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« Chantans & resonnans en vostre cœur au Seigneur » :

la Réformation selon Eustorg de Beaulieu

Tatiana Debbagi Baranova

Sorbonne Université

Vers la fin du mois de mai 1540, le nouveau pasteur, Eustorg de Beaulieu, s’installe à Thierrens, petite paroisse du pays de Vaud. Il est alors âgé d’une quarantaine d’années. C’est un ancien prêtre, musicien et auteur d’au moins trois publications poétiques. Il se présente comme familier des milieux humanistes, musicaux et littéraires français. Lors de son séjour à Bordeaux, à la fin des années 1520, il fréquentait Bernard de Lahet, avocat du roi au Parlement de cette ville et protecteur des musiciens dont Clément Janequin. À Lyon, dans les années 1530, il a donné des cours de musique à la fille de Marie de Pierrevive, Dame du Perron, et d’Antoine de Gondi, banquier lyonnais. Madame du Perron tenait alors l’un des plus importants salons littéraires de Lyon. Eustorg de Beaulieu a fui la France en 1537. Après un séjour à Genève, il a suivi des cours de théologie à Lausanne, puis a vécu dans les environs de Berne en attendant de trouver un emploi1.

Les registres du Conseil souverain de Berne qui nomme les pasteurs du pays de Vaud indiquent, à la date du 12 mai, qu’Eustorg ou Hector de Beaulieu a obtenu la paroisse de Thierrens et Moudon2. Pourtant, nous n’avons aucune trace de son activité à Moudon, ville-siège du bailliage qui se trouve à 7 km de Thierrens. Il est probable que Beaulieu, peu connu dans le pays, y a été rapidement remplacé par un candidat plus prestigieux, François du Pont, élève de Christophe Fabri3. Il n’a pas assez d’autorité pour gérer une grande paroisse urbaine. À Thierrens, il est le premier ministre résidant sur place et sa tâche est ardue car le protestantisme a été imposé manu militari par Berne quatre ans auparavant4. Il se trouve dans un environnement rural, face aux paroissiens méfiants, ignorants, parlant le patois. De plus, ses deux mariages s’achèvent dans le scandale, fragilisant sa position vis-à-vis des autorités et des pasteurs voisins5.

La classe de Payerne, à laquelle appartient Thierrens, est l’une des cinq classes du pays de Vaud sous l’administration du consistoire de Berne. La classe se réunit régulièrement pour discuter des problèmes de l’encadrement de la population, de la théologie et de la discipline6. Beaulieu est voisin de Matthieu Malingre – Thomas de son vrai nom – qui connaît une certaine renommée comme écrivain réformé. Doyen de la classe d’Yverdon, celui-ci réside à environ 15 km de Thierrens. André Zébédée officie à Orbe (24 km) et Pierre Viret, que Beaulieu a connu en suivant ses cours de théologie, à Lausanne (25 km). Eustorg de Beaulieu pouvait trouver des appuis dans cet entourage, mais il semble avoir été peu considéré : alors qu’il connaît personnellement Malingre, celui-ci ne le nomme pas dans l’épître à Clément Marot dans laquelle il décrit son réseau de sociabilité, n’évoquant que les amitiés prestigieuses7. Dans ces circonstances plutôt difficiles, Eustorg de Beaulieu s’efforce de se distinguer en mettant au service de la Réformation son savoir-faire poétique et musical. Par chance, les magistrats de Berne, partisans de la Réforme de type zwinglien, sont moins réticents à l’usage de la musique que ceux de Zurich8.

Son premier mouvement est de se consacrer à la versification et à la mise en musique des psaumes, l’entreprise qui suscite un vrai engouement dans ces années chez de nombreux poètes et musiciens. Les publications remportent un vif succès : dès 1540, moins d’un an après l’édition à Strasbourg, par Calvin, du premier recueil de psaumes accompagnés de notations musicales9, André Zébédée les fait chanter à ses ouailles10. Eustorg de Beaulieu souhaite contribuer à cet élan. Sa correspondance atteste que, dès la fin août 1540, il cherche, sans succès, à faire imprimer les psaumes de sa composition chez Matthias Aparius, à Berne11. En mai 1544, il en offre un recueil manuscrit aux magistrats de cette ville12. Dans sa recherche d’un imprimeur, il se tourne finalement vers Jean Girard, libraire genevois. Il a probablement tenu entre ses mains l’une de ses éditions musicales de La forme des prières et chants ecclésiastiques, parues en 1542 et en 154313. Mais lorsque, au début de 1545, il consulte sur ce sujet Pierre Viret, puis Jean Calvin, ces derniers le dissuadent de poursuivre cette entreprise. Viret affirme que Girard ne peut pas publier de partitions, ce qui est plausible : selon l’hypothèse de Laurent Guillo, le conseil de Genève a pu mettre un veto sur les impressions musicales car les deux éditions précédemment mentionnées contenaient de nombreuses erreurs à cause du procédé typographique mal maîtrisé14. Calvin, que Beaulieu rencontre à Genève en mars 1545, ne s’oppose pas à l’impression mais lui recommande de s’atteler plutôt à la paraphrase des psaumes que Marot, décédé un an auparavant, n’a pas eu le temps de traduire en vers français15. Beaulieu avait donc travaillé sur les textes déjà mis en vers et validés par le réformateur. Le chantier reste ouvert : Guillaume Géroult, que Beaulieu rencontre à l’occasion de ce séjour genevois, publiera, l’année suivante, sa traduction du Psaume 124, Te Deum laudamus, à la suite de deux sermons de Calvin. Mais Eustorg de Beaulieu comprend que cette entreprise ne saurait être menée que sous l’autorité personnelle de Calvin.

En revanche, Calvin approuve les chansons spirituelles que Beaulieu lui montre pendant l’entretien. Dans sa lettre à Pierre Viret, il lui demande de superviser l’ensemble en vue de la publication à Genève. Ainsi, un an plus tard, en août 1546, Jean Girard publie la Chrestienne resjouyssance, composée par Eustorg de Beaulieu […] jadis prestre, musicien & organiste en la faulce Eglise papistique & depuis, par la miséricorde de Dieu, ministre Euangélique16, un recueil regroupant 160 chansons « sur l’air de » et de nombreuses pièces supplémentaires. L’analyse des pièces du recueil et de son dispositif éditorial montre comment son auteur arrive, tout en profitant des suggestions de Calvin, à défendre une vision plus communautaire et plus libre de la Réforme.

Des chansons converties pour une société purifiée

La Chrestienne resjouyssance est toute entière construite autour de la thématique de la conversion, s’inspirant aussi bien des idées de Calvin que des publications de Matthieu Malingre. Le titre renvoie explicitement au programme de l’éducation spirituelle que Calvin expose dans l’épître liminaire de Cinquante pseaumes en Françoys, À tous chrestiens et amateurs de la parole de Dieu, datée de 10 juin 1543. Le réformateur y souligne la propension naturelle de l’homme à la joie. Alors que la corruption de sa nature l’attire vers les motifs indignes, Dieu recommande la réjouissance spirituelle :

ce n’est pas sans cause que le Saint-Esprit nous exhorte si soigneusement, par les saintes Ecritures, de nous réjouir en Dieu, et que toute notre joie soit là réduite comme à sa vraie fin : car il connoit combien nous sommes enclins à nous réjouir en vanité. Tout ainsi donc que notre nature nous tire et induit à chercher tous moyens de réjouissance folle et vicieuse : aussi au contraire notre Seigneur, pour nous distraire et retirer des allèchements de la chair et du monde, nous présente tous moyens qu’il est possible, afin de nous occuper en ceste joie spirituelle17.

Calvin souligne que la musique est l’instrument puissant de la réjouissance. Ni bonne ni mauvaise en soi, elle constitue « un don de Dieu » capable de provoquer une émotion profonde. Il n’y a donc rien de plus dangereux lorsqu’elle est tournée à un mauvais usage et rien de plus utile lorsqu’elle est employée au service de la bonne parole : « Pourquoi, dit-il, nous devons être d’autant plus diligents à la régler en telle sorte qu’elle nous soit utile, et nullement pernicieuse »18. C’est donc à cette entreprise que s’attelle Eustorg de Beaulieu. Tout comme le réformateur genevois, il accompagne son recueil d’une épître liminaire, construite comme une polémique avec un défenseur imaginaire des chansons mondaines. Il y développe les idées esquissées par Calvin, en les actualisant et en les appuyant sur les citations bibliques. Calvin dit, par exemple, que « les docteurs anciens de l’Eglise se complaignent souventes fois, que le peuple de leur temps étoit adonné à chansons déshonnêtes et impudiques, lesquelles, non sans cause, ils estiment et appellent poison mortel et satanique »19. Eustorg de Beaulieu montre l’actualité de cette situation en déplorant des mauvais propos « qu’on profere par les tavernes, cabaretz, maisons privées ou rues publiques : en chantant à pleine voix un tas de chansons deshonnestes ». Ces chansons « de guerre, d’amour lubrique, de jalousie, & de plus de cent millions d’aultres inventions iniques »20 ne peuvent que corrompre les mœurs. En s’appuyant sur la citation de Matthieu 12, 34, « d’abondance du cœur la bouche parle », il affirme que le chant n’est pas une activité mécanique et qu’il ne peut qu’exprimer l’adhésion du chanteur aux paroles prononcées. Les anciennes chansons sont mauvaises, parce qu’elles célèbrent « le royaume de Satan, du Pape son vicaire général, & de plusieurs Princes & aultres gens voluptueux de ce monde21 ». Elles encouragent l’orgueil et la lubricité et portent offense à Dieu et au prochain. Eustorg de Beaulieu touche ici à la pratique de la chanson diffamatoire, très répandue dans les sociétés urbaines et rurales, qui raille les comportements déviants des membres de la communauté ; il accuse le chanteur de se réjouir en public des tribulations de ses voisins. Il faut rejeter ces « rejouissances diaboliques » pour suivre le chemin montré par David et par saint Paul, qui conseillait aux chrétiens de parler entre eux « par Psalmes, louenges & chansons spirituelles, chantans & resonnans en vostre cœur au Seigneur Jesus Christ Ephe 5 » (Ep 5 :19)22. Il renvoie ici à l’idéal exprimé par Érasme, Marot et tant d’autres qui s’imaginaient toute la société chrétienne accompagner du chant des psaumes et des cantiques le travail et les activités de tous les jours23. Converti par la grâce divine, Eustorg de Beaulieu propose donc de « renverser » l’ancien monde et de retourner les « chansons charnelles » à la louange de Dieu, grâce au procédé du contrefactum.

Cette idée de la réécriture spirituelle des chansons mondaines, déjà avancée par les prédicateurs médiévaux, a été très heureusement exploitée, dans les années 1530, par Matthieu Malingre, pour lequel Eustorg de Beaulieu semble éprouver une profonde admiration. Après le passage de Neuchâtel à la religion réformée, cet ancien moine dominicain a conduit une véritable entreprise – probablement collective – d’investissement des genres traditionnels, tels que les chansons d’amour, les noëls, les pièces de théâtre, pour leur donner le contenu convenable pour une société purifiée24. Avec ses compagnons, tel Antoine Saunier25, ils ont écrit des chansons en pastichant les paroles et les airs profanes les plus à la mode. Ainsi, l’Autre chanson demontrant la maniere comment les chrestiens se doibuent esjouyr et chanter selon Dieu se chante sur l’air dansant du titre C’est une dure departie dont la version polyphonique composée par Claudin Sermisy a été publiée chez Pierre Attaignant en 152926. Malingre retourne cette poésie amoureuse en un véritable petit discours pédagogique sur le bon usage du chant : les paroles, conformes à la sainte Écriture, doivent être chantées à voix haute, intelligible, et s’appuyer sur une foi sincère. Il appelle les vrais chrétiens à changer les chansons « charnelles » contre les chansons spirituelles :

Ensuis partout la droicte voye

Jesus Christ nostre redempteur,

En luy mettant toute ta joye.

De volupte soys contempteur,

Du monde & de ses vanitez :

Les chansons soient spirituelles

De saincte escripture extraictes

Delaissant ces chansons charnelles. Bis27

C’est bien ce programme qu’Eustorg de Beaulieu tâche de réaliser dans sa Chestienne rejouyssance. Le recueil tout entier est basé sur la transformation des chansons d’amour charnel, présentées comme l’une des manifestations du monde impur des papistes, en chant d’amour spirituel. Tel est l’exemple de la quatrième pièce du recueil, « D’estre amoureux jamais ne seray las », où la voix lyrique promet au Christ d’abandonner la luxure pour l’amour de lui, son Sauveur, seul amour qui puisse être pur, réciproque et éternel28.

Cette démarche est présentée comme une célébration de la résurrection spirituelle de l’auteur qui s’érige, dès le titre du recueil, en un exemplum du converti. En s’adressant au lecteur dans une pièce versifiée, il conseille à celui-ci d’ignorer son précédent livre « charnel » et licencieux, Les Divers rapportz, qui était composé alors que l’auteur se trouvait dans un état d’aveuglement. Les erreurs du passé lui permettent de mieux mettre en valeur son renoncement au monde satanique tout en insistant sur la continuité de son don – poétique et musical – enfin tourné vers la célébration du Christ. Cette mise en avant de la figure de l’auteur, ancien papiste repenti, semble aussi s’inspirer des chansons de Malingre, ancien moine qui regrette d’avoir contribué à répandre des fausses croyances et d’avoir prétendu

Pour des gens avoir la faveur

Que pardon nous estoit rendu

Pour estre ung peregrinateur,

Paternoster ou ung jeuneur

Ou ung adorateur d’ydole

Plus ne le croy, ce n’est qu’erreur29.

Malingre demande pardon à Dieu pour cette faute grave : « Davoir mal foict y me vint mal a gre ». Geneviève Gross remarque qu’il s’agit ici de sa signature souvent utilisée en acrostiche : « Y me vint mal à gre » veut dire « cela me déplait », « je m’en repens »30. Tout comme Malingre fait de sa pénitence un élément de son identité d’auteur, Eustorg de Beaulieu utilise son passé dans un objectif pédagogique. Il met également en scène les personnages de moines, de prêtres ou de femmes convertis, déplorant, comme lui, leur passé et refusant de se soumettre à l’Église papiste. Il propose ainsi aux réformés un modèle pour penser leur transformation spirituelle. Dans ce modèle, l’état de corruption est un préalable à la conversion et donc finalement porteur d’espoir. La prise de conscience ne passe pas par une adhésion idéologique à la Réforme – même si plusieurs chansons résument ses points théologiques essentiels – mais procède d’un don de Dieu, accordé gratuitement au pécheur qui s’en remet à lui totalement. En prêtant la voix aux pécheurs demandant grâce à Dieu, Beaulieu ambitionne d’utiliser la chanson pour préparer l’âme à la réception de la vraie foi.

Mise en scène d’une réformation comme une œuvre collective

Malgré la forte présence de la figure de l’auteur, la Réformation apparaît, dans la Chrestienne resjouyssance, comme une entreprise collective. Plusieurs pièces qui accompagnent les chansons du recueil sont dédiées aux personnages dont Eustorg de Beaulieu cherche à gagner la bienveillance. La plupart appartiennent aux milieux politiques et religieux de Berne : le modèle bernois de la Réforme attribue la responsabilité de l’organisation de celle-ci aux magistrats. Des poésies sont dédiées aux représentants des grandes familles nobles, tels Hans Rudolf Diesbach, militaire et diplomate31, ou Nicolas III de Watteville, frère de l’avoyer – chef politique et premier magistrat – de Berne, ancien protonotaire apostolique ayant adhéré à la Réforme et qui aurait recommandé Beaulieu à son poste de ministre32. Jean de Erlach, ancien avoyer de la ville, mort en 1539, bénéficie d’une épitaphe. Pierre Giron, secrétaire du Conseil de Berne, est le principal correspondant de Beaulieu au sein de cette instance ; Martin Krumm, l’un des sous-secrétaires bernois, peut, lui aussi, servir d’intermédiaire. D’autres dédicataires représentent les autorités locales. Richard du Bois est le supérieur direct de Beaulieu en tant que doyen de la classe de Payerne. Nicolas Wolfgang de Erlach est le bailli de Moudon : c’est devant sa juridiction que passent tous les conflits de Thierrens et c’est lui qui renvoie à Berne les rapports sur les affaires locales. Plusieurs poésies sont dédiées aux ministres de la première Réformation dont Beaulieu souhaite intégrer le cercle. On y trouve, Matthieu Malingre, André Zébédée33, Antoine Froment34. Une poésie s’adresse à Jean Kotter, compositeur et organiste, qui enseigne la musique à Berne. Le recueil contient également une longue épître à Clément Marot, composée au moment de son passage à Genève, qui est restée sans réponse. En revanche, Beaulieu publie un quatrain de Guillaume Gueroult qui le félicite d’avoir victorieusement soutenu, avec l’aide de Dieu, les assauts du diable. Deux chansons mentionnent Luther en tant que source du mouvement réformateur.

Aucune allusion n’est pourtant faite ni à Jean Calvin, ni à Pierre Viret. Même Le Dieu garde de l’auteur à ville & aux citoyens de Genève (1537) ne mentionne aucun nom, tout en félicitant ses habitants d’avoir adhéré à la Réforme. Le modèle genevois de la Réformation était en effet perçu comme concurrent de celui de Berne. En 1538, Calvin a été expulsé de la ville justement parce qu’il cherchait à imposer aux magistrats sa vision de l’organisation de l’Église et du culte. La publication de Beaulieu intervient certes dans le contexte de la victoire calvinienne à Genève et d’un certain apaisement des relations avec Berne. Mais s’il semble normal que l’auteur, employé de cette ville, évite de mentionner Calvin – qui, d’ailleurs, fait rarement l’objet de dédicaces – l’absence d’une adresse à Pierre Viret, ministre à Lausanne, est d’autant plus surprenante qu’il a été chargé, par Calvin, de superviser son recueil35. Eustorg de Beaulieu ne souhaite donc pas publier ses liens avec Viret. Il s’affiche à côté de ceux qui se trouvent sur le point de manifester leur désaccord avec Calvin : Guillaume Gueroult est en train de prendre contact avec les « libertins » genevois, opposés à l’austérité de la réforme calvinienne36, Matthieu Malingre a dû résilier sa charge en 1543, accusé de parler en chaire contre Pierre Viret et Jean Calvin37, André Zébédée ne cache pas ses positions zwingliennes sur la Cène qu’il défendra contre Viret trois ans plus tard38. Tout porte à voir, derrière ces indices, une opposition à la Réforme autoritaire de Calvin et une adhésion à la vision héroïsée de la Réformation des premiers temps, lorsque les pasteurs – Malingre, Zébédée, Froment – travaillaient, au péril de leur vie, pour renverser le règne de Satan. Eustorg de Beaulieu aurait souhaité faire partie de ce groupe que G. Berthoud présente comme fait « d’indociles, de mauvaises têtes parfois, d’indépendants et de fortes personnalités », réformés passionnés, qui ne craignent pas d’aller au conflit pour défendre leur liberté d’opinion39. S’il introduit dans son recueil ses anciens textes satiriques, telle la Coppie de l’instrument & memorial de la perte de Dieu des freres Iacoppins de Lyon (1536)40, qui attaque la doctrine de la transsubstantiation, c’est pour mieux souligner l’ancienneté de son engagement et s’inscrire dans cette communauté des premiers pasteurs subversifs, pasteurs qui se trouvent, en 1545, employés par le magistrat bernois, mais qui ont le sentiment de n’obéir sur le plan spirituel qu’à la parole de l’Écriture.

Les références bibliques sont, en effet, omniprésentes dans la Chrestienne resjouyssance41 : elles apparaissent dans le texte de la préface aussi bien que dans les marges en face des textes poétiques. Ce dispositif éditorial est original pour Jean Girard qui a toujours publié les chansons sans annotation marginale. Il a certainement été adopté à la demande de l’auteur qui a travaillé sur le modèle des recueils de Malingre. En renvoyant le lecteur aux fondements bibliques des paroles chantées, il met en scène le principe de la sola scriptura, participant ainsi à la légitimation des chansons spirituelles dont l’usage est moins légitime que celui des psaumes. Pour Malingre, la démarche d’annotation s’inscrivait dans une entreprise plus globale : au moment de la publication des recueils de chansons, il était en train de rédiger l’index de la Bible d’Olivetan, publié pour la première fois en 153542, complété et réédité à Genève en 1540 et en 154343. Cet index devait rendre tout fidèle capable de consulter l’Écriture sur les questions qui le travaillaient, dans l’esprit des Loci communes de Philippe Melanchthon (1521). Eustorg de Beaulieu en possède probablement un exemplaire. L’usage de la citation biblique lui permet d’affirmer sa proximité avec l’Écriture sainte, malgré une formation très superficielle : il a peut-être fréquenté les cours publics à Genève, sans doute les cours de Viret à Lausanne, mais c’était bien avant la fondation de l’Académie44. Son autorité d’auteur et de ministre a donc besoin d’une confirmation publique de ses compétences. Mais bien au-delà de l’entreprise d’autopromotion, ce dispositif référentiel clame l’autonomie spirituelle de l’auteur qui, loin de toute censure humaine – y compris de celle de Calvin et de Viret – ne serait soumis qu’à la parole de Dieu. Le principe de la sola scriptura permet en effet d’appuyer l’argument de l’égalité entre les ministres au service de la pure parole de Dieu, tous méritants car participant à la même bataille de renversement des abus.

Un recueil et des chansons, pour quel usage ?

Eustorg de Beaulieu puise donc sa légitimité dans la figure d’un ancien pécheur converti et éclairé par la parole de Dieu. La chanson est, chez lui, un instrument de combat contre le monde du Satan qui est aussi bien celui de la chair que des papistes. Cette orientation est annoncée dès la première chanson qui remercie le Christ d’avoir racheté les hommes du péché originel – qui est venu par la femme, ce qui explique les pouvoirs de Vénus, déesse de l’amour charnel – et se plaint du pape, capable de provoquer la nouvelle chute de l’humanité45. Ainsi, les luttes contre les désirs de la chair, contre le pape et contre la messe relèvent, pour lui, du même combat. La plupart des chansons sont construites sur les oppositions binaires à la mode de vita Christi et Antichristi : Jésus Christ y est opposé à l’Antéchrist ou au pape, la Cène à la messe, l’Écriture à la parole humaine, la foi intérieure aux rites extérieurs, l’amour spirituel à l’amour charnel, le chant des psaumes au chant de la messe et même le hurlement des moines au chant mélodieux des vrais chrétiens etc. L’image de l’adversité vertueuse y est très présente. Les lecteurs-chanteurs sont appelés à résister à Satan, comme cette fille qui désobéit à sa mère voulant l’amener à la messe, ce prisonnier « pour la foi » qui demande l’aide de Dieu pour surmonter la crainte de la douleur ou ce pécheur qui prie pour surmonter les tentations46. Une telle résistance n’est possible, enseigne l’auteur, que grâce au secours que le Christ apporte à ceux qui croient en lui et qui l’évoquent par la prière ou la chanson.

Le recueil met en scène des voix lyriques plurielles. Parfois, il s’agit d’une voix intérieure, intime, celle d’un pécheur qui implore la grâce de Dieu. Mais très souvent il s’agit de voix socialement identifiables : la voix d’un prédicant qui appelle les Princes à défendre la loi du Christ ou qui encourage les courtisans à abandonner leurs chansons lubriques, les voix d’une femme ou d’un moine convertis, la voix collective des « compagnons ». Seules les voix de la campagne manquent. Tout se passe comme si notre auteur cherchait à prêter une voix à toute une société – plutôt urbaine – afin de l’avertir, l’instruire dans la doctrine réformée, la consoler et la convertir. Dans cet objectif, l’auteur utilise – tout comme Malingre – les airs à la mode ; ils en partagent d’ailleurs un certain nombre, ce qui laisse l’impression d’une compétition. Plusieurs d’entre eux sont parvenus jusqu’à nous grâce à la publication musicale, par Pierre Attaignant, des chansons polyphoniques de Claudin de Sermisy sur les poésies de Marot. D’autres renvoient à des airs dansants, chansons de pèlerins, noëls, dans un souci de diversité musicale. Alice Tacaille a montré que notre auteur met en avant ses compétences de musicien, non seulement en paraphrasant ses propres chansons d’avant la conversion mais aussi en proposant des chansons irrégulières dont l’exécution demande une certaine virtuosité musicale47. Beaulieu semble s’adresser en priorité au même public, majoritairement urbain, lettré et plutôt aisé, qu’il a connu à Bordeaux et à Lyon, celui des petits nobles, des magistrats, des financiers, des bourgeois et des marchands aussi bien que de leurs femmes et de leurs enfants, celui même qui apprécie les chansons de Marot et de Sermisy. Le livre en lui-même, in-octavo de 256 pages, est plus fourni, plus gros et donc plus cher que les recueils de chansons de Malingre. Ce n’est pas un objet à proprement parler « populaire », même s’il n’est pas exclu que Beaulieu ait essayé d’apprendre certaines de ses chansons à ses ouailles de Thierrens ou que d’autres pasteurs aient tenté de les utiliser dans un objectif pédagogique. Beaulieu espérait certainement que cette publication, à destination multiple, l’aiderait à trouver un emploi de professeur de musique de nouveau type, à la fois musicien, éducateur et directeur de conscience, auprès d’une famille réformée francophone.

En publiant chez Jean Girard, Beaulieu cherche aussi à atteindre le public français, car les publications de Girard sont plutôt bien distribuées depuis Lyon. Les réalités françaises sont très présentes dans les chansons : Beaulieu évoque son désir d’aller prêcher en France, il s’adresse « aux rois persécuteurs », prête la voix aux persécutés et se publie comme l’auteur de pièces subversives, en recherche d’une aura héroïque d’exilé pour la foi. Le livre a effectivement circulé en France, même si son absence des index de livres prohibés témoigne de sa faible présence dans le royaume. Néanmoins, lorsqu’en septembre 1547, on arrête Jean Brunel, fils du libraire Guillaume Brunel, sur son chemin de retour vers Vannes (Poitou), on trouve dans sa malle « plusieurs livres d’hérésie », dont la Chrestienne resjouyssance48. Le recueil participe donc à la diffusion des idées réformées.

Le recueil de Beaulieu n’a pas provoqué une approbation unanime. Guillaume Farel, qui ignore l’avis positif de Calvin sur l’ouvrage, se dit étonné que Girard ait imprimé « les feuillets défigurés par Eustorg au détriment des lecteurs et, je le suppose, non sans dépenses de presse et de travail. Sur ce point, je demanderai plus de censure de votre part pour que l’on ne publie pas des frivolités aussi vaines49 ». Farel ne partage pas l’idée de la conversion par les chansons. Pense-t-il que le message évangélique perd de sa gravité et de sa pureté en s’adaptant à ce genre lié au plaisir ? ou serait-il tout simplement hostile à l’auteur ? En effet, ce dernier suscite, de nouveau, le scandale. Convoqué par le Consistoire de Berne en janvier 1547 pour les mauvais traitements infligés à sa troisième femme Madeleine Massandt, il reçoit, le 20 janvier 1547, l’ordre d’expulsion du territoire bernois50, manifestement brouillé avec un certain nombre de ses collègues. Retiré à Bienne puis à Bâle, où il s’inscrit à l’Université, il essaie de publier, chez Oporin, sa mise en vers des épîtres de saint Paul, vérifiées et corrigées par Sébastien Castellion – un autre opposant de Calvin –, accompagnée d’une préface qui, selon Viret et Farel, offense les pasteurs bernois51. Il est possible que Beaulieu ait justement voulu attaquer ces deux ministres qu’il tenait responsables de la perte de sa charge. Derrière son caractère querelleur, peu enclin au compromis, on peut desceller l’amertume d’avoir été empêché de participer à l’aventure de cette Réforme libératrice qui aurait pu le sauver de ses propres démons et lui aurait permis de se réaliser pleinement comme un compositeur, musicien, poète et ministre réformé. Son conflit avec les pasteurs pro-calviniens a certainement nuit à la diffusion des chansons de la Chrestienne resjouyssance de son vivant. Il faudra attendre 1569 pour que certaines d’entre elles soient imprimées dans les recueils genevois et donc définitivement intégrées au corpus réformé52.

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1. Eustorg de Beaulieu, Les Divers rapportz, éd. M. A. Pegg, Genève : Droz, 1964, p. 9-33.

2. Archives d’État de Berne, Ratsmanual, vol. 292, p. 7 : « Hector de Beaulieu gan Terrins & Milden ».

3. Le premier ministre de Moudon, François du Rivier, desservait la ville et les villages environnants de 1536 au 28 avril 1540, date à laquelle il devient pasteur de Vevey. Il est probable que Beaulieu l’ait remplacé pendant quelques mois jusqu’à l’élection de Du Pont, voir A. L. Herminjard, Correspondance des réformateurs dans les pays de langue française, Genève, Bâle, Lyon, 1883, t. 6, p. 238 n. et 1886, t. 7, p. 414.

4. H. Vuilleumier, Histoire de l’Eglise réformée du pays de Vaud sous le régime bernois, Lausanne : Éditions La Concorde, 1927, p. 122-134 et 367-388.

5. Le 3 septembre 1540, Eustorg de Beaulieu cite sa femme, Rolette, devant le Consistoire pour l’abandon du domicile conjugal (Archives d’État de Berne, Ratsmanual, vol. 277, p. 98). En été 1541, sa deuxième femme l’accuse d’homosexualité puis se dédit ; elle est condamnée à payer une amende (Archives d’État de Berne, Chorgerichtsmanual, 12, p. 30, B III 455). En 1543, il vit seul.

6. Eustorg de Beaulieu y participe selon Viret, Jean Calvin, Joannis Calvini Opera omnia [CO], Brunsvigae : C.A. Schwetschke, 1863, t. 12, lettre n° 621, col. 44.

7. Matthieu Malingre, L’Épistre de M. Malingre envoyée à Clément Marot, en laquelle est demandée la cause de son département de France. Avec la responce dudit Marot, Bâle : Jacques Estanges, 1546.

8. J. Burdet, La musique dans le Pays de Vaud : 1536-1798, Paris : Payot, 1963.

9. Aulcuns pseaumes et cantiques mys en chant, Strasbourg : Johannes Knobloch, 1539.

10. Guillaume de Pierrefleur, Mémoires de Pierrefleur, grand banderet d’Orbe, éd. par A. Verdeil, Lausanne : D. Martignier, 1856, p. 199.

11. Lettre à Pierre Giron, fin août 1540, A. L. Herminjard, op. cit., t. 6, 1883, n° 886.

12. Ratsmanual de Berne, du 26 mai 1544, cité par A.L. Herminjard, op. cit., t. 9, 1897, n° 1358, n° 8.

13. La forme des Prières et Chants Ecclesiastiques, avec la maniere d’administrer les sacremens, & consacrer le Mariage : selon la coustume de l’Eglise ancienne, [Genève : Jean Girard], 1542 et 1543.

14. L. Guillo, Les éditions musicales de la Renaissance lyonnaise, Paris : Klincksieck, 1991, p. 67. L’utilisation du procédé de la double impression a abouti au mauvais calage des notes.

15. CO, vol. 12, lettre n° 623, col. 47.

16. Eustorg de Beaulieu, Chrestienne resjouyssance, [Genève : Jean Girard], 1546.

17. Jean Calvin, Œuvres françoises, éd. par P. L. Jacob, Paris : Charles Gosselin, 1842, p. 328.

18. Ibid., p. 329.

19. Idem.

20. Chrestienne resjouyssance, op. cit., f. 3v°.

21. Ibid., f 4v°.

22. Ibid., f. 5v°-6.

23. Clément Marot imagine, dans l’Epître aux Dames de France, « Le laboureur à sa charrue, // le Charretier parmy la rue, // Et l’Artisan en sa boutique, // Avecques ung Psalme ou Cantique, En son labeur se soulager », Œuvres poétiques, éd. G. Defaux, Paris : Bordas, 1990-1993, t. II, p. 629. Érasme développe la même idée dans la Paraclesis : « Ah, si le paysan à sa charrue, en chantait des versets, si le tisserand à ses navettes en modulait un passage, si le voyageur allégeait sa route avec des récits de ce genre ! », A. Godin, Érasme, Paris : Robert Laffont, 1992, p. 597-598.

24. G. Gross, « Les acrostiches et la devise de Matthieu Malingre : sensibilité pédagogique et didactique du collaborateur aux presses neuchâteloises de Pierre de Vingle (1533-1536) », Littératures 24-2 (2007), p. 151-180 et « Théâtre et chansons dans une Réforme en devenir (Suisse, 1530-1535) », Revue de l’histoire des religions 2018/3, p. 415-450.

25. Auteur de la Chanson des dix commandements de Dieu, publié dans le premier recueil publié par Malingre S’ensuyuent plusieurs belles & bonnes chansons. Que les chrestiens peuuent chanter en grande affection de cueur, [Neuchâtel : Pierre de Vingle], 1533, f. 2-5. Voir, sur cette attribution, H.-L. Bordier (éd.), Le Chansonnier Huguenot du XVIe siècle, Paris : Tross, 1870-1871, 2 vol., vol. 1, p. xxiii.

26. Trente et une chansons musciales, Paris : Pierre Attaignant, 1529, p. 63.

27. Chansons nouuelles demonstrantz plusieurs erreurs et faulsetez, s. l. [Neuchâtel : Pierre de Vingle], s. d. [153 ?], f. A7v°.

28. Chrestienne resjouyssance, op. cit., p. 3.

29. Aultre chanson sur le chant celle qui m’a tant pourmene, dans S’ensuyvent plusieurs belles & bonnes chansons, f. C7v°.

30. G. Gross, « Les acrostiches », art. cit., p. 165 et 178, n. 44.

31. Ou Jean-Rudolphe de Diesbach, H. Vuilleumier, op. cit., p. 246-247.

32. A. L. Herminjard, op. cit., p. 288.

33. Natif de Brabant, André Zébédée fait ses études à Louvain et à Paris, puis enseigne au collège de Guyenne (1533) avant son départ à Genève. Il est pasteur à Orbe entre 1539 et 1546.

34. Né en 1509 en Dauphinois, il a participé à l’évangélisation de Neuchâtel et de Jura avec Farel. Sa première prédication publique sur la place du Molard à Genève, le 1er janvier 1533, est restée célèbre. En 1537, il est pasteur de Saint-Gervais à Genève, puis diacre à Thonon jusqu’en 1539, l’année où il obtient la cure de Massongy. En 1541, les pasteurs de la classe de Thonon le critiquent pour le cumul des activités commerciales avec son office de ministre.

35. CO, t. 12, lettre n° 623, col. 47.

36. E. Balmas, « Le cas de Guillaume Gueroult », dans Y. Giraud (dir.), L’Emblème à la Renaissance, Paris : Société d’édition d’enseignement supérieur, 1982, p. 127s.

37. H. Vuilleumier, op. cit., p. 386. Il est nommé ministre à Aubonne en mai 1546.

38. Michel W. Bruening, Le premier champ de bataille du Calvinisme. Conflits et réforme dans le pays de Vaud, 1528-1559, Lausanne : Éditions Antipodes, 2011, p. 199-212.

39. G. Berthoud, Antoine Marcourt : réformateur et pamphlétaire : du « Livre des marchands » aux placards de 1534, Genève : Droz, 1973, p. 106.

40. Chrestienne resjouyssance, op. cit., p. 170.

41. A. G. Leterrier-Gagliano, « Annoter les vers : étude des références bibliques inscrites dans les marges de la Chrestienne resjouyssance », voir infra, p. $$$.

42. La Bible qui est toute la Saincte escripture []. Aussi deux amples tables, lune pour interpretation des propres noms : lautre en forme Dindice, Neuchâtel : Pierre de Vingle, 1535.

43. L’index complété est publié dans la Bible de Genève en 1540, puis édité sous le titre Indice des principales matieres contenues en la Bible, [Genève], Jean Girard, 1543.

44. K. Crousaz, L’académie de Lausanne entre l’humanisme et la Réforme, Leiden : Brill, 2012.

45. Chrestienne resjouyssance, op. cit., p. 1.

46. Ibid., p. 156-158, 43, 138-140.

47. A. Tacaille, « Eustorg de Beaulieu parodiste : la Chrestienne resjouyssance comme propagande musicale », infra, p. $$$.

48. E. Clouard, « Le protestantisme en Bretagne au xvie siècle », dans Mémoires de la société d’histoire et d’archéologie de Bretagne XVII (1936), p. 105.

49. CO, t. 12, lettre 843, col. 405.

50. Eustorg de Beaulieu, Les Divers rapportz, op. cit., p. 27-28.

51. CO, t. 13, lettre 1290, col. 426.

52. Chansons spirituelles a l’honneur et louange de Dieu et à l’édification du prochain, Genève, 1569. Voir la base de données d’A. Ullberg, Au chemin de salvation. La chanson spirituelle réformée (1533-1678), Uppsala Universitet, 2008.