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Anne DUNAN-PAGE L’Expérience puritaine. Vies et récits de dissidents (XVIIe-XVIIIe siècle)

Paris : Cerf, 2017, 497 p

Si le xviie siècle européen peut être qualifié de moment de « deuxième Réforme » en raison de la multiplication des groupes et sectes s’opposant aux Églises instituées, la Grande-Bretagne en représente un cas particulièrement marquant. En effet, dès les premières années de ce qui sera par la suite qualifié d’« interrègne », le pouvoir royal et l’Église d’Angleterre ont dû composer avec de très nombreux groupes, plus ou moins radicaux, qu’ils ont tantôt tolérés, tantôt farouchement poursuivis et persécutés par un arsenal juridique et judiciaire de plus en plus élaboré, en les regroupant sous le nom de « dissidents ». Anne Dunan-Page propose un nouveau point de vue sur cette période. Elle ne s’intéresse pas à la production polémique générée par cette multiplication de « sectes », mais donne la parole aux principales concernées, les Églises dissidentes, au travers de sources jusque-là peu étudiées : les livres d’Églises des communautés congrégationalistes et baptistes. Révélateurs d’un souci partagé par ces groupes de développer une culture ecclésiale, les 72 livres collectés par l’historienne se caractérisent par une grande diversité formelle et de contenu, tout en rassemblant des informations communes : récit de fondation de la communauté et contrat passé entre les membres, copies de correspondances jugées importantes, minutes, notes, récits portant sur l’action disciplinaire de l’Église, et éventuels registres des membres. En choisissant de s’intéresser aux « expressions du puritanisme anglo-saxon telles qu’elles ont été narrées par les communautés elles-mêmes » (p. 20), l’autrice entreprend de rendre à l’identité dissidente son épaisseur et sa complexité, en l’abordant au travers des rites, pratiques, lieux, histoires, représentations, quotidiennetés qui la composent, en d’autres termes en tant que « religion vécue », par-delà les stéréotypes véhiculés par les productions polémiques. Divisé en quatre parties, l’ouvrage explore les différents pans qui composent cette vie communautaire marquée par ses propres règles et normes et néanmoins intégrée à un contexte culturel plus large, celui des Îles Britanniques et de la Nouvelle-Angleterre du deuxième xviie siècle.

Les congrégations dissidentes étudiées se sont formées entre les années 1640 et 1650, et sont les héritières des divers groupes qui ont émergé aux marges de l’Église d’Angleterre à l’époque moderne, à commencer par les puritains de l’époque élisabéthaine, qui souhaitaient la mise en place d’un modèle plus proprement calviniste et en rupture plus nette avec les pratiques « papistes » de Rome. Les « saints visibles » choisis par Anne Dunan-Page se situent dans un intéressant entre-deux entre les groupes réformistes qui entendent changer l’Église de l’intérieur, comme les presbytériens, et les groupes plus radicaux et séparatistes comme les Quakers, qui la rejettent en bloc. Ils se nomment baptistes calvinistes, baptistes arminiens, et congrégationalistes. Certaines communautés peuvent même être mixtes, rassemblant plusieurs de ces dénominations. Malgré des différences fortes, comme la question cruciale du baptême, ces groupes partagent des traits communs importants : une théologie de la double prédestination, visible dans un recrutement par cooptation et l’obligation pour les nouveaux venus de proposer un récit de leur expérience spirituelle révélant le travail de la grâce en eux, et une culture ecclésiale marquée par un souci littéraire fort (les livres d’Église) et une volonté nette d’organisation. Sources disparates, lacunaires, sélectives, parfois copiées et compilées a posteriori, les livres d’Église sont néanmoins « la trace matérielle, vivante, des congrégations » (p. 60), et viennent ainsi leur donner une épaisseur historique passionnante.

Au début de ces livres se trouve généralement un récit de fondation, que la fondation ait été le fait de missionnaires venus de communautés plus ou moins éloignées, ou de la volonté locale de croyants qui se rassemblaient déjà en groupes de prières depuis plusieurs années. Dans tous les cas, la fondation est marquée par un désir explicite de faire communauté qui s’incarne dans un contrat passé entre les membres. Moment fort de la cérémonie, le récit d’expérience des fondateurs met en lumière l’égalité spirituelle voulue entre les membres et l’importance accordée aux laïcs. Si le pasteur est un personnage central des congrégations (et parfois le rédacteur des livres d’Église), il n’est pas essentiel à la fondation, et a pu parfois être ordonné une fois l’Église établie, après une période de résidence dans la communauté et un récit d’expérience jugé satisfaisant. Ce récit n’est pas obligatoire pour les nouveaux venus issus d’autres congrégations, et souvent, une lettre de recommandation de l’Église d’origine suffit. En revanche, dans le cas d’individus non-calvinistes, voire non-chrétiens, souhaitant intégrer la communauté, la question est épineuse, puisque le récit d’expérience doit également être un récit de conversion aux valeurs chrétiennes et calvinistes, et plusieurs Églises dissidentes sont confrontées à des imposteurs et espions à la solde de Rome. Si, chez les dissidents du xviie siècle, l’Église s’entend avant tout comme le groupe des croyants, les lieux de culte, surtout en période de persécution, ont leur importance. Le culte domestique, déjà très important, se renforce pendant la Restauration. Dans les années 1640-1650, les dissidents peuvent également se réunir dans des auberges, des tavernes, des chapelles de manoir, des bâtiments municipaux ou marchands, parfois même dans des églises paroissiales ou des cathédrales. Des réunions en plein air peuvent avoir lieu, de manière assez ponctuelle : contrairement au stéréotype, les dissidents ne glorifient pas spécifiquement les champs ou les étables mais recherchent avant tout la sécurité physique des personnes présentes. Une déclaration d’indulgence de Charles II en 1672 (qui ne dure que quelques mois) permet en outre aux dissidents de faire bâtir leurs propres « meeting-houses ». Le culte dissident se caractérise par une adaptabilité aux contraintes : les lieux choisis ont leur importance puisqu’ils peuvent influer directement sur la prise de parole des individus, notamment à l’occasion des récits d’expérience des nouveaux venus.

Si la vie dans une congrégation comporte une dimension collective intense, l’expérience dissidente fait également la part belle à l’individu, en particulier via le récit d’expérience requis préalablement à toute intégration. Ce récit, avant tout oral, comporte des points communs avec les récits de conversion, mais s’en distingue en faisant de l’expérience une somme de petits moments de grâce (alors que la conversion implique une rupture, un tournant majeur) dont les manifestations se déroulent encore au présent. Cette pratique du récit est née en Nouvelle-Angleterre dans les années 1640. Les récits sont alors publics. Lorsque la pratique s’exporte en Grande-Bretagne, certains éléments changent : le récit n’est plus forcément donné en public mais parfois devant un nombre restreint de membres de la communauté, et le processus est simplifié. La nécessité de ce récit fait cependant débat dans certaines communautés jusqu’au xviiie siècle, avec l’argument qu’il peut être excluant pour celles et ceux qui ont des difficultés à s’exprimer en public. L’apprentissage du récit de soi peut se faire en famille, au sein de la communauté ou individuellement. Le contenu de ces récits nous est parfois connu car une partie d’entre eux a été éditée, même si cela représente un nombre très limité. Certaines formes manuscrites servent aussi de support lorsque le protagoniste est incapable de prononcer son récit à l’oral : il peut alors être lu par un autre membre de la communauté en sa présence. Malgré cela, le récit d’expérience a toujours gardé une essence profondément orale. Loin d’être un monologue très cadré,

il s’agit d’une expérience narrative plurielle, dialogique, interactive. Les livres d’Église, et donc les communautés, prêtent une attention particulière aux émotions générées lors du récit, à la fois dans la narration (émotions liées à l’expérience de la grâce) et à l’occasion de son énonciation, sur le relatant et sur l’auditoire. Dans un contexte culturel de méfiance face aux expressions d’enthousiasme, les émotions trop intenses présentes dans les récits d’expérience sont regardées avec suspicion, tandis qu’est valorisée une « médiocrité émotionnelle » à la croisée entre joie, espoir, doute et désespoir. Cette stabilité repose sur une sélection de versets bibliques intégrés à la narration. La plupart des Églises se révèlent accommodantes face aux émotions du néophyte lors du récit : elles peuvent proposer des récits devant comité restreint, voire tolérer certaines extériorisations excessives ; les larmes sont, dans certains cas, interprétées comme des preuves d’élection. C’est donc une forme de bienveillance face au corps, et aux difficultés des nouveaux membres à s’exprimer, à canaliser le stress, la honte, la timidité et l’anxiété, qui ressort de l’étude des livres d’Église, plutôt qu’une volonté de se cantonner à des règles trop strictes.

Dans le contexte globalement répressif du deuxième xviie siècle, la survie des communautés dissidentes a été confrontée à plusieurs enjeux importants. La première menace identifiée par les congrégations est l’absentéisme des membres, quoique le phénomène soit extrêmement difficile à quantifier. Être absent est un manquement important, car la vitalité des assemblées dépend de ses membres. Mais ces cas d’absence permettent à l’historienne de mener une réflexion sur le degré d’implication des individus dans le groupe, et sur l’importance de l’identité dissidente par rapport aux autres appartenances sociales. Il en ressort que cette identité est loin d’être exclusive, et qu’elle ne conduit presque jamais à une rupture avec d’autres adhésions. Cela se manifeste également au moment du mariage. Si les congrégations mettent en place des stratégies de prévention des mariages mixtes et de lutte contre les mariages de ses membres à l’église paroissiale, elles font pourtant souvent preuve de pragmatisme, pardonnant aux individus qui se repentent afin de ne pas perdre de membres. Un nombre important de dissidents choisit de se marier à la paroisse : le mariage puritain se déroulant sans présence pastorale obligatoire, les individus craignent qu’il ne soit pas officiellement reconnu et que cela pose ensuite des problèmes légaux. L’historienne suggère cependant que des arrangements peuvent exister avec les pasteurs paroissiaux, pour omettre certains aspects que les dissidents ne peuvent cautionner, comme la génuflexion ou l’anneau passé au doigt de la mariée. Sur la question de la régulation des mœurs, contrairement au stéréotype d’un monde puritain excessivement répressif, Anne Dunan-Page affirme que les Églises ne diffèrent pas du reste de la société : les pasteurs jouent le même rôle de médiation que leurs homologues anglicans et l’ingérence, l’observation et les tentatives de contrôle de la communauté sur la vie des familles sont à mettre en lien avec la nature publique de ces dernières, dans la société de l’époque. La seule différence réside dans l’impératif accru pour les congrégations de maîtriser leur réputation, en particulier dans le contexte polémique et répressif de la Restauration.

L’autrice termine son ouvrage en changeant justement de contexte, et en explorant le cas de la fondation ratée (puis réussie quelques années plus tard) d’une congrégation amérindienne à Natick, en Nouvelle-Angleterre, en 1652. S’appuyant sur un ouvrage rapportant les récits d’expérience des Amérindiens, elle souligne les difficultés notamment langagières soulevées par ce passage obligatoire du rituel, et sur sa signification ambiguë, entre récit de conversion au monothéisme et récit d’expérience de la grâce dans un cadre calviniste. Cela constitue un cas d’étude intéressant sur le travail local des missionnaires mais aussi sur les difficultés concrètes et les achoppements dans le transfert d’un rituel vers des espaces et contextes différents.

Une des forces de cette recherche est qu’elle parvient à révéler les similarités entre des mouvements différents tout en cassant l’image homogène et stéréotypée des dissidents de l’époque. En effet, baptistes et congrégationalistes partagent la volonté commune de mettre en place une structure ecclésiale stable rassemblant les « saints visibles », et ce de manière globalement homogène sur le territoire britannique. Mais à échelle individuelle, les dissidents, femmes comme hommes, participent de plain-pied à la culture religieuse de leur temps, et l’affirmation d’une identité dissidente ne se fait pas nécessairement au détriment ni à l’exclusion d’autres identités sociales. Une culture dissidente s’est néanmoins développée, marquée par une complémentarité de l’oral et de l’écrit. La mise en récit des expériences individuelles (récit d’expérience) et collectives (livres d’Églises), et le besoin de se raconter et de laisser des traces en constituent des caractéristiques essentielles. Alternant les analyses et les nombreuses citations de sources extrêmement riches, Anne Dunan-Page donne la parole à ces hommes et femmes qui estiment que l’Église nationale ne leur garantit plus l’accès au Salut, et souhaitent ainsi rejoindre une communauté de

« saints visibles », sans pour autant rompre définitivement avec leur milieu d’origine. Elle dresse ainsi le portrait collectif et complexe de femmes et hommes pluriels qui choisissent délibérément de faire communauté, et d’en faire le récit.

Noémie Recous