précis en fin d’ouvrage. Le livre est davantage un essai de réflexion sur la dimension religieuse de la figure de Martin Luther King, s’attachant à démontrer combien ses combats politiques étaient modelés par sa formation et ses pratiques pastorales.
Dans ce cadre, l’un des apports majeurs du livre est l’usage savant des sermons de Martin Luther King dont l’auteur est traducteur et éditeur en langue française. Il permet en particulier de déconstruire trois grands discours politiques de King (le « I have a dream » d’août 1963, sa dénonciation de la guerre du Vietnam en avril 1967, sa dernière adresse publique la veille de sa mort à Memphis). Serge Molla montre par exemple la part d’improvisation complète des passages les plus célèbres du « I have a dream » qui reprennent dès lors les références bibliques usuelles dans les sermons. La citation du livre du prophète Amos (5,24) sur « le droit devant couler comme une source d’eau et la justice comme un puissant torrent » amorce dans le discours la mobilisation de masse inattendue pour le combat des droits civiques par la métaphore du rêve.
Cette approche originale d’un Martin Luther King par ses racines religieuses a des vertus certaines pour l’étude historique. On appréhende beaucoup mieux l’épuisement progressif du pasteur King jusqu’à la dépression et à une mort presque anticipée en 1968 par sa perception d’un engagement politique vécu comme un chemin de croix et de pénitence où le choix résolu de la non-violence accroît les souffrances à endurer. Le fil directeur d’un King prophète s’étant vu imposer par Dieu la vocation de porter au monde la parole de l’égalité raciale et de la libération des Afro-Américains est tout aussi fécond, car il éclaire la difficulté de King à faire vivre son message au-delà de sa personne. Il souligne aussi la contradiction entre la force de son message et ses failles personnelles – l’infidélité conjugale de King étant évoquée à juste titre puisqu’elle était au cœur des pressions infligées sur lui par le FBI après 1964. Cela a été encore prouvé par les dernières archives Kennedy publiées à l’automne 2017.
Cependant l’historien pourra rester circonspect face à cet ouvrage qui souffre déjà de l’absence d’une bibliographie savante, les notes de bas de page révélant un corpus de références universitaires anglo-saxonnes et françaises assez faible et parfois daté. Le professeur Sylvester Johnson de Northwestern a consacré un article aux relations entre le FBI, King, et le SCLC en 2017 qui intègre les archives les plus récentes et complète utilement les travaux beaucoup plus anciens de Garrow. Par ailleurs, les questions biographiques essentielles (James Earl Ray est-il le véritable assassin ?) pour beaucoup contenues dans un très rapide chapitre 4 sont mal traitées, l’utilisation d’une œuvre romanesque de Munoz Molina pour aborder l’assassinat de King étant déconcertante. Enfin, si l’idée d’une mise au point finale sur la question raciale afro-américaine (chapitre « Et depuis ») était intéressante, elle se révèle fort confuse, puisque s’y juxtaposent le succès éditorial de Ta-Nehisi Coates en 2015, l’émergence du Black Lives Matter ou les affrontements de Charlottesville sans que le lien avec Martin Luther King ne soit ni explicité ni évident. Il manque ainsi une réflexion historique sur la validité du message et des méthodes de King dans des États-Unis où la pratique religieuse des Afro-Américains décroît même si elle reste supérieure à celle des autres communautés états-uniennes. Selon le Pew Research Center, en 2014, si 79 % des Afro-Américains s’identifient comme chrétiens, 18 % d’entre eux se déclarent sans religion contre 12 % en 2007, et cette proportion atteint 29 % entre 18 et 30 ans.
Corentin Sellin