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« Mon âme est en liberté, et j’ai la paix de la conscience »1 :

résistance et spiritualité des femmes du Désert2

Inès KIRSCHLEGER

Maître de conférences à l’Université de Toulon,
BABEL (EA 2649)

Le 14 avril 1768, à l’âge de 57 ans, après trente-huit années d’une captivité languissante, Marie Durand quittait enfin la Tour de Constance de la ville d’Aigues-Mortes, où elle était emprisonnée depuis l’âge de 19 ans avec d’autres femmes de tous âges, dont le seul crime était d’être protestante et de vouloir le rester. En cette année où nous commémorons le 250e anniversaire de la libération des prisonnières de la Tour de Constance, il est bien légitime de rendre une nouvelle fois hommage au courage exceptionnel de cette femme, dont la constance et la fermeté d’âme honorent la mémoire protestante par un témoignage si éclatant, sur la durée, de ce que Dieu donne la force de faire à ses enfants. Mais à dire vrai, est-il encore besoin de mettre à l’honneur le nom de cette femme ? Marie Durand n’est-elle pas assurément la plus connue des protestantes de la période du Désert, voire au-delà ? Plus qu’un symbole de la résistance non-violente à l’oppresseur, elle est devenue au fil du temps une icône, véritablement : un modèle de constance dans la foi, essaimant autour d’elle les vertus chrétiennes de charité et de fraternité ; une femme forte, acceptant la longévité de sa peine avec une noble dignité ; une conscience libre, généreuse et pacifique.

Trois éléments concrets et toujours d’actualité ont contribué à favoriser, à juste titre, l’héroïsation du personnage. Tout d’abord, son nom reste attaché à ce lieu de mémoire demeuré intact, la tour de Constance, qui permet de faire vivre le souvenir de cette femme dans son cadre réel : à pénétrer dans l’ancienne prison au premier étage de la Tour, à voir l’exiguïté des lieux, la rotondité de la cellule qui augmente le sentiment oppressant de confinement, à sentir l’imposante épaisseur des murs et l’insolente minceur des ouvertures, on se demande comment il fut possible de survivre là, à trente-huit années de réclusion.

Marie Durand, c’est ensuite une signature, que la postérité lui a d’office attribuée sans preuve, mais peu importe, elle est sienne désormais : le fameux mot « Résister » gravé à même la pierre dans sa cellule, comme gage d’une foi vivante et pérenne qui transcende les individus et les époques.

Enfin, grâce au monde de l’art protestant, Marie Durand possède un visage, ou à tout le moins une posture, immortalisée plus d’un siècle après sa mort par le peintre Max Leenhardt, en 1892, dans un tableau célèbre de très grand format donnant à voir les « Prisonnières huguenotes à la Tour de Constance » : parmi le groupe de femmes représentées, frêles et lasses, sur la terrasse supérieure de la Tour où leur piété pouvait s’exercer « à ciel ouvert3 », comme en écho aux assemblées clandestines qui se vivaient non loin de là, on devine une Marie Durand debout, bien qu’affaiblie, campée dans une attitude qui reflète son inébranlable soumission à la volonté divine, l’index levé vers le ciel de son espérance. Quinze ans plus tard, en 1907, Jeanne Lombard s’attelant à la peinture du même sujet, choisissait de mettre au premier plan une figure de femme forte, dans la cellule de sa prison, mais les bras croisés et les yeux au ciel, coiffée de blanc et comme auréolée de lumière : l’héroïsation idéalisée de Marie Durand suivait son cours et n’allait cesser de prendre de l’ampleur au cours du xxe siècle4.

Mais derrière la figure idéale de cette femme que le temps a sublimée, pour le croyant en quête de vérité spirituelle, une faille demeure : malgré la correspondance relativement fournie qui nous est restée d’elle, une cinquantaine de lettres qui nous renseignent assez précisément sur les conditions de détention des femmes et sur les réseaux européens de correspondance entre la France et les pays du Refuge, nous ne savons pour ainsi dire rien de la manière dont Marie Durand exprimait au quotidien « la force invincible de la foi évangélique5 » qui l’animait et que l’on a tant vanté6 : quels étaient les mots de ses prières ? quels psaumes chantait-elle ? quels étaient les passages de la Bible qu’elle aimait à lire et à méditer ? En un mot, comment se fortifiait sa foi, dans « ce cercueil de pierre7 », au fil des années de sa captivité ? Si pour l’historien, les lettres de Marie Durand ont bien des choses à dire, pour le croyant en revanche, elle est un visage sans paroles.

De fait, les voix féminines qui nous parlent de la spiritualité du Désert sont rares. L’Histoire, injuste et sélective, dans l’immense charivari de la longue période du Désert huguenot, qui s’étend sur près d’un siècle entre deux bornes symboliques, la révocation de l’édit de Nantes en 1685 et l’édit de tolérance en 1787, n’a laissé, à côté du souvenir de Marie Durand que quelques noms épars de femmes martyres, ayant éprouvé les souffrances de la captivité ou les angoisses de la fuite. Sur quelque 160 000 huguenots ayant choisi de quitter le royaume de France dans les dernières années du xviie siècle, on ne compte à l’heure actuelle qu’une soixantaine de récits ou de mémoires des exilés et des martyrs de la Révocation, dont une petite dizaine seulement concerne des récits de femmes, souvent brefs, écrits par une femme ou à propos d’une femme8.

Ces récits nous parlent de femmes entreprenantes et « opiniâtres », selon le terme qui revient souvent à l’époque pour les caractériser, c’est-à-dire déterminées à ne jamais abjurer. Très vite elles ont décidé de fuir, dans l’espoir de gagner un pays limitrophe. Elles ont dû, par la force des choses, s’émanciper de l’autorité d’un mari ou d’un père pour prendre la route, car on fuyait de préférence en ordre dispersé pour ne pas attirer l’attention, le père d’un côté, la mère de l’autre, avec éventuellement une partie des enfants du foyer. Suzanne de Robillard, jeune femme de 19 ans, raconte ainsi comment elle a organisé sa fuite en avril 1687 depuis La Rochelle avec ses cinq jeunes frères et sœurs, âgés de deux à dix ans, à fond de cale, dans un bateau en partance pour Exeter en Angleterre9. Ce n’est que trois mois plus tard que sa mère put les rejoindre, avec un autre enfant plus âgé et une servante10, et il faudra encore un an pour que le père de famille les rejoigne à son tour11.

Lorsqu’elles ne voyageaient pas en famille, ces femmes esseulées s’agrégeaient à d’autres, au hasard des rencontres, comme en témoigne ce groupe de 14 femmes arrêtées rue Saint-Jean à Lyon en août 168612. Nombreuses furent ainsi celles dont la route fut barrée en chemin. Livrées à elles-mêmes, elles prenaient des risques, comme la jeune Marie Devignolat, désireuse de gagner la Suisse, et rencontrant dans la rue à Lyon un jeune homme originaire de Lausanne, Damien de Det, qui accepte finalement de l’aider à quitter la ville en la faisant passer pour son valet. Ce type de travestissement en homme était fréquent, pour ne pas être reconnue et pouvoir sortir plus aisément des villes13. Mais cela ne suffira pas pour ces deux jeunes gens qui sont arrêtés l’un et l’autre en avril 1686, lors d’un contrôle de passeport, à Seyssel14.

Pour toutes celles dont la fuite s’arrête prématurément, commence alors véritablement l’épreuve de force, au gré des transferts incessants d’une prison à l’autre. En effet, à lire les récits des années 1680, on est frappé de voir combien nombreux et variés étaient ces cachots improvisés (citadelles, couvents, hôpitaux, caves ou salles obscures) dans lesquels on retenait les femmes, en les séparant des hommes, mais en dissociant aussi les groupes de femmes qui avaient été arrêtées ensemble : diviser pour mieux faire abjurer.

Dans son « Journal », Anne de Chauffepié15 qui retrace ses tribulations carcérales entre 1685 et 1688, décrit très bien comment on s’ingéniait à séparer les prisonnières, surtout pour celles qui avaient tissé des liens d’amitié16, afin qu’elles ne puissent ni parler ni prier ensemble. Anne de Chauffepié a bien compris qu’il s’agit là d’un moyen de pression supplémentaire pour vaincre les dernières résistances de femmes déjà durement éprouvées. Après avoir connu diverses cellules de la citadelle de l’île de Ré où elle est enfermée en avril 1686 pendant plus d’un an, elle est transférée avec ses compagnes de captivité en mai 1687 dans différents couvents de la ville de Niort. Elle écrit :

Nous fûmes mises après dîner dans quatre différents couvents, sans avoir aucune communication les unes avec les autres, ni sans savoir de nos nouvelles que par hasard et très rarement [… ] croyant que nous privant de tout plaisir on nous porteroit plus tôt au changement que l’on vouloit de nous ; mais l’expérience leur a fait voir et leur montre tous les jours que ces sortes de rigueurs, qu’on ne tient que pour chagriner, ne font que raffermir les esprits dans une religion qui n’enseigne que douceur et les éloigner d’avantage de celle dont les plus forts arguments sont rigueur et captivité17.

Son récit n’est par endroits qu’une longue litanie de la désespérance qui égrène, en même temps que les noms de ses compagnes, les lieux d’enfermement qu’on leur impose :

J’étois aux Ursulines, et Mlle du Mas aux Hospitalières, Mlle de la Pommeraie aux Cordelières, et Mme de Ruffignac aux Bénédictines ; et toutes ces demeures nous étoient assignées par lettres de petit cachet. Peu de jours après [… ] j’appris que les trois compagnes que j’avois laissées en Rhé avoient été transférées : Mlle de Puiscouvert, aux Filles de Notre-Dame, à Fontenay ; Mlle de la Vergnais, à celles de la Providence, à la Rochelle, et Mlle de Saumaise, aux Saintes-Claires, dans la même ville18.

Autant de lieux épars, autant de souffrances diffractées et amplifiées. Anne de Chauffepié confesse :

J’étois exposée, là comme dans les autres lieux de ma captivité, à diverses tentations : l’amour de la liberté, si naturel à tout le monde ; la crainte d’une prison perpétuelle, dont j’étois sans cesse menacée ; la tristesse de la solitude où je passois d’ordinaire dix-huit ou vingt heures des vingt-quatre du jour et de la nuit ; la douleur d’être séparée des personnes qui m’étoient chères ; la perte de toutes les compagnies qui pouvoient m’être agréables, et la privation des exercices publics, livroient quelquefois de rudes combats à ma persévérance. J’ai senti souvent dans ces occasions la faiblesse de l’esprit humain et l’efficacité de la grâce : la chair combattoit contre l’esprit, et la grâce a toujours surmonté et vaincu hautement la nature19.

Après Niort, elle connaîtra encore diverses prisons, à partir de l’été 1687, à Poitiers, à Chartres, et enfin à l’abbaye d’Arcisses pendant dix longs mois, avant d’être expulsée de France au printemps 1688.

Ce même ballet incessant de prisonnières, ce même entrecroisement étourdissant de noms de femmes et de lieux, s’observe un peu plus à l’est, entre Mâcon, Dijon, Bourg-en-Bresse et Bellay, dans le récit de captivité de Jeanne Faïsses, originaire de Sainte-Croix de Caderle et détenue prisonnière entre mars 1687 et avril 168820. Mais le texte cette fois-ci met davantage en évidence l’incongruité de maintenir ensemble toutes ces femmes, filles, mères, veuves, épouses, sœurs ou nièces, venues du Languedoc (Montpellier, Barjac, Saint-Ambroix, Aimargues), du Dauphiné et du Vivarais (Montélimar, Annonay) ou encore de Bussy en Bourgogne, n’ayant pas grand-chose en commun, mais se retrouvant si étrangement semblables devant les menaces de la fièvre, de la gangrène21, de la folie22, et devant les frayeurs sans cesse agitées par les geôliers : avoir le crâne rasé de la main du bourreau23, être transférée dans une prison plus âpre, ou pire encore, en Amérique24.

Cette expérience douloureuse du déracinement trouvait parfois un exutoire dans certaines activités typiquement féminines de l’époque : la broderie de dentelle ou la tapisserie, ce dont témoigne déjà le récit de Jeanne Faïsses25, et ce que la correspondance de Marie Durand détaillera plus amplement bien des années plus tard. Mais c’est bien sûr la Bible, ses mots et ses images, qui permettaient de convertir ce présent terrifiant en ascèse expiatrice. Le récit de Jeanne Faïsses souligne à deux reprises comment les détenues « s’exerçaient à la persévérance » par « la prière en commun deux ou trois fois par jour », la lecture de la Bible et le chant des psaumes26. De manière plus précise encore, les mémoires d’une jeune femme originaire du Dauphiné, Blanche Gamond27, montrent comment la foi de ces femmes martyres s’aiguisait au fil des épreuves et comment elles parvenaient à convertir leurs souffrances physiques en joie spirituelle par les mots et les images de la Bible.

Contrairement aux récits dont nous avons parlé précédemment, les mémoires de Blanche Gamond ont plutôt tendance à estomper les noms des référents réels pour ne retenir que l’essentiel : le face-à-face d’une âme souffrante avec son Dieu. Le récit nous donne à lire les tristes pérégrinations de la jeune femme au Désert, lorsqu’elle cherche à fuir la ville de Saint-Paul-Trois-Châteaux dans le Dauphiné, avant d’être arrêtée en avril 1686 près de Grenoble, puis les persécutions qu’elle a subies lors de sa captivité à l’Hôpital de Valence, haut lieu de supplices réputé pour venir à bout des protestants les plus récalcitrants, avant qu’elle ne parvienne finalement à rejoindre la Suisse en 1688, d’où elle rédigera son récit l’année suivante. Mais ici l’itinéraire de la jeune femme est ponctué par des images bibliques qui témoignent d’une spiritualité sans cesse en éveil et d’une culture biblique parfaitement assimilée. Pour ne prendre que quelques exemples, l’exil forcé des protestants devient à l’appui du livre de l’Exode un départ volontaire et même salutaire :

ainsi nous partîmes [… ] pour aller chercher cette manne spirituelle ; car elle ne tombait point en France, parce que nous l’avions méprisée et foulée ; c’est pourquoi nous avions faim et soif, mais non pas de pain ni de vin, mais de la Parole de Dieu28.

Et à la lumière du livre de l’Apocalypse, l’exil n’est tout à coup plus si douloureux, il devient même nécessaire :

Ce n’est plus ma maison ni Saint-Paul[-Trois-Châteaux] le lieu de ma demeure ; car dès que Dieu ôte son chandelier et sa Parole n’est point prêchée, ce n’est point là notre lieu. Il faut en même temps et en sortir et chercher cette Parole au péril de sa vie jusqu’à ce que nous l’ayons trouvée29.

Cette expérience du déracinement trouve même son prolongement et sa résolution dans des prières inspirées des images psalmiques et évangéliques de la transplantation céleste :

Seigneur Jésus, fais que je sois une plante que Ton Père céleste aie plantée30.

Ou encore :

Mon Dieu arrache mes pensées de la terre, et les transplante dans ton ciel31 !

On comprend que pour Blanche Gamond seules comptent les résonances spirituelles de son présent de souffrances, et c’est en reliant son vécu au monde métaphorique évoqué dans la Bible que sa foi s’affermit. Et lorsque le commissaire l’interroge : « N’êtes-vous pas dans le dessein d’abjurer ? », on ne s’étonne donc pas de l’entendre dire, avec une fermeté d’âme sans commune mesure :

Que mon corps pourrisse tant qu’il vous plaira, vous ne pouvez rien à mon âme, et pourvu que mon âme soit à Dieu, cela me suffit. [… ] Monsieur, vous tenez mon corps en prison, mais mon âme est en liberté, et j’ai la paix de la conscience, qui vaut plus que tous les biens du monde32.

Mais toutes ces destinées, aussi édifiantes soient-elles, ne doivent pas faire oublier que les femmes du Désert ne furent pas toutes des femmes martyres et des prisonnières inflexibles. Il y eut aussi, et dans une proportion bien plus importante, toutes celles qui sont restées en France, sans même chercher à fuir, non par manque de convictions certes, mais parce qu’il était impensable de quitter la terre de ses ancêtres, ou parce que leurs maris occupaient des positions sociales respectables, et qu’il leur a semblé plus opportun d’abjurer rapidement pour protéger leurs acquis et leur famille. Ce sont alors les femmes, épouses et mères, qui ont œuvré dans l’ombre et la discrétion pour assurer la transmission de la foi protestante au sein du foyer. Ainsi, explique l’historien Raymond Mentzer, « après la Révocation, la femme, qui était jusque-là placée en retrait au sein de la famille, devint l’actrice irremplaçable de la transmission de la foi. Avec la proscription de la pratique publique du protestantisme qui relevait du monde masculin, la sphère privée et féminine acquit une importance prépondérante33 ».

Bien sûr il y eut parfois une réelle rupture confessionnelle entre les époux, et lorsque le stratagème était mis en place d’un commun accord entre le mari et la femme, il n’a pas toujours tenu sur la durée ; mais les couples furent néanmoins nombreux à choisir cette forme de résistance secrète et obstinée, à l’image des deux sœurs de la famille de Falguerolles, Blanche et Magdelaine, dont les maris, tous deux conseillers protestants à la chambre de l’Édit de Castres, avaient rapidement abjuré en 168534.

Les textes de piété de la période évoquent parfois incidemment ce rôle discret mais essentiel joué par les femmes d’une génération à l’autre sur l’éducation religieuse des enfants, notamment par le soin qu’elles prennent à apprendre à lire aux enfants dans la Bible et à leur faire réciter les psaumes dès le plus jeune âge35. Ainsi cette lettre d’un dénommé Jean-Pierre Sabarot, du village de Désaignes dans le Vivarais, contraint de fuir les dragons du roi dès 1683 et qui écrit à sa femme « après lui avoir parlé des récoltes et du bétail » :

Quittez toutes nos autres affaires pour enseigner nos enfants à prier Dieu et (à) lire, car il est certain que si vous y prenez soin Vernière et Barthélémy sauront bien lire à la Notre-Dame de mars prochain36.

Dans les Lettres pastorales qu’il adresse aux protestants des pays du Refuge depuis sa prison de Rouen en 1686, le pasteur Jean Tirel souligne le rôle que les mères protestantes ont à jouer, elles qui ont « l’âme chrétienne, patiente, humble, aimante, pénétrée et résignée », elles qui sont habituées à la « profonde méditation de Dieu », elles sauront bien faire de leurs enfants les « Recueillis du Père37 ». Et dans le récit de captivité de Jeanne Faïsses déjà mentionné précédemment, on peut lire comment la piété s’entretient dans des cercles de femmes : on y fait ensemble des prières, on y échange des livres de piété, comme ce recueil de prières de Du Moulin pour tous les jours de la semaine que Jeanne Faïsses avait appris par cœur dans sa jeunesse et dont elle parle ici :

[… ] étant à Nîmes chez Madame de Vignoles, j’y appris une belle prière ; et ayant ensuite trouvé [la] Semaine [de M. Dumoulin] chez Madame de Castelnau [… ] je commençay à reprendre ces prières que j’avois malheureusement négligées et oubliées. Elles m’ont été d’un grand secours, surtout celle du dimanche au soir ; je vous prie de l’examiner38.

La période du Désert, qui s’étend sur un peu plus d’un siècle, est trop étendue pour que la résistance des femmes huguenotes ait été vécue de manière homogène. Nul ne pouvait imaginer en 1685 que la traversée du Désert serait si longue et si âpre pour les protestants français. Alors à la fin du xviie siècle, au moment où la persécution était la plus forte et la plus massive, alors que l’on pouvait encore croire en un prompt retour de la légalité du protestantisme en France, on comprend que le Désert naissant ait pu favoriser les figures des « opiniâtres » dont nous avons parlé, mais aussi bientôt après des exaltées, à la verve farouche et au sang bouillonnant, celles que l’on nomma « les prophétesses », dans le sillage de la jeune Isabeau Vincent39, et dont on voulut bien vite effacer le souvenir. Mais les années passant, et avec elles l’espoir de voir revenir la légalité du protestantisme en France s’estompant, alors que l’on en était déjà à la troisième ou quatrième génération de clandestinité du protestantisme en France, la voie était désormais bien balisée pour que des figures de proue d’une résistance durable, apaisée et pacifique puissent émerger, telle Marie Durand. Et puis d’un bout à l’autre de la période du Désert, il y eut, sans bruit et sans fureur, ces femmes discrètes, à la foi ardente et sincère, qui ont œuvré dans leur foyer, par l’éducation des enfants, souterrainement, à la survie de la pratique et de la foi protestantes.

Évoquer les femmes du Désert, c’est donc convoquer des souvenirs pluriels et contrastés, et ressusciter les portraits méconnus de ces oubliées de l’Histoire, qui toutes, à leur manière, par-delà la répression politique (dragonnades, emprisonnements et torture), par-delà les pressions sociales (la dignité d’une fonction à conserver), par-delà les contraintes sociétales (l’autorité d’un père ou d’un mari), viennent souligner la force d’âme et l’indépendance d’esprit que procure une foi abondamment nourrie, librement consentie et pleinement assimilée par une conscience libre. N’est-ce pas aussi cela que le « Résister » de Marie Durand exprime ? Un mot qui résume à lui seul ce que Blanche Gamond avait écrit bien avant elle : « pourvu que mon âme soit à Dieu, cela me suffit [… ] mon âme est en liberté, et j’ai la paix de la conscience, qui vaut plus que tous les biens du monde ».

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1.Le prix de la joie. Mémoires de Blanche Gamond Héroïne de la Réforme, texte présenté par Boris Decorvet, Genève : Labor et Fides, 1964, 130 p. Citation p. 35.

2.Voir en écho à notre propos, Ruth Whelan, « Résistance et spiritualité dans les témoignages des galériens pour la foi », BSHPF 156 (2010), p. 231-246. Sur la spiritualité de la résistance chez les réformés, voir notre introduction dans Revue Bossuet, 2018, n° 9, « La spiritualité réformée et ses langages (xvie-xviiie siècles) ».

3.Nous empruntons l’expression à Roger Zuber, « Les Psaumes dans l’histoire des huguenots », BSHPF 123 (1977), p. 354.

4.Yves Krumenacker, « Marie Durand, une héroïne protestante », Clio. Histoire, femmes et sociétés [en ligne], 30/2009, mis en ligne le 15 décembre 2012, http:// clio.revues.org/9389.

5.Charles Bost, Les martyrs d’Aigues-Mortes, Paris : La Cause, 1922, cité par Y. Krumenacker, « Marie Durand, une héroïne protestante », art. cit., p. 89.

6.Voir Y. Krumenacker, art. cit., p. 90.

7.Ibid., p. 89.

8.Patrick Cabanel élargit à cinquante-cinq le corpus de « cinquante et une relations de première main sur l’exil huguenot », dont huit sont dues à des femmes, identifié par Carolyn Lougee Chappell en 1999 ; voir Patrick Cabanel, Histoire des protestants de France, xvie -xxi e siècle, Paris : Fayard, 2012, « Récits de refuge » p. 733s. Le nombre est porté à une soixantaine par Marianne Carbonnier-Burkard (Conférence donnée à La Charce, « Les huguenots et leurs mémoires d’exil », 19 juillet 2014). Voir aussi Carolyn Lougee Chappell, « Writing the Diaspora : Escape Memoirs and the Construction of Huguenot Memory », dans Philip Benedict, Hugues Daussy, Pierre-Olivier Léchot (éd.), L’Identité huguenote. Faire mémoire et écrire l’histoire (xvie-xxie siècle), Genève : Droz, 2014, p. 261-277.

9. « Récit abrégé de ma sortie de France, pour venir dans les païs étrangers chercher la liberté de ma conscience et l’exercice de notre sainte religion », dans Gabriel Monod, « Une page de la révocation de l’édit de Nantes. Récit autobiographique de la sortie de France de la famille de Robillard en 1687 », BSHPF 17 (1868), p. 486-495.

10.Ibid., p. 492.

11.Ibid., p. 493.

12.Y. Krumenacker, « Le Refuge protestant urbain au temps de la révocation de l’édit de Nantes », dans Sylvie Aprile et Emmanuelle Retaillaud-Bajac, Clandestinités urbaines. Les citadins et les territoires du secret (xvie-xxe siècle), Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 199-215. En ligne sur OpenEdition Books, février 2015, ici §10.

13.Y. Krumenacker, « Le Refuge protestant urbain », art. cit., §32. Sur ces travestissements, voir les pages d’Élie Benoist, Histoire de l’Édit de Nantes, contenant les choses les plus remarquables qui se sont passées en France avant et après sa publication, Delft : A. Beman, 1693-1695, t. 5, p. 951-954, cité par P. Cabanel, Histoire des protestants de France, p. 722-724 : « Plusieurs [femmes] se servirent des mêmes artifices que les hommes, et se sauvèrent sous toute sorte de déguisements. Elles s’habillaient en servantes, en paysannes, en nourrices. Elles traînaient des brouettes ; elles portaient du fumier, des hottes et des fardeaux. Elles se défiguraient le visage par des teintures qui leur brunissaient le teint, par des pommades ou des sucs qui leur faisaient élever la peau, ou qui les faisaient paraître ridées [… ]. On en vit qui se déguisèrent en hommes ; et quelques-unes étant trop délicates et trop petites pour passer pour des hommes faits, prenaient un habit de laquais, et suivaient à pied au travers des boues un guide à cheval, qui faisait l’homme d’importance. »

14.Y. Krumenacker, « Le Refuge protestant urbain », art. cit., §28.

15. « Journal manuscrit d’Anne de Chauffepié à l’époque des dragonnades et du Refuge. 1685-1688 », BSHPF 6 (1857), p. 57-68 et 256-268.

16. « L’on nous défendit sévèrement de nous parler, et de nous voir en particulier, et surtout de prier Dieu ensemble » : ibid., p. 258.

17.Ibid., p. 256-257.

18.Ibid., p. 257.

19.Ibid., p. 263.

20. « Récit de la captivité de Jeanne Faïsses et de son arrivée à Lausanne, le 28 avril 1687 », BSHPF 26 (1877), p. 461-472.

21. « La pauvre Isabeau [Chessier] étant malade, fut descendue à la chambre des malades et séparée pour jamais de sa pauvre [sœur] qui fendoit l’air de cris. Elle y fut séduite malheureusement, et pendant 4 ou 5 mois elle souffrit de maux incroyables. La gangrène enfin se mit à son corps, et on la découpa plusieurs fois avant que mourir » : ibid., p. 467. « Séduite » a ici, comme dans la note suivante, le sens de « abusée par la doctrine papiste » ; le terme se rencontre fréquemment dans les textes de la période pour évoquer ce danger de l’abjuration forcée. Voir à ce sujet la définition du terme « séduction » dans le Dictionnaire universel de Furetière (1690) : « Tromperie, engagement dans l’erreur, ou dans le péché. Il faut éviter la compagnie des Heretiques & des débauchez, pour se deffendre de leur seduction dans la foy, ou dans les mœurs » : en ligne sur Lexilogos.com, Dictionnaire français classique, tome 3e, P-Z, p. 510.

22. « De ces vingt-cinq prisonnières, il n’y en eut pas une qui n’y fut malade [… ]. [Jeanne] fut attaquée dans sa détention, au mois d’août dernier, par une fièvre tierce qui dégénéra en fièvre chaude, et comme elle savoit qu’on descendoit en bas les moribondes, les séparant de leurs chères compagnes, elle se donna tant de frayeur, craignant d’y être emportée, tentée et séduite, qu’elle en tomba dans une étrange rêverie qui la mit dans un état à ne connoitre ni les autres, ni soi-même. Elle demura ainsi trois ou quatre jours, les jambes glacées et sans parler » : ibid., p. 469-470.

23. « Enfin le Parlement ayant fait monter notre Jeanne, dlle Olimpe Fillion et Suzon Lambert, M. le président Jacob les ayant interrogées, questionnées et menacées, si elles ne changeoient de sentiment, et ne pouvant les intimider, les condamna à être razées par la main du bourreau (ce qu’ayant entendu notre Jeanne, elle se décoiffa promptement pour être rasée, mais on ne l’exécuta pourtant pas) et à être renfermées à perpétuité dans l’hôpital de la ville » : ibid., p. 466-467. Cette condamnation à avoir le crâne rasé émanait d’une déclaration du 7 mai 1686 qui durcissait les peines prévues par l’édit de Fontainebleau d’octobre 1685 ; voir Didier Boisson, « Le voyage interdit. Les conditions de voyage des huguenots vers le Refuge », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest [en ligne], 121-3/2014, mis en ligne en novembre 2016, http://journals. openedition.org/abpo/2847, p. 119-130, ici p. 119.

24. « Le dimanche de Pâques au soir on ordona à toutes ces pauvres captives de faire leur paquet sans leur dire pourquoi, ce qui leur fit croire qu’on les alloit transporter à une nouvelle captivité, comme à la Rapine de Valence ou à l’Amérique, dont on les avoit si souvent menacées et à quoi Dieu leur fit la grâce de se résoudre » : ibid., p. 470.

25. « Cette prison n’a pas été peu utile à ceux qui en ont voulu bien user. Notre Jeanne n’y demeura pas oisive, soit à l’égard du corps, soit à l’égard de l’âme. Elle s’y occupa à des choses honnêtes à son sexe, comme à la dentelle au poind, à la tapisserie, témoin une belle ABC en soie rouge qu’elle en apporta avec les deux lettres de son nom et surnoms, qui a été donné à dlle Anne-Marie Lombardet, et une belle dentelle de tissu vendue à Mme sa mère » : ibid., p. 466.

26.Voir ibid., p. 466 et 469 : « Dans cette prison de Dijon on y faisoit la prière en commun deux ou trois fois par jour, l’on y lisoit la Parole de Dieu, l’on y chantoit les psaumes ; on s’y exerçoit à la persévérance. » « Dans cette détention, chacune vaqua de son mieux à son salut, et parmi les occupations qu’on leur donnoit, elles ont toujours lu la Parole de Dieu et chanté les psaumes ».

27.Le récit des persécutions que Blanche Gamond de Saint-Paul-Trois-Châteaux, en Dauphiné, âgée d’environ 21 ans, a endurées pour la querelle de l’Evangile, ayant dans icelles surmonté toutes tentations par la Grâce et providence de Dieu, 1689.

28.Notre édition de référence est la suivante : Le prix de la joie. Mémoires de Blanche Gamond Héroïne de la Réforme, texte présenté par B. Decorvet, op. cit., ici p. 30. Voir Exode 16, 15 : « Ce que voyans les enfans d’Israel, ils dirent l’un à l’autre, C’est Man : car ils ne savoyent que c’estoit. Et Moyse leur dit, C’est ici le pain que l’Eternel vous a donné à manger ». Sur la manne « méprisée et foulée », voir Nombres 21, 5 : « Car il n’y a point de pain, ni d’eau, & nostre ame est ennuyee de ce pain tant leger ». Sur la dernière partie de la citation, voir Amos 8, 11 : « Voici, les jours vienent, dit le Seigneur l’Eternel, que j’envoyerai la famine sur le païs, non point la famine de pain, ni la soif d’eau : mais d’ouir les paroles de l’Eternel. » Toutes les citations, ici comme dans les notes qui suivent, sont extraites de la Bible de Genève de 1588.

29.Ibid., p. 22. Voir Apocalypse 2, 5 : « Parquoi aye souvenance dont tu es decheu, & te repen, & fai les premieres œuvres, autrement je viendrai à toi bien tost, & osterai ton chandelier de son lieu, si tu ne te repens. »

30.Ibid., p. 37. Voir Psaume 1, 3 : « Car il sera comme un arbre planté pres des ruisseaux d’eaux courantes, qui rend son fruict en sa saison, & le feuillage duquel ne flestrit point. ». Voir aussi Matthieu 15, 13 : « Et lui respondant, dit, Toute plante que mon Père celeste n’a point plantee, sera desracinee. »

31.Ibid., p. 19. Voir 2 Corinthiens 5, 1-2 : « nous avons un edifice de par Dieu, assavoir une maison eternelle és cieux qui n’est point faite de main. Car aussi pour cela gemissons-nous, desirans tant & plus d’estre revestus de nostre domicile qui est du ciel. »

32.Ibid., p. 35.

33.Raymond A. Mentzer, « La place et le rôle des femmes dans les Églises réformées », Archives de sciences sociales des religions [en ligne], 113/2001, mis en ligne en août 2009, http://assr.revues. org/20192. Ici §41. Voir aussi à ce sujet Samuel Mours, La vie protestante d’autrefois, Valence, 1946 : « Partout où la chose a été possible l’on a caché quelques livres de piété. Et le soir, portes et fenêtres closes, le père ou la mère enseignent leurs enfants ». Il prend l’exemple de Cavalier (p. 81-82) : « Comme d’autres, il a dû aller à l’école et aux instructions catholiques. Mais, dit-il, à la maison, “ma mère en profitait pour nous instruire dans sa religion et nous prouver les erreurs du papisme, ce dont elle était très capable, grâce à sa connaissance parfaite des Saintes Ecritures”. »

34.Voir ibid., §33s.

35.Voir à ce sujet notre article : « À l’école des psaumes. La pédagogie domestique chez les réformés français de l’âge classique », Revue Bossuet, 2018, n° 9.

36.Samuel Mours, La vie protestante d’autrefois, p. 71.

37.Lettres fraternelles d’un prisonnier présentées par Eva Avigdor, « Les paroles d’un prisonnier de l’année 1686 », BSHPF 131 (1985), p. 315-325, ici p. 316.

38. « La fin heureuse de Jeanne Faïsses réfugiée en Suisse et morte à Chavornay le 14 juin 1688 », BSHPF 27 (1878), p. 156-170, ici p. 157. Voir aussi p. 159 : « Ensuite elle se fit bailler au lit les Consolations contre la mort et la Semaine de M. Dumoulin, qu’elle aimoit beaucoup, en ayant appris toutes les prières dans sa jeunesse. »

39.Voir P. Cabanel, Histoire des protestants de France, op. cit., p. 679s. Voir aussi Marjolaine Chevallier, Isabeau Vincent. La bergère inspirée de Saoû en Dauphiné, Paris : Ampelos, 2018.