Roy Carpenter, Théologie et Lumières : Jonathan Edwards entre Raison et Réveil
Paris : Ampelos, 2015, 493 p
S’il est souvent considéré comme le premier des théologiens américains et si son nom est attaché à l’origine du mouvement évangélique, Jonathan Edwards (1703-1758) demeure peu connu de ce côté-ci de l’Atlantique, au-delà du cercle des spécialistes. C’est dire tout l’intérêt de la parution en français de cette recherche doctorale menée sous la direction de Bernard Cottret, qui s’attaque au vaste massif des écrits du pasteur de l’Église congrégationaliste de Northampton dans la vallée du Connecticut – au sein de l’Université de Yale, à New Haven, la remarquable Beinecke Library met en ligne la Jonathan Edwards Collection7 – pour montrer que cet héritier d’une dynastie pastorale, marquée notamment par la figure de son grand-père, Solomon Stoddard, est aussi un homme de son temps, fortement influencé par la philosophie de Newton et de Locke, et ses liens avec les deux centres d’enseignement théologique que sont Harvard et Yale. Pour Roy Carpenter en effet, Edwards aborde le Réveil à l’œuvre parmi les fidèles des paroisses de la Nouvelle Angleterre de manière scientifique. Au plus près du terrain, il enregistre les cas de conversion des années 1734-1735 parmi ses paroissiens et dans la vallée, les jauge, en évalue le nombre, insiste sur l’importance du contexte dans lequel ils se produisent, pour tenter d’établir les lois générales qui, comme pour tout phénomène naturel, expliquent aussi bien leur manifestation que les réactions qu’ils suscitent. Dans cette mécanique des forces, l’action provoque une réaction, l’« envoi du Saint-Esprit » provoque la mise en branle des « forces diaboliques » qui tentent de bloquer le processus de conversion. Car c’est bien l’étude des processus que, dès sa formation au collège de Yale où il devient Bachelor of Arts en 1720, le jeune Edwards puis le pasteur de Northampton où il succède à son grand-père en 1726, place au centre de sa recherche scientifique et intellectuelle, et notamment de son Histoire de l’œuvre de la rédemption. Il lui faut « donner une idée claire de la nature et de la manière dont l’Esprit de Dieu opère ». Une abondante œuvre écrite et publiée marque en effet les jalons de cette recherche et de son engagement en faveur d’une religion du cœur, où l’expérience personnelle (l’experimental religion – Roy Carpenter s’inspire d’ailleurs souvent et à bon droit sur l’Experiential Religion de Richard H. Niebuhr) est fondamentale. Pour Roy Carpenter, « La Charité et ses fruits constitue – par exemple – une réécriture de ‘Un Modèle de la charité chrétienne’ à l’âge des Lumières ». En travaillant sur les Écritures, Edwards se place dans la perspective d’une histoire universelle de l’œuvre de rédemption entreprise par Jésus-Christ et s’intéresse à toutes les expériences de réveil à travers l’histoire et à travers le monde chrétien. Il a bien conscience qu’en rejetant la communion restreinte et en invitant tous les convertis à la Cène, il dérange. Parmi les convertis, les femmes – Roy Carpenter souligne qu’« un des aspects les plus surprenants du phénomène est la valorisation de l’expérience féminine » –, les pauvres et les Indiens – son action missionnaire est importante – sont appelés à intégrer la communauté et à participer à la Cène. Il ne sous-estime pas non plus le véritable séisme que provoque le réveil, et le risque d’ébranlement des communautés entre New Lights et Old Lights. En insistant sur la liberté de conscience et la primauté de l’expérience sensible personnelle sur l’autorité pastorale, il fragilise la position des pasteurs, d’autant qu’avec le Grand Réveil des années 1740, les pasteurs itinérants émeuvent – au sens fort que le terme a alors – les foules. Des milliers de personnes assistent et participent aux prédications en plein air, et les pasteurs itinérants en se jouant des frontières paroissiales et des jeux d’influence locaux, accélèrent le processus d’ébranlement général. George Whitefield, qu’Edwards invite à prêcher à Northampton, est bien sûr l’autre grande figure du mouvement évangélique, qui traverse l’Atlantique à de multiples reprises pour parcourir en tout sens la côte Est (ils sont 6 000 à l’écouter à Boston et 7 000 à Cambridge). Mais, lorsque le « grand réveilleur » est parti et que la paroisse d’Edwards est, selon ses propres mots, dans la « confusion générale », il revient au pasteur d’essayer de trouver les mots pour apaiser les uns et les autres, sans pour autant ralentir le processus de conversion. À la différence de Whitefield, il ne peut considérer que « maintenant c’est le temps de la récolte, le temps de vanner vient après »…
Comme héritier, Edwards se met donc lui-même en danger, et il finira d’ailleurs par être exclu de sa communauté et chassé de sa paroisse en 1750. Son exigence d’une « profession de sainteté » pour participer à la communion heurte en effet ses paroissiens et débouche sur la « crise de la Sainte-Cène ». Le contraste avec l’époque où Edwards avait reçu cinq augmentations de salaire de la part de son Église, ce qui pour Roy Carpenter représente alors un véritable triomphe, est saisissant. Ce divorce après un quart de siècle de vie commune lui donne l’occasion d’un dernier sermon particulièrement marquant. Il n’empêche d’ailleurs pas Edwards de poursuivre son œuvre de théologien, de pasteur et de prédicateur. Désormais pasteur de Stockbridge dans le Massachusetts – il a entre autres reçu une proposition d’Édimbourg qu’il décline –, il poursuit son œuvre évangélique, y compris comme missionnaire de la Société pour la Propagation de l’Évangile écossaise auprès des Iroquois. Dans ces années post-Northampton, Edwards fut même amené à prêcher dans son ancienne paroisse, ce qui a dû lui laisser une impression étrange. À la fin de l’année 1757, il accepte après beaucoup de réticences et de refus, la présidence du College of New Jersey, future université de Princeton, en remplacement de son gendre, Aaron Burr, mort brutalement en septembre. Il est vrai qu’Edwards voulait se consacrer à la révision de son Histoire de l’œuvre de la rédemption. Alors que la variole sévit dans le New Jersey, il meurt peu après, des suites d’une inoculation ratée, à laquelle, déjà très affaibli, il n’a pas résisté. Passionné dès sa jeunesse par l’histoire naturelle et le progrès des sciences, il meurt donc en homme des Lumières, laissant un héritage important, tant du point de vue des écrits théologiques, car il poursuit ses recherches jusqu’à sa mort, que des éditions posthumes de ses travaux. Par ailleurs, il a aussi apporté sa contribution à l’édifice familial et, lorsque John Adams échoue face à Thomas Jefferson à se faire réélire président des États-Unis en 1800, il insiste sur le caractère décisif des votes que le candidat à la vice-présidence de son opposant victorieux, aurait réunis sur son nom, comme petit-fils d’Edwards.
L’ample travail de Roy Carpenter propose donc une étude approfondie des écrits d’Edwards mais, au-delà, une plongée dans la Nouvelle-Angleterre du premier xviiie siècle. De facture classique, il opte pour un plan en trois parties : de la « formulation de l’hypothèse évangélique » à sa « mise à l’épreuve » puis à son « remaniement », qui permet à l’auteur de suivre une trame chronologique, sans pour autant éviter toujours les allers et retours et les répétitions. On pourra regretter certaines comparaisons contemporaines faciles qui tiennent plus de l’anachronisme qu’elles n’éclairent vraiment le propos de l’auteur : la comparaison avec Mikhaïl Gorbatchev, la Glasnost et la Perestroïka, ou le rapprochement entre les prédicateurs itinérants et les Beatles. Il faut sans doute y voir l’influence rétrospective des prédicateurs télé-évangélistes, puisque même Bertrand Van Ruymbeke dans sa récente Histoire des États-Unis, présente les prédicateurs du Grand Réveil en « rockstars de la parole évangélique ». On regrettera aussi que la préface de Louis Schweitzer comprenne de surprenantes fautes de langue. On aurait également aimé que la mise en contexte, à laquelle Jonathan Edwards tenait lui-même tant, soit approfondie, ce que les quelque cinq cents pages de la publication permettaient à l’évidence, car l’impact des French and Indian Wars, que Roy Carpenter ne méconnaît cependant pas, ou les ressentiments contre la métropole britannique, sont des éléments importants. Stockbridge est d’ailleurs sur la ligne de front, comme le rappelle l’auteur. La comparaison entre Jonathan Edwards et Benjamin Franklin, tel qu’il se présente dans son Autobiographie, méritait aussi une attention plus soutenue et la référence à des Lumières unes et indivisibles aurait dû prendre en compte la complexité et la diversité du phénomène. Pour autant, l’intérêt de ce travail est incontestable, car si plusieurs biographiques de grande qualité d’Edwards existaient en langue anglaise, Roy Carpenter permet désormais au public francophone de prendre connaissance du parcours original de Jonathan Edwards, et de comprendre plus largement, au-delà des Églises établies – au premier rang desquelles l’Église d’Angleterre –, la remise en question générale de l’autorité que les crises qu’il observe, analyse, accompagne et suscite, manifestent dans les décennies qui précèdent la déclaration d’indépendance de 1776. On rappellera pour finir, et pour inviter à la lecture de ce travail solide et de qualité, la prophétie d’Edwards en 1724 : « le pouvoir absolu et despotique des rois de la terre sera enlevé et la liberté régnera partout sur la terre ».
Pierre-Yves Beaurepaire
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7. https://beinecke.library.yale.edu/collections/highlights/jonathan-edwards-collection.