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Jean-Marie Le Gall, Les guerres d’Italie (149-1559). Une lecture religieuse

Genève : Droz, 2017.

Jean-Marie Le Gall n’entend pas présenter aux lecteurs une synthèse sur les guerres d’Italie, mais une nouvelle lecture soulevant les enjeux religieux de ce long conflit européen. Composé de quatre chapitres, long de 218 pages et enrichi par un Index nominum et d’un Index locorum toujours précieux, l’ouvrage ne propose malheureusement pas de bibliographie ; les références aux sources publiées et aux travaux historiques et sociologiques utilisés ne se retrouvent donc qu’en note de bas de page.

Dans un article paru en 1987, Colette Beaune appelait à se concentrer sur la religion comme « un des media les plus efficaces de l’action politique » et à s’intéresser à « tous ces “inspirés” qui hantent les cours princières1 » (p. 203). Toutes les réflexions de Jean-Marie Le Gall répondent à cet appel. Il souhaite ainsi rompre avec la lecture politique des guerres d’Italie qui s’est imposée depuis Guichardin. En effet, l’auteur souligne dans l’introduction que les conflits italiens ont été pensés presque exclusivement dans leur dimension politique en raison d’une focalisation trop importante sur la lecture et l’interprétation des événements délivrées par Guichardin ou par Machiavel. Son objectif, rappelle-t-il dans sa conclusion, est avant tout d’« essayer de dire du neuf sur ce passé, et lancer des pistes de recherches hors des ornières, devenues si profondes à force d’être empruntées, qu’elles empêchent la recherche de se renouveler. Face à une sorte d’apologétique de la lecture traditionnelle de la raison d’État, faisons sa place à la raison religieuse dans la dynamique guerrière du temps » (p. 203). Cette volonté de retrouver les enjeux religieux d’un conflit présenté avant tout comme politique n’est pas sans rappeler l’appel lancé par Mack Holt en 1993 au sujet des guerres de Religion : « Putting Religion Back into the Wars of Religion2 ».

Certes, le temps des guerres d’Italie a vu la naissance de nouvelles philosophies politiques fondamentales3, mais est-il pour autant ce moment charnière qui, par un processus de sécularisation, conduirait l’Europe au seuil de la modernité ? Selon l’auteur, il ne faut pas sous-estimer la place et l’influence de la religion dans ces événements : avant l’affrontement, chacun priait à genoux ; tous les combattants portaient sur ou sous leur cuirasse une réplique de la croix ; les victoires étaient célébrées par des Te Deum, tandis que les défaites donnaient lieu à des processions pour apaiser la colère divine, ou même à des vagues de persécutions anti-judaïques (p. 18-22). C’est donc en prêtant désormais autant d’attention aux prêches du dominicain Jérôme Savonarole qu’aux discours des théoriciens politiques que l’auteur propose une première réévaluation de la place de la religion et du religieux dans les guerres d’Italie.

Rompant avec la tradition historiographique des lamenti, Jean-Marie Le Gall dresse une première piste de recherche en invitant les historiens à considérer l’Italie comme le cœur d’une certaine forme d’humanisme et le foyer d’une nouvelle espérance : « Mais dans ces conflits et leurs aléas, la douleur se mêle aux rêves de changements. Peut-être faut-il alors cesser de tenir les guerres d’Italie comme l’exemplum doloris d’une histoire italienne longtemps hantée par la perte de sa grandeur et de sa liberté passées et considérer plutôt cette époque féconde comme tendue vers l’espérance de renouveaux multiples. » (p. 78).

Puis il s’interroge sur le rôle d’un acteur fondamental des guerres d’Italie : le pape. Celui-ci doit être étudié dans toutes ses dimensions, en tant que chef temporel bien entendu, mais également en tant que chef spirituel et enfin comme le chef d’un clan familial dont il doit protéger les intérêts. Or à ses yeux, la seule lecture politique des conflits ne permet pas de saisir pleinement tous les « enjeux théologico-politiques du temps et masque les succès de la monarchie pontificale » (p. 81). Car, souligne-t-il, en permettant au pape d’associer liberté italienne et liberté de l’Église, les guerres ont en réalité renforcé l’autorité pontificale. Et de se demander, finalement, s’il ne serait pas pertinent de renverser la formule machiavélienne selon laquelle la religion est un moyen du politique pour se demander si la guerre et le politique n’ont pas été les moyens pour le pape de viser un objectif religieux (p. 139).

Après avoir ainsi analysé le renforcement de l’autorité spirituelle du pape, Jean-Marie Le Gall propose une courte réflexion (d’une quinzaine de pages) sur la place tenue par les hétérodoxes italiens dans les rivalités entre Valois et Habsbourg. Comme le roi de France a soutenu les princes luthériens pour nuire à l’empereur, il se demande s’il n’aurait pas également pu défendre les « hétérodoxes italiens contre l’empereur, voire contre le pape » (p. 143). L’affaire n’est cependant pas aussi simple puisque tous les hétérodoxes italiens ne sont pas pro-français. Face à cette réalité « complexe et mouvante » (p. 156) et à la place indéniable occupée par la religion tout au long de ces conflits, une dernière interrogation émerge : peut-on qualifier les guerres d’Italie de guerres de Religion ?

L’auteur pose ainsi la question du « caractère belligène du christianisme au xvie siècle » et se demande si la religion a inhibé la violence exercée sur les champs de bataille (comme le pense Machiavel) ou si au contraire elle a stimulé les pulsions violentes (p. 162). La première piste explorée est celle d’une « permanence des pratiques guerrières avant et après 1559 ». Bien que le taux de létalité soit identique entre les guerres d’Italie et les guerres de religion et que l’ennemi soit constamment désigné comme hérétique par exemple, il faut que les guerres d’Italie aient une « intention religieuse » pour qu’il y ait permanence (p. 177). Or, en dehors des deux cas développés (p. 177-190) – à savoir la vague rigoriste qui s’abat sur la Florence de Savonarole entre 1494 et 1498 et le sac de Rome en 1527 –, l’auteur ne décèle pas une telle intention dans le reste des conflits. Il démontre en effet que la religion a surtout permis de mieux encadrer le comportement des combattants et de discipliner leurs pratiques, les rapprochant ainsi davantage du modèle du « soldat chrétien » que du « guerrier de Dieu » (p. 190-200). Au total, il serait donc abusif, aux yeux de l’auteur, de qualifier les guerres d’Italie de guerres de Religion. En dehors du sac de Rome, les combats ne produisent pas en effet de violences précisément religieuses telles qu’elles ont pu être étudiées et décryptées par Natalie Zemon Davies4 et Denis Crouzet5. « La présence de la religion dans un conflit n’en fait pas une guerre de religion, conclut-il. Mais voilà qui n’autorise pas à déclarer que la religion n’a rien à voir avec la guerre, à en minorer les justifications religieuses ou à les réduire à des moyens du politique dans un espace-temps sécularisé. La guerre est fondamentalement hétérogène et complexe. » (p. 201).

Or c’est bien ce leitmotiv qui sous-tend finalement l’ensemble de la réflexion de Jean-Marie Le Gall : redonner toute sa profondeur et toute sa complexité – non plus seulement événementielle et politique, mais – culturelle et religieuse aux guerres d’Italie. Plus largement, ce livre appelle les lecteurs à considérer toute la complexité des phénomènes guerriers et notamment ceux du xvie siècle où politique et religion s’entrecroisent. Un monde, écrit-il, où « modernité, post modernité et religion se mêlent », réfutant l’opinion de ceux qui considèrent que les guerres de la première modernité et les attentats ou guerres contemporaines n’ont rien à voir. Un essai en définitive, riche, efficace et stimulant qui poursuit les réflexions lancées voici deux ans par l’auteur et Denis Crouzet6, et qui invite enfin les lecteurs à « ne pas oublier l’histoire pour comprendre que ce qui se passe n’est jamais totalement nouveau, tout en étant toujours inédit » (p. 208).

Nicolas Breton

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1. Colette Beaune, « Visionnaire ou politique ? Jean Michel, serviteur de Charles VIII », Journal des savants, 1987, n°1-2, p. 65-78 et plus précisément ici p. 78 [et non p. 178, p. 203].

2. Mack P. Holt, « Putting Religion Back into the Wars of Religion », French Historical Studies 18 (1993), p. 524-551.

3. L’Italie est alors « l’école des sciences politiques de l’Europe », selon les mots de Henri Hauser, La modernité du xvie siècle, Paris : Alcan, 1930, p. 60, cité par l’auteur, p. 12.

4. Natalie Zemon Davis, « Les rites de violence », dans Les Cultures du peuple. Rituels, savoirs et résistances au xvie siècle, Paris : Aubier, 1979, p. 251-307.

5. Denis Crouzet, Les guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion. Vers 1525 – vers 1610, Seyssel : Champ-Vallon, 1990, 2 vol.

6. Denis Crouzet et Jean-Marie Le Gall, Au péril des guerres de Religion. Réflexions de deux historiens sur notre temps, Paris : PUF, 2015.