La Chrestienne resjouyssance (1546) d’Eustorg de Beaulieu
une contribution poétique et musicale à l’histoire de la Réforme
Julien Goeury
Université de Picardie Jules Verne – TrAme (EA 4284)
L’établissement de la Réforme en Europe s’est accompagné de nouvelles pratiques d’écriture et de publication tournées vers l’action (propagande, prosélytisme, édification, liturgie), qui ont indirectement contribué à transformer le domaine des Belles Lettres. Non seulement au sens où de nouvelles idées, à la recherche de supports d’expression, ont investi toutes sortes de discours, dont la formalisation croise ou rejoint des pratiques instituées, mais encore au sens où ces idées sont venues transformer en profondeur la nature, les usages et les représentations de ce qu’on n’appelait pas encore la « littérature ». La tentation de l’anachronisme, qui conduit parfois à écraser les représentations du littéraire au cours de la première modernité, ne doit pas en effet nous empêcher d’observer ce qui se joue au sein du champ religieux dans le contexte des Réformes.
Parmi plusieurs phénomènes susceptibles d’être étudiés indépendamment, on assiste en particulier à l’invention d’un nouveau type de recueil de chansons, dites spirituelles parce qu’elles ont un contenu religieux. Ces recueils voient le jour dans les années 1530, où le développement de l’imprimerie leur confère une visibilité immédiate, et ils atteignent leur forme définitive en France dans les années 15501. On les désigne parfois sous le terme un peu trompeur de « chansonnier huguenot », une dénomination utilisée par H.L. Bordier dans son anthologie publiée en 1870-18712 pour en faire rétrospectivement le pendant d’un « psautier huguenot », dont la dénomination est elle aussi discutable, puisqu’on désigne par là le seul psautier de Genève. Ce chansonnier huguenot désigne pour sa part non pas un seul chansonnier, mais bien une série de recueils imprimés (avec ou sans musique notée) ayant alimenté cette anthologie, sans qu’on opère toujours de discrimination très claire entre eux, comme s’il s’agissait là d’un vaste ensemble sans auteur(s), en recomposition constante. En dépit des précisions bibliographiques apportées par Bordier, une telle dénomination empêche parfois d’apprécier la façon dont certains poètes réformés ont pu concevoir leur propre chansonnier, comme autant de recueils organisés sur lesquels ils revendiquaient bien une autorité exclusive, à côté de recueils collectifs fondés sur une auctorialité partagée, qui place souvent les imprimeurs en première ligne.
C’est dans le contexte de l’établissement de l’Église de Genève qu’Eustorg (ou Hector) de Beaulieu (né aux alentours de 1495 et mort en 1552) publie sous son nom en 1546, sans doute chez l’imprimeur Jean Girard, un recueil de chansons spirituelles intitulé la Chrestienne resjouyssance, dont le titre intégral mérite d’être mentionné car il constitue une véritable profession de foi, en même temps qu’une autobiographie abrégée3. Ce recueil est cité dans la littérature critique, mais il est en réalité encore assez peu étudié, ne serait-ce que parce qu’on n’en connaît que deux exemplaires répertoriés dans les collections publiques : le premier est conservé à la Bibliothèque Nationale d’Autriche, à Vienne4 et le second à la Bibliothèque du Musée de Chantilly5. Cette rareté explique sans doute en partie la place marginale qu’il continue d’occuper en dépit de son intérêt évident, qu’il s’agisse de sa singularité au moment de sa publication en 1546, ou bien de sa postérité paradoxale, puisque sans n’avoir jamais été republié intégralement, c’est bien un des principaux contributeurs de la série des chansonniers publiés au xvie siècle6, avant d’intégrer l’anthologie de H.L. Bordier, qui fixe pour longtemps le canon de cette chanson spirituelle réformée.
Eustorg de Beaulieu n’est pas un inconnu dans le champ des études littéraires et historiques. Sa consécration (toute relative) suit même un parcours bibliographique traditionnel, qu’il n’est peut-être pas inutile de rappeler rapidement. Mentionné dès la fin du xvie siècle dans Les Bibliothèques françaises de La Croix du Maine et Du Verdier, il y apparaît d’abord comme l’auteur de deux recueils de vers: la Chrestienne resjouyssance (1546), présentée avec négligence comme un « amas de plusieurs chansons », ce qui en fait une (mauvaise) rhapsodie, mais aussi pour un autre recueil, les Divers rapportz (1537), publié à Lyon chez Pierre de Sainte-Lucie7. Dans ce dernier recueil, qui récapitule l’essentiel de la production antérieure de ce musicien poète à la carrière erratique, on trouve une poésie d’inspiration essentiellement profane, reclassée par genres d’écrire (rondeaux, dizains, ballades, chansons, épîtres, etc.) selon le modèle de l’Adolescence clémentine de Clément Marot. Beaulieu documente là essentiellement sa vie sociale dans la décennie qui précède et la plupart de ces pièces brèves ont des dédicataires et/ou évoquent directement ou non sa situation dans les villes où il a séjourné et les milieux sociaux qu’il a fréquentés ou tenté d’intégrer avec plus ou moins de succès.
Ces deux recueils de natures très différentes suffisent en tout cas à le faire exister comme poète aux yeux de la postérité, sans lui assurer pour autant beaucoup de lecteurs. Inutile de s’arrêter ici plus longtemps sur ses quelques autres imprimés, publiés en amont (avant 1537) et en aval (après 1546) passés presque inaperçus en dépit de leur intérêt spécifique : d’une part la Geste des solliciteurs (Bordeaux, 1529), une satire en vers contre la Justice, fondé sur un différend familial dont il met longtemps à se dépêtrer ; et d’autre part l’Espinglier des filles, un ouvrage de commande qui relève d’une tout autre inspiration. Quelques décennies plus tard, au xviie siècle, le poète académicien G. Colletet, qui élabore une série de Vies de poètes et d’écrivains restée manuscrite, puis en partie détruite par la suite, lui consacre une courte notice, qui retrace son existence à partir de ses écrits. Cette biographie, longtemps conservée à la bibliothèque du Louvre a été publiée en 1878 par Ph. Tamizet de Larroque accompagnée d’une série de notes érudites8, avant d’être largement reprise par G. Becker en 1880 dans un opuscule publié par une maison d’édition protestante, Fischbacher9. Dernière étape dans ce travail de repérage historique, la notice augmentée par H.L. Bordier dans la seconde édition de la France protestante des frères Haag10, qui bénéficie de nombreuses sources nouvelles et offre un portrait complet – et très orienté – du poète.
Voilà donc Beaulieu définitivement inscrit dans le Panthéon réformé au cours du Réveil, et cela en une dizaine d’années environ (1870-1880). L’université s’en mêle un peu plus tard timidement, et d’abord en dehors de France, puisqu’une thèse consacrée à Beaulieu est soutenue en 1918 à l’université de Lancaster, en Angleterre, par H. Harvitt11, qui met l’accent, à partir des Divers rapportz, sur le « disciple de Marot », sans pour autant négliger l’apport de la Chrestienne resjouyssance. Et quelques décennies plus tard, en 1964, survient une édition savante des Divers rapportz, publiée à Genève chez Droz par M. A. Pegg, conservateur de la bibliothèque nationale d’Écosse, puis de la bibliothèque universitaire de Manchester12. La perspective est toujours la même : tirer du recueil de 1537 l’image d’un petit poète marotique qui n’aurait pas su, comme son modèle, filtrer l’héritage de la Grande Rhétorique. Comme souvent, le jugement est sévère. Depuis, pas de véritable travail de fond permettant de confronter, voire de réconcilier, les deux Beaulieu en présence : d’une part le poète d’inspiration profane, celui des Divers rapportz, tout juste situé dans la constellation marotique, et d’autre part le poète réformé, celui de la Chrestienne resjouyssance, tout juste situé parmi les contributeurs du Chansonnier huguenot. Si l’on tire un peu plus le même fil bibliographique dans les décennies qui suivent pour arriver jusqu’à aujourd’hui, on pourrait citer quelques ouvrages, ainsi qu’une dizaine d’articles, qui rendent compte, dans des perspectives très variées, de la contribution de Beaulieu au champ poétique, musical et religieux de son époque, mais encore une fois de façon trop souvent dissociée13, ce que toute sa carrière – ou plutôt son itinéraire social – rend pourtant inextricable.
Le petit poète marotique, qui aurait été prêtre, avant d’être pasteur (il ne serait pas le seul dans cette génération de primo-convertis), est en effet d’abord un musicien, ce qu’il ne faut jamais perdre de vue. C’est un musicien sans véritable carrière il est vrai, et donc sans position sociale très assurée, après avoir été quelques années organiste à la cathédrale de Lectoure, puis maître de musique à Tulle et à Lyon dans des conditions plus ou moins précaires, mais cette identité ne doit surtout pas être reléguée à l’arrière-plan au nom de la poésie. Et cela d’autant plus que sa conversion au protestantisme, la recherche et l’obtention d’une charge de pasteur, vont offrir au musicien (et indirectement au poète) de nouvelles perspectives, dans une période où la demande de chants ecclésiastiques est forte et l’offre encore relativement faible, du moins en termes de recueils imprimés, après la première floraison des années trente principalement située à Neuchâtel. Même s’il faut aussi compter sur des poètes comme Mathieu Malingre ou Guillaume Gueroult14, qui ne sont d’ailleurs jamais très loin de lui à cette époque, E. de Beaulieu est sans aucun doute un des acteurs les plus négligés du lyrisme réformé d’expression française (texte et musique) au cours de cette décennie déterminante.
Quant à la Chrestienne resjouyssance, c’est un recueil sans équivalent. Qu’il s’agisse de la page de titre, mais aussi de l’épître liminaire, des pièces d’escorte et autres paratextes informatifs, tout est fait pour marquer l’emprise de l’auteur sur son livre. Les marques d’auctorialité y sont nombreuses et très insistantes. Contrairement à M. Malingre dans le contexte de Neuchâtel, qui préfère les signatures obliques, Beaulieu affiche son nom et valorise sa personne. Il compose son recueil en deux grandes parties, ou plutôt il annexe à un recueil de cent-soixante chansons numérotées en continu mais divisées en plusieurs sections, un ensemble plus disparate d’une dizaine de pièces, qui ne relèvent pas du domaine lyrique, tout en s’inscrivant toujours dans le registre de la propagande religieuse. Ce n’est pas un recueil polygraphique (un recueil collectif). Beaulieu signe bien l’intégralité des chansons, ce qui en fait au passage l’auteur le plus prolifique de son temps. Le fait d’égaler ou de dépasser le seuil établi par le psautier est toujours à cet égard un marqueur essentiel : à côté des cent cinquante psaumes de David, il y a maintenant les cent soixante chansons d’Eustorg de Beaulieu ! C’est l’œuvre d’un homme qui se présente comme musicien autant que comme poète et qui soumet la composition interne de son recueil à des normes qui ne sont pas rhétoriques ou bien thématiques, mais bien mélodiques, même s’il n’y a dans le recueil ni partitions, ni mélodies notées.
L’idée qui nous a guidés, Olivier Millet et moi, dans la conception de la journée d’études organisée à l’université de Picardie-Jules Verne le 3 novembre 2017, et dont ce dossier est directement issu, c’est non seulement de mettre l’accent sur la Chrestienne resjouyssance, parce que ce recueil avait jusque-là échappé à un travail d’investigation systématique, mais de le faire en confrontant plusieurs approches disciplinaires (études littéraires, historiques et musicologiques). Il s’est agi d’étudier le recueil dans le contexte d’établissement de la Réforme en suivant au plus près l’itinéraire de Beaulieu (T. Debaggi-Baranova) et cela afin d’en comprendre la conception tant du point de vue textuel (A.-G. Leterrier-Gagliano) que poétique et musical (A. Tacaille), avant d’en étudier l’inscription dans un projet de réforme individuelle et collective pris en charge par la littérature de piété (J. Sercomanens) et la poésie morale (M. La Tour).
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1. Voir A. Ullberg, Au chemin de Salvation. La chanson spirituelle réformée (1533-1678), Uppsala Universitet, 2008.
2. H.L. Bordier (éd.), Le Chansonnier Huguenot du xvie siècle, Paris : Tross, 1870-1871, 2 vol.
3. Chrestienne resjouyssance. Composée par Eustorg de Beaulieu, natif de la ville de Beaulieu : au bas pays de Lymosin, Jadis Prestre, Musicien & Organiste : en la faulce Eglise Papistique, & despuis, par la misericorde de dieu Ministre Evangelique : en la vraye Eglise de Jesus Christ, [Genève : J. Girard], 1546, le 12 d’Aougst.
4. Cote 80.M.74 – Numérisé, l’exemplaire est consultable sur le site de la bibliothèque.
5. Cote IV-D-036 – Il en existe un microfilm lui aussi numérisé, mais qui n’est pas consultable en ligne.
6. Voir en particulier le Recueil de plusieurs chansons spirituelles tant vieilles que nouvelles, avec le chant sur chascune, afin que le Chrestien se puisse esjouir en son Dieu et l’honorer : au lieu que les infidelles le deshonorent par leurs chansons mondaines et impudiques. – Le second livre des chansons spirituelles composées à l’utilité de tous vrays chrestiens : ou son demontrez plusieurs erreurs, esquelz ont esté conduicts et detenus les povres ignorans, par les seducteurs et faux prophètes, s.l., s.n., 1555.
7. F. Grudé (sr de La Croix du Maine) et A. Du Verdier, Les bibliothèques françoises, Paris : Saillant et Nyon, 1772-1773, t. I, p. 193. Du Verdier lui consacre pour sa part deux courtes notices complémentaires (ibid., t. III, p. 548-549 et t. IV, p. 17 »), où il n’est plus question de la Chrestienne resjouyssance.
8. G. Colletet, Vie d’Eustorg de Beaulieu publiée d’après le manuscrit autographe de la bibliothèque du Louvre avec notes et appendice par Philippe Tamizet de Larroque, Genève : Slatkine Reprints, 1970 [1878].
9. G. Becker, Eustorg de Beaulieu, poète et musicien (seizième siècle) : Notice biographique et bibliographique publiée avec la musique de deux chansons, Paris : Fischbacher, 1880.
10. E. et E. Haag, La France protestante, 1ere éd., 1847, t. II, p. 93-98 ; 2e éd., 1877-1888, t. II, col. 31-39.
11. H. Harvit, Eustorg de Beaulieu. A disciple of Marot. 1495 ( ?)-1552, Lancaster : Press of the new area printing compagny, 1918.
12. Les divers rapportz, M. A. Pegg (éd.), Genève : Droz, 1964.
13. On signalera cependant la notice Wikipedia (https://fr.wikipedia.org/wiki/Eustorg_de_Beaulieu, consultée le 21 novembre 2018), dont la précision témoigne d’un renouveau de l’intérêt pour le poète-musicien.
14. Voir en particulier le Premier livre de chansons spirituelles, Nouvellement composées par Guillaume Gueroult et mises en Musiques par Didier Lupi Second, Lyon : G. et M. Beringen, 1548.