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Annoter les vers : étude des références bibliques
inscrites dans les marges
de la Chrestienne resjouyssance

Anne-Gaëlle LETERRIER-GAGLIANO

Sorbonne Université

« Chanter à l’Éternel chanson nouvelle & que sa louange soit ouy en la congrégation des fidèles ». Telle est l’épigraphe, tirée du Psaume 149, qui orne la page de titre de la Chrestienne resjouyssance. Pratique devenue courante dans le contexte évangélique, issue de la prédication scolastique au Moyen Âge correspondant au temps du pro-thema, la citation biblique mise ainsi en exergue amène le lecteur à lire le recueil à la lumière de l’intertexte biblique initial1. Ici le verset appelle à ce que chacun parmi les fidèles chante la louange de Dieu. La notion de chanson « nouvelle », terme présent textuellement dans le poème latin, sert donc remarquablement le projet d’Eustorg de Beaulieu2. Il est à noter que ce passage pourrait tout aussi bien trouver sa place sur la page de titre des Psaumes3 de Marot, qui propose lui aussi des chansons nouvelles puisque paraphrastiques. Est-ce une manière pour le poète de s’inscrire dans la même démarche poétique ? Sur la page suivante, on lit cette autre épigraphe tirée du troisième livre d’Esdras, chapitre 3 « Super omnia autem vincit Veritas »4, verset qui se trouve aussi en tête d’un autre ouvrage réformé, La Vérité cachée5. Reprendre cette référence inscrit donc le recueil dans la continuité d’une certaine tradition de l’écriture réformée, antérieure à la poétique de Théodore de Bèze, et nous invite aussi à saisir l’enjeu méta-poétique porté par le réseau des annotations bibliques. La présence démultipliée des références bibliques doit ainsi se lire sur deux niveaux : l’effet produit par ces annotations au sein même du texte, mais aussi le positionnement de l’auteur qui en ressort.

Les deux épigraphes et leurs références font l’objet d’une mise en forme typographique que l’on ne retrouve plus dans la suite du recueil. Par exemple, dans le premier couplet de la chanson n°346, les références bibliques sont insérées ainsi :

La, voulez-vous qu’une personne chante

Folles chansons dont se deust retirer ?

Faistes chanter la musique plaisante Ephe. 5 d.

Dont Dieu jadis veint David inspirer

Car à cella devons tous aspirer

Louant celluy qy’a guerir ne reffuse

Psal. 51 d. Le cœur contrict qui de peche s’accuse.

Ces six vers exposent de façon réflexive les enjeux qui sous-tendent l’écriture des chansons spirituelles : les v. 1-2 affichent la chanson comme une contrafacture, cette pratique de réécriture des paroles à partir d’une mélodie connue, réécriture qui a pour objectif de purifier les paroles initiales des chansons pour laisser place à des textes à l’honneur de Dieu. On note au vers 4 la référence topique à David, modèle indépassable pour les auteurs protestants, puisqu’il est ce poète inspiré par Dieu. Le message du couplet s’avère très lisible : il faut chanter les psaumes (ou leurs équivalents) afin de plaire à Dieu, lui qui sauve le pécheur. Ce message est cependant souligné, voire redoublé, par la présence des deux références bibliques en marge : « Ephe. 5 d » et « Psal. 51 d » qui renvoient respectivement à :

– Éphésiens 5, d : « Soyez remplis de l’esperit, parlant en vous mesmes psalmes / Louenges / chansons spirituelles, chantans et résonnans en vos cœurs au Seigneur, rendans tousjours graces à Dieu et père pour toutes choses au nom de nostre seigneur Jesus Christ » 7.

– Psaume 51, selon la version de Marot : « Le sacrifice agreable & bien pris / De l’Éternel c’est une ame dolente, / Un cueur submis, une ame penitente / Ceux-là Seigneur ne te sont a mespris » 8.

Le Psaume 51 compte parmi les psaumes les plus connus, puisqu’il est un des sept psaumes de pénitence, dont la série a souvent été éditée à part. Il me semble donc que les auditeurs devaient connaître l’intertexte induit par les deux derniers vers du couplet, sans même avoir besoin de la note. Mais il n’en était peut-être pas de même pour Éphésiens 5 ? À partir de ces deux occurrences, on note que les vers ne sont pas des citations textuelles, ni même des paraphrases de la Bible, mais de simples références à des passages sur le même thème. À première vue donc, les passages référencés doublent simplement les vers. Qu’est-ce que les références ajoutent alors aux chansons ? Il faut cependant noter qu’étudier les annotations bibliques en marge revient à s’interroger sur le rapport au texte d’un lecteur et non d’un auditoire. Il ne sera donc pas question ici de l’aspect oral et musical de ces textes mais bien du rapport des chansons à cet intertexte principal qu’est la Bible.

Dans les traités théologiques, il est habituel de trouver des références bibliques afin de légitimer le propos et ce encore aujourd’hui. Dans l’idéal réformé de la sola scriptura, cette pratique d’annotation se développe en dehors de ce seul champ spécifique. Anne Ullberg note que l’indication des versets bibliques dans les recueils de chansons spirituelles ne se trouve que dans les ouvrages imprimés par Pierre de Vingle à Neuchâtel, puis par son successeur Jean Michel avant que cette pratique ne soit plus usitée, ou alors seulement chez Simon du Bois à Alençon un peu plus tard9. La chercheuse explique ainsi la disparition des références : « Il se peut qu’on ait voulu simplifier le travail d’impression ou que l’on juge que ces références encombrent inutilement le texte. En effet, si les lecteurs ne lisent pas la Bible, ils n’en auront pas l’utilité ; à l’inverse, s’ils sont des lecteurs assidus de la Bible, ils ont suffisamment intégré le texte biblique et n’ont donc plus besoin de références en marge pour reconnaître l’intertexte biblique » 10. Eustorg de Beaulieu nous invite à nuancer cette datation de l’extinction de cette pratique puisque Pierre de Vingle meurt en 1536 alors que notre recueil est publié en 1546 sans doute chez Jean Girard, l’éditeur aussi de l’Instruction des Enfants, ouvrage d’Olivétan publié en 1533 et 1537 qui comporte de semblables annotations11. Afin donc de cerner les spécificités de cet ajout, il faut d’abord présenter les caractéristiques formelles de ces références. Ce dénombrement invite à réfléchir à ce qu’implique leur présence : la stratégie auctoriale ou éditoriale mise en œuvre par le biais de ces innombrables références bibliques, ce qu’elles sous-tendent en termes d’écriture, mais aussi de réception. Je propose l’hypothèse que les annotations bibliques participent certes de la construction d’une figure d’autorité protestante, désireuse de montrer qu’elle puise à la source même de l’Écriture, mais aussi qu’elles sont la source d’un autre contrepoint, comparable au chant, lors de la lecture : les vers se trouveraient ainsi pris non seulement dans la contrainte mélodique, mais aussi dans le cadre imposé par la Bible. Or le texte biblique, n’est-ce pas cette parole qui doit informer la vie tout entière des fidèles jusque dans leurs chansons, compositions alors purifiées en un sens au contact du « charbon ardent » du texte sacré (Esaïe 6, 6) innervant les vers ? Ainsi, du fait de la variété des approches, des enjeux catéchétiques et doctrinaux portés par le discours, en plus d’être un ouvrage plaisant, la Chrestienne resjouyssance participe à un discours de Beaulieu sur sa pratique poétique et sa posture auctoriale.

Étude systématique des annotations en marge

Ce sont près de 1 500 références bibliques qui émaillent le texte tout au long des 258 pages de l’ouvrage. Cependant, qui donc a annoté les vers ? Eustorg de Beaulieu lui-même ? Son imprimeur ? Plusieurs éléments peuvent aider à faire quelques hypothèses. Chaque référence s’organise comme suit : tout d’abord, le livre (si besoin précédé du numéro du livre I ou II), suivi du numéro de chapitre et en général d’une lettre (a, b, c…). Cette lettre indique la section du chapitre où trouver le passage avant que le texte biblique n’ait été divisé en versets en 1551 pour le Nouveau Testament puis en 1555 pour l’ensemble de la Bible par Robert Estienne, segmentation qui est rapidement reprise dans toutes les éditions ultérieures. Cette notation par paragraphes en a, b, c… et non en versets marquait l’unitas scripturae, disposition que la division en versets factuellement amoindrit. La Chrestienne resjouyssance étant imprimée en 1546, il est donc normal que la division en versets ne soit pas encore de mise dans le recueil. L’ensemble du recueil suit ce mode d’annotation, sans y déroger. Un détail frappe néanmoins : dans l’épître liminaire, les références bibliques sont insérées dans le corps du texte, à la manière topique d’un traité théologique. Il n’y a qu’une seule exception avec l’ajout dans la marge d’une référence (Philip. 3, 4). Cet ajout semble une correction de l’auteur lui-même et me fait pencher pour des ajouts dus à Eustorg de Beaulieu. En effet, la notation des références bibliques apparaît dès sa réponse au poème d’éloge de Guillaume Guéroult mais pas dans le quatrain de ce dernier. Enfin, dans les textes doctrinaux en prose qui clôturent le recueil, les références sont omniprésentes, toujours notées dans les marges et non dans le corps du texte. Cette constante dans la présentation passée l’épître liminaire (est-ce une reprise d’un texte précédemment imprimé comme un sermon ?) indique une même persévérance dans la recherche de l’intertexte biblique, qui paraît aller dans le sens d’une volonté spécifique de l’auteur.

Quelles références s’imposent dans le recueil ? Les chiffres présentés ici ne prennent en compte que les notes liées aux 160 chansons de la première partie. Le relevé complet montre cependant que le système est sensiblement le même, avec un ajout systématique des références dans la marge, en face du vers auquel l’associer. Lorsqu’il y a deux références ou plus pour un même vers (437 sont ainsi en doublon, en triple, voire jusqu’à quintuple dans la chanson n° 84), elles sont inscrites à la suite, sur une ou plusieurs lignes, rendant parfois plus difficile la reconnaissance exacte du vers ou du passage annoté. On ne trouve cependant pas que des références bibliques dans la marge. Par exemple, chanson 53, on lit : « chanson d’un paouvre prisonnier de Jésus Christ », soit une note globale sur la chanson, inscrite au niveau du titre. Cette remarque est immédiatement suivie par deux références bibliques : s’appliquent-elles aux vers ou à la note ? C’est seulement en cherchant le passage correspondant qu’on peut relier les références avec le passage auquel ils s’adjoignent. Voici d’autres exemples plus polémiques : « l’âme jadis seduicte parle ici » (n° 65), ou « Aux confesseurs papistiques » (n° 113). Parfois, on trouve des remarques dans la marge au beau milieu de la chanson comme dans la n° 95 avec « Requeste des fidèles », marquant un dialogisme. On relève aussi des annotations musicales. Vers la fin du recueil, l’expression « chante ceste par deux aussi si tu veux » (30 occurrences pour les 160 chansons) revient très fréquemment, expression explicitée lors de sa première apparition pour la chanson n° 84 « Ceste chanson se peut dire par deux personnes ou par deux compagnies, se reipondans les uns aux autres qui vouldra ». Ainsi, les remarques en marge ne sont pas dédiées aux seules références bibliques bien que ces dernières constituent l’écrasante majorité des notations dans cet espace. La marge se présente donc comme un soutien à la compréhension du texte, à sa diction ou son chant, et c’est ainsi qu’il convient d’essayer de saisir les références bibliques.

On compte près de 1 500 références (1476) sur l’ensemble du recueil. On dénombre 1 180 références environ pour les 160 chansons de la première partie, ce qui fait une moyenne de 7,4 références par chanson. Les chansons 25, 36, 40, 50, 57, 59, 75, 78, 79, 115 et 147 en comportent le minimum avec seulement 3 références. Le maximum est de 29 références (n° 153) puis 24 (n° 98). Le Nouveau Testament est cité près de trois fois plus que l’Ancien (environ 1 100 occurrences pour 380 à peu près). Et parmi tous les livres, on remarque là encore une disparité dans leur sollicitation :

Livres Ancien
Testament
Nombre d’occurrencesRéférences récurrentes (chap. / nbre)
Psaumes141Ps. 51 / 18 ; Ps. 119 / 10
Esaïe62Chap. 53 / 12 occurrences
Deutéronome37Chap. 5 / 11 occurrences
Exode22Chap. 20 / 16 occurrences

D’autres livres sont cités entre 10 et 13 fois : Genèse, 2nd livre des Rois, Proverbes, Daniel, Ecclésiaste (Qohéleth), Cantique des Cantiques. À noter : le livre de Zacharie est cité 4 fois, strictement pour la même référence : Zach. 11 d. Certains livres sont totalement absents.

Livre Nouveau
Testament
Nombre occurrencesRéférences récurrentes
(chap. / nbre occurrences)
Matthieu184Chap. 7 et 24 / 14 ; 6 et 23 / 13
Jean135Chap. 5 et 14 / 13 ; 15 / 9
Luc82Chap. 7 c / 12 ; 6 et 23 / 13
1re Épître aux
Corinthiens
63Chap. 7 / 10
Épître aux Romains63Chap. 6 c / 16
Actes des Apôtres62Chap. 4 b / 9 et 20 f / 7
Apocalypse58Chap. 13 / 17 et 18 / 10
Marc57Chap. 7 / 18
2e Épître à
Timothée
55Chap. 3 / 34

L’omniprésence du livre de Matthieu peut s’expliquer matériellement par le fait que c’est le premier dans l’ordre des livres synoptiques et qu’il est cité par conséquent en premier dans les index recensant les exempla. Cependant, si l’on additionne toutes les références issues des lettres de saint Paul, on arrive au nombre de 476, c’est-à-dire près d’un tiers de toutes les occurrences.

Eustorg de Beaulieu s’appuie ainsi davantage sur le Nouveau Testament, et tout particulièrement sur saint Paul afin d’étayer ses dires. Ceci s’explique par le fait que les chansons s’attachent à donner des indications de vie pour l’église (ou contre son homologue catholique). Or c’est dans les épîtres de saint Paul que se trouvent les passages les plus soumis à controverse. Lors du relevé, certains vers attiraient l’attention naturellement vers un renvoi, comme ces mots qui font écho à un épisode biblique. Ainsi, le mot « drachme » dans la chanson 8 est rattaché à « Luc 15, cdefg », c’est-à-dire à la parabole de la drachme perdue, liée à celle de l’enfant prodigue et de la brebis perdue. Il en est de même lorsqu’il est question de passages topiques de la Bible (Zachée, la Cène, etc.). Parfois, le passage est introduit dans le corps même de la chanson, comme dans la n° 20 où le vers « Comme saint Jehan en son livre a conté » est lié à « Apocalypse 18 », indiquant le passage exploité ensuite. Le verbe « chanter » ou le nom de David appellent un passage des Psaumes ou une citation qui prône le chant de louange. D’autres références apparaissent sans surprise dans le cadre de propos topiques comme par exemple dans les chansons sur la femme de mauvaise vie et l’adultère : dans les chansons 6, 7, 12, 67, 69 et 87 (mots clefs choisis : femme et putain), on trouve à quatre reprises la même référence au chapitre 6 du livre des Proverbes, mais aussi trois fois Éphésiens 5, ab, deux fois la note de Proverbes 31 d, Psaume 37 a, Matthieu 22 d, Exode 20, I, Timothée 2 cd, I, Corinthiens 14 g, I Corinthiens 7, I. Corinthiens 5, etc. En fin de compte, sur les 40 références bibliques de ces 6 chansons, seules 8 restent véritablement isolées. Le réseau des références s’avère ainsi d’une grande densité : elles se recoupent et se complètent tout à la fois et on peut même se demander s’il n’y a pas une volonté de varier les notes afin que le lecteur désireux de s’y référer puisse parcourir davantage de textes bibliques.

Par ailleurs, cela crée un dialogue sous-jacent : il n’y a pas exactement de séries dans le recueil même si on relève des jeux d’écho. Les références bibliques créent alors une structuration interne entre les chants épars du recueil. De même, cela instaure un dialogue entre références au sein d’une même chanson. Par exemple dans la chanson n° 87, la référence au psaume 37 a12 qui ouvre et ferme le texte crée un effet de bouclage, donnant l’idée d’un éclairage possible du passage du psaume à partir de la chanson qui le développerait, mais aussi des autres références en marge, elles-mêmes enrichies par la référence au psaume. Le travail herméneutique s’effectue donc à de multiples niveaux : tout à la fois dans le jeu de va-et-vient entre la Bible et la chanson, laquelle en vient à expliquer le sens biblique, et encore entre les références elles-mêmes qui s’éclairent mutuellement. Les variations des références autour d’une même thématique crée un enchevêtrement qui tisse des liens entre les différents passages, et par là donne à entendre la cohérence du texte biblique (et de la doctrine calviniste par extension ?). On peut penser par exemple aux références condamnant la messe (mots clefs : Cene et messe) : ainsi dans la chanson n° 37, le couplet 2 explique : « Christ deist : qu’on feist la Cene saincte & pure / Comme plusieurs des siens n’ont pas taisé / Mais n’a pas dict que le pain fut baisé / N’y adore d’aulcune créature » avec les références Matthieu 26, Marc 14, Luc 22, passages bibliques qui rapportent la Cène et qui sont donnés à lire selon la lecture, réformée, de Beaulieu. Ainsi, la compréhension du passage biblique est guidée par le chant, en même temps qu’il incite à lire ensemble ces passages notés en marge et à les croiser. Dans le cadre de la sola scriptura, cela semble une invitation au lecteur à prolonger le chant par une méditation personnelle. L’analyse des références bibliques vient ainsi souligner la dimension militante du recueil, qui en plus d’offrir des chansons spirituelles s’avère aussi catéchétique. En effet, le système de renvoi permet au lecteur de pouvoir se référer au texte qui sous-tend la leçon et ainsi en approfondir sa propre connaissance.

Le contrepoint biblique, un marqueur protestant ?

Quel serait alors en fin de compte l’apport réel des références aux chansons ? On peut déceler simplement dans ces références la volonté de l’auteur de se mettre en scène comme un ministre érudit, capable d’étayer des thèses par la sollicitation de la Bible, et un pédagogue donnant des outils herméneutiques à ses lecteurs. Cet enjeu pastoral affiche l’idéal réformé que chacun devienne théologien, pour reprendre l’expression d’Érasme, et l’idée selon laquelle l’Écriture seule suffit au détriment de l’Église ou de la Tradition. La Chrestienne resjouyssance est donc à lire aussi dans un cadre propagandiste. Annoter tant et plus les couplets revient à donner les moyens au lecteur de vivre l’idéal protestant d’un chrétien imprégné de l’Écriture, chantant ces pieuses chansons en tous lieux. En effet, à force de références, l’ouvrage donne l’impression d’une farciture biblique, et n’est-il pas sain (t) de chanter la Bible afin de la faire résonner et partant, à force de l’entendre, de la faire sienne ? On atteint peut-être là la limite de l’efficacité des références pour le lecteur puisque leur multiplicité complique la lecture. Soit elles semblent légitimer les vers par un passage biblique, soit elles indiquent où retrouver les arguments du parti protestant dans le cadre de débats théologiques, soit elles invitent à une méditation personnelle, etc. Une fois la chanson lue et la référence biblique consultée, il faut encore saisir la portée de l’ajout donné par la référence et effectuer alors un second travail herméneutique. Dès lors, on peut se demander si les références ne sont pas plus une caution qu’un outil offert par l’auteur ? Dans un souci érudit, à force de suivre diverses hypothèses, on se heurte parfois à l’impression que les citations ont pu être délibérément accumulées. Est-ce dans le but de renforcer le propos ? Pour afficher une posture de sérieux ? Comme gage matériel de compétence ? Dans un enjeu prosélyte qui inviterait un catholique (ou un protestant d’un autre courant) lisant ce texte à comprendre ses erreurs par la consultation de la Bible à partir des thèses du parolier ? Ce sont autant de pistes sans doute complémentaires mais qui n’ôtent pas une impression d’excès.

D’où sont tirées les références ? On peut penser qu’elles proviennent d’un index tel que celui des lieux communs proposé par Mélanchthon depuis ses Loci communes rerum theologicarum, publiés en 152113, à partir d’une analyse de l’Épître aux Romains : dans cette entreprise herméneutique, chaque livre biblique est saisi comme discours rhétorique avec ses codes génériques propres. Cette analyse permet d’en saisir les topiques et de là de définir des lieux, ces grands thèmes bibliques, en y rattachant les passages. Mélanchthon en offre alors un index, lequel sera repris par les théologiens calvinistes, afin de facilement saisir l’enjeu du passage biblique médité. Les références ici pourraient servir un même projet : aider les fidèles à créer leur répertoire de références, désireux de rapporter leur pensée, leur désir, leur prière à un passage biblique14. Cependant, si l’index mis en place par Mélanchthon a pu fournir de base de travail à Eustorg de Beaulieu pour annoter ses vers, le poète n’organise néanmoins pas son propos de façon thématique, rendant ardue la réappropriation des passages. Par ailleurs, contrairement à la Bible d’Olivétan qui propose deux index, un des noms propres, l’autre des lieux15 (réalisés par des poètes d’ailleurs), on ne trouve qu’un seul sommaire à la fin de la Chrestienne resjouyssance. Ce sommaire est établi à partir du premier vers des textes, lequel indique dans la majorité des cas simplement l’air sur lequel chanter la chanson. Les chansons n’ont d’ailleurs en général pas été renommées, et contrairement au Psautier de Genève ou à d’autres recueils de chansons spirituelles ultérieurs, il n’y a pas de résumés ou de « tables » thématiques16. Cette constatation induit une manière de consulter l’ouvrage : on s’y réfèrerait dans le cas où, désireux de chanter une mélodie populaire, le chanteur souhaite trouver de nouvelles paroles plus conformes à sa foi. Dès lors, cela pourrait indiquer que ce qui est premier est bien l’air, le chant, dans l’esprit des lecteurs. Dès lors quels seraient les enjeux de la publication du recueil, et de la lecture qui en est attendue ?

Annoter les vers : faire du chant une prière ?

La présence des références bibliques permet de saisir la dissociation matérielle entre la conception de ces textes comme chanson et leur publication sur un support imprimé. En effet, nos si nombreuses références bibliques ne semblent pas devoir être associées à une pratique chantée17. Cependant, ne pourrait-on pas faire une analogie entre le rôle du chant ou des références ? À l’oral en effet, le chant vient dynamiser le texte, permet sa diffusion auprès de tous, en particulier dans le cas d’une mélodie à succès. C’est par la répétition, par le fredonnement, par le chant réel des compositions que celles-ci peuvent parvenir à purifier les modes de vie des gens qui les reprennent. En un sens, le recueil ne peut fonctionner que s’il est soutenu par le chant. Peut-être en est-il de même avec les références bibliques lorsque l’ouvrage est lu ? Leur place en marge les fait lire comme adjacente, comme des contrepoints. Mais peut-être peut-on aussi inverser cette lecture et faire des références bibliques le fondement même des couplets, donnant alors toute sa valeur à la parution en recueil imprimé : si le chant permet sa diffusion partout à l’oral, les références bibliques à l’écrit inviteraient, dans un autre mouvement, à approfondir le contenu des chansons qui autrement peuvent n’être reçues que superficiellement. En effet, le recueil d’Eustorg de Beaulieu se trouve pris dans l’ombre du succès des psaumes traduits par Marot et autres continuateurs : face au chant des textes bibliques eux-mêmes, quelle valeur donner à ces créations d’hommes désireux de bien faire envers Dieu mais non inspirés comme David ? Les références bibliques créent l’impression d’un texte nourri de la Bible et s’affichent presque comme un palier préparatoire à la lecture du texte lui-même. Si les couplets étaient seuls, ils pourraient passer pour de simples vers faits pour éviter les paroles oisives au profit de chastes propos. Les références au livre saint en font une œuvre de lecture biblique. Dès lors, chant et références se complètent dans le parolier pour inviter à approfondir les textes.

C’est en relisant l’épître liminaire, laquelle affiche la volonté de Beaulieu d’avoir l’autorité sur son livre en en exhibant les objectifs, que l’on peut essayer d’interpréter la réussite de son entreprise : la lettre adressée au lecteur se focalise sur le péché qui est celui de chanter des chansons mondaines. Il s’agit d’une perte de temps, d’un loisir qui nous sera compté au Jugement dernier, car nos paroles doivent être exclusivement dédiées « au Seigneur », à la louange divine. Sa condamnation des « chansons mondaines » explique la publication de la Chrestienne resjouyssance avec la proposition de ces chansons « de remplacement ». Le modèle de David est là comme gage de la sainteté de ces productions face aux chansons ordinaires. Beaulieu joue très brièvement avec une posture d’humilité lorsqu’il avance l’idée que son apport est « un présent bien petit », mais cette humilité n’amène à aucune réflexion sur l’apport personnel qu’un lecteur / chanteur / auditeur peut en tirer à part que c’est faire « ce qui plaît à Dieu », soit s’adonner à un sain (t) divertissement. Cette absence d’une vraie réflexion sur la réception intrigue, alors même que Calvin a déjà théorisé l’importance du chant au cœur du quotidien : la fausse simplicité topique de l’exposition cache peut-être une stratégie de Beaulieu pour se mettre en valeur. Il afficherait ici sa capacité à répondre à une attente (ici proposer de bonnes chansons spirituelles). En effet, tout comme les contrafacta spirituels changent les paroles pour la sanctification des chanteurs et de l’auditoire, la farciture biblique change la nature des vers en sanctifiant le rapport même à la parole, qui devient lieu de proclamation de l’Écriture. Tous ces ajouts font du recueil un chemin de conversion : prenant appui sur le divertissement de la chanson pour amener le lecteur à la Bible, dont pas un iota ne passera, la Chrestienne resjouyssance propose à l’âme de s’inscrire dans une sanctification constante, jusque dans son délassement. Les chansons invitent à choisir comme loisir la Parole divine, seule à même d’étancher réellement l’âme. Posture publicitaire, intertexte impensé ou réelle volonté de convertir, la présence des références bibliques ne peut qu’interpeler : on peut faire le choix de les ignorer au profit de l’accès immédiat au texte lyrique. Mais si l’on prend en compte leur présence, le texte se trouve dédoublé, redoublé dans l’enjeu de purification porté par la préface, et il faut alors s’interroger sur ce qui doit être mis au premier rang : la marge ou le texte central ?

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1.O. Millet, « Créer un nouveau lectorat vernaculaire. L’Instruction des enfants (1533 puis 1537) et la Bible française d’Olivétan (1535) », dans V. Ferrer et J.-R. Valette (éd.), Écrire la Bible en français au Moyen Âge et à la Renaissance, Genève : Droz, 2017, p. 159-174.

2.La citation, dans la traduction de P.-R. Olivétan, La Bible qui est toute la saincte escriture, Neuchâtel : P. de Vingle, 1535 : « O Dieu, je te chanteray nouvelle chanson, je diray psalmes au psalmerion ».

3.Cl. Marot, Cinquante deux Pseaumes de David, traduictz en rithme françoyse selon la verite hebraique, par Clement Marot, Paris : G. Le Bret, 1547. Ouvrage numérisé, e-rara, page consultée le 1er octobre 2018 : http://dx.doi.org/10.3931/e-rara-12703.

4.Dans la traduction d’Olivétan, op. cit. : « Sur toutes choses Vérité surmonte ».

5. [Anonyme], La Vérité cachée, Neuchâtel : P. de Vingle, 1533.

6.Eustorg de Beaulieu, Chrestienne resjouyssance, composée par Eustorg de Beaulieu, natif de la ville de Beaulieu : au bas pays de Limousin, s.l. 1546. « La 34. Chanson, sur le chant de La, voulez-vous qu’une personne chante, etc. », p. 27-28.

7.Nous citons ici la traduction d’Olivétan, op. cit.

8.Clément Marot, Cinquante deux Pseaumes de David, op. cit.

9.A. Ullberg, Au Chemin de la salvation : la chanson spirituelle réformée (1533-1678), Uppsala : Uppsala Universitett, 2008, p. 183.

10.Id.

11.O. Millet, « Créer un nouveau lectorat vernaculaire », art. cit.

12.Dans sa version marotique : « Ne sois fasché si durant ceste vie / Souvent tu vois prosperer les meschans, / Et des malins aux biens ne porte envie : / Car en ruine à la fin tresbuchans, / Seront fauchés comme foin, en peu d’heure / Et secheront comme l’herbe des champs. / En Dieu te fie, à bien faire labeure : [… ] En Dieu sera ta délectation » pour les vers « A seul Dieu dira sa pensée, La fille qui crainct l’ennemy » et « Et que son cœur soit averti d’être fidèle A Jesus [… ] Lequel donne vie eternelle Et en ce monde bon parti » (p. 66).

13.Ph. Mélanchthon, Loci communes rerum theologicarum seu hypotyposes theologicae, Wittem- berg : M. Lotter, 1521. Exemplaire numérisé, page consultée le 23 octobre 2017 : http://www. e-rara.ch/zuz/content/pageview/7753044. Voir aussi, A. Moss, Les Recueils de lieux communs, apprendre à penser la Renaissance, Genève : Droz, 2002, P. Eichel-Lojkine (éd.), M. Lojkine- Morelec et G.-L. Tin (trad.), chap. V « Le recueil des lieux communs au berceau », p. 205-229.

14.O. Millet, « Créer un nouveau lectorat vernaculaire », art. cité.

15.Olivétan, La Bible qui est toute la saincte ecriture, page de titre, e-rara, page consultée le 13 novembre 2017 : http://www.e-rara.ch/gep_g/content/pageview/1964526 : « Aussi deux amples tables, l’une pour l’interprétation des propres noms, l’autre en forme d’indice pour trouver plusieurs sentences et matieres ».

16.A. Ullberg met une note (n° 5) à propos des sommaires : « On sait que Matthieu Malingre, celui à qui on attribue les premières chansons a aussi écrit des tables qui paraissent avec l’une des éditions de la Bible d’Olivétan » (op. cit, p. 183).

17.Ou alors dans l’optique d’être une aide à la préparation du chanteur ?