Baptistes et catholiques en France,
le choc des différences
1 : Des années 1810 aux débuts de la IIIe République
Sébastien FATH
GSRL (CNRS / EPHE, PSL)
Introduction
La réintégration du protestantisme en France au xixe siècle1 s’est opérée suivant deux modalités : d’une part, la relance d’une présence protestante déjà existante, mais anémiée, qui doit tout reconstruire, « toucher terre »2. D’autre part, un revivalisme3 axé sur les conversions, qui génère de nouvelles communautés, parmi lesquelles les baptistes. Ces derniers appartiennent à cette catégorie de protestants pour lesquels « la communication de l’Évangile en direction de l’espace extérieur est la principale, voire la seule légitimité » d’une existence sociale en tant que réseau confessionnel4. Lentement implantés en France à partir de la décennie 1810, pour représenter environ 10 000 fidèles en 19505, les baptistes ont pour particularité, parmi les protestants, de défendre un christianisme professant, d’orientation plutôt calviniste, basé sur l’association de convertis (Église locale). Ils défendent l’autonomie des assemblées (congrégationalisme) et le baptême par immersion du converti. Autant dire que leur mode de régulation de l’autorité chrétienne tranche avec la culture catholique dominante. À l’inverse des protestants non-conformistes britanniques, qui routinisent leur présence dans le tissu socioculturel du Royaume-Uni dans les années 18306, les revivalistes protestants français, dont font partie les baptistes, sont considérés dans l’hexagone comme des outsiders au sens de Norbert Elias et John Scotson7 : ils ne sont pas perçus comme des « protestants établis »8.
Pour les premiers baptistes français, le catholicisme français fait figure, à l’inverse, de colosse qui occupe le terrain. Où qu’ils s’implantent, c’est avant tout aux catholiques que les baptistes se confrontent, se heurtent, se posent en s’opposant. « Religion de la majorité des Français », fort de dizaines de millions de pratiquants, le catholicisme est un géant concordataire9. Il se confond presque, aux yeux des baptistes, avec la culture dominante. De leur point de vue, il s’apparente au « monde », catégorie théologique qui désigne l’entité globale dans laquelle les Églises locales sont obligées d’évoluer, entre obligation de protection et impératif d’évangélisation.
La question du baptême cristallise l’opposition des styles et des modèles. Pour les catholiques, l’« obsession du baptême »10vise à marquer symboliquement, par un sacrement considéré comme intrinsèquement efficace, l’intégration effective du nourrisson, dès la naissance, dans l’Église-institution, « mère » accueillante. Ce premier grand rite de passage obligatoire en société de chrétienté est très largement pratiqué. Les abstentionnistes, au xixe siècle, sont extrêmement rares, sauf à Paris. La mortalité infantile est encore considérable, en tous cas jusqu’au début du xxe siècle. Mourir sans baptême est considéré comme « la pire catastrophe »11. Pour les catholiques, le baptême des nourrissons est un marqueur identitaire majeur, avant même l’Eucharistie. Il pose le sceau du chrétien sur son petit récipiendaire12. Au regard de l’option baptiste, on ne saurait imaginer contraste plus grand. Les Églises baptistes en France militent en effet dès l’origine pour le baptême choisi du converti, en vertu d’une conception volontaire du rite, purement symbolique. Le rite n’a pas de caractère sacramentel, il n’a pas d’efficacité par lui-même. Pour les baptistes, c’est la conversion, non le baptême, qui fait le chrétien. Cette option baptismale reflète leur option en faveur d’une Église de volontaires, voulue « apostolique »13, opposée dans son principe à une Église d’encadrement de masse qui intègrerait, par ses rites de passage, toute une population.
Dès lors, pour l’imposant attelage catholique, qui entame le xixe siècle « comme une phase de reconquête »14, les baptistes vont faire office de mouche du coche. Leur poids démographique en France est négligeable en comparaison : environ un baptiste15 pour 4 000 catholiques vers 1950, et un ratio presque dix fois plus faible encore vers 1850… Leur statut n’a rien à voir avec celui des catholiques, protégés par le Concordat. Ils font partie des « cultes non reconnus »16. Mais ces baptistes affichent une différence véhémente, non sans harceler parfois, à l’échelle micro-locale, la belle assurance de l’acteur religieux dominant. En réponse, avec des nuances suivant les diocèses, les autorités de l’Église catholique cherchent à réduire au silence le bourdonnement du petit gêneur.
Vent debout contre les baptistes ? Réactions du clergé catholique depuis les années 1810
De 1810 à 1876, année qui marque la fin de la période dite de l’Ordre moral, l’Église catholique en France vit, suivant l’expression de Michèle Sacquin, sous le régime de l’« obsession unitaire ». Face au prosélytisme protestant, porté en particulier par l’essor du colportage17, elle entend réaffirmer son monopole religieux que le Concordat et les articles organiques écornent trop à ses yeux. Elle se situe dans l’optique de la « mort attendue du protestantisme »18 et tend à exprimer son « refus d’une société pluriconfessionnelle »19. Cette position conteste le principe de liberté des cultes dont Rita Hermon-Belot a montré qu’il faisait partie du projet révolutionnaire20.
Les autorités catholiques mettent un certain temps à prendre la mesure du danger local que représentent les baptistes pour l’unité confessionnelle qu’elles appellent de leurs vœux. Il leur fallait dissiper deux illusions : d’abord, l’amalgame avec les anabaptistes-mennonites21, réputés inoffensifs car groupusculaires, repliés sur eux-mêmes, et rétifs au prosélytisme. Cette méprise va durer une trentaine d’années22. Ensuite, la confusion avec les méthodistes ou wesleyens, mieux connus en France que les baptistes dans la première moitié du xixe siècle. Ces derniers apparaissent également fort peu menaçants aux yeux des catholiques, car ils s’adressent d’abord aux populations déjà protestantes, mais à « réveiller » d’une piété considérée comme trop formaliste23. Affaire interne au protestantisme ! Le clergé catholique n’en a cure.
Au démarrage de l’implantation baptiste, la prégnance de ces deux illusions conduisit les représentants du clergé catholique à une certaine mansuétude, voire à une forme de curiosité détachée et même bienveillante. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre l’étonnant récit des premières campagnes d’évangélisation en Alsace de l’agent de Valmont, au service de la Baptist Continental Society24. L’orientation générale de ce récit laisse soupçonner une forme d’exagération. Mais l’épisode narré apparaît vraisemblable, quoique les chiffres donnés soient sans doute excessifs. La scène se passe en 1831 à Strasbourg, où
plusieurs prêtres catholiques l’ont entendu prêcher [il s’agit de l’évangéliste de Valmont], et il a été bientôt conduit à leur évêque. Cet homme vénérable l’a reçu avec une grande politesse, et l’a invité à dîner avec lui, puis l’a introduit à un collège de 300 jeunes prêtres, avec lesquels il a débattu sur le sujet de la transsubstantiation25.
L’histoire ne dit pas si l’évêque de Strasbourg fut satisfait de voir son hôte baptiste tenter de convaincre ses séminaristes de revoir leur conception de l’Eucharistie ! Une fois les deux illusions dissipées – confusion avec les mennonites et les méthodistes –, des manifestations de sympathie aussi ostensibles (liées sans doute aussi, en partie, au contexte alsacien bi-confessionnel) se dissipèrent. Les autorités catholiques réalisèrent peu à peu que les baptistes évangélisent activement, y compris les catholiques, au contraire des anabaptistes. Ces baptistes relèvent bien de l’évangélisme ainsi défini par David W. Bebbington : « les évangéliques n’ont pas attendu que les gens viennent dans leurs lieux de culte ; ils sont allés vers les gens26 », notamment par le porte-à-porte et l’évangélisation de rue. Les baptistes s’adressent même en priorité aux catholiques (au contraire des méthodistes), que ce soit en Bretagne, dans le Nord, le Lyonnais ou la Picardie. Dès lors, même si les écarts de personnalité et de sensibilité religieuse des évêques induisent des réactions en partie différenciées suivant les diocèses, la tonalité générale de la réaction catholique vire à l’hostilité quand les baptistes s’implantent quelque part. Jusqu’aux débuts de la IIIe République, cette réaction de défiance est même plus exacerbée que celle de l’État.
Face aux baptistes, des autorités catholiques mobilisées
De Louis XVIII à la période dite de l’Ordre moral qui suit la fin du Second Empire, la question du libre exercice des cultes est celle qui a « peut-être été la plus controversée et moins nettement définie », selon les mots de Charles Read27, ancien chef de la section des Cultes non catholiques sous le Second Empire.
Le baptisme français relève des « cultes non reconnus ». La liberté d’association n’est pas encore acquise. Dès lors, l’exercice public du culte n’est pas une sinécure pour les baptistes, qui se heurtent régulièrement aux dispositions restrictives du Code pénal, au risque parfois de la prison : quinze d’entre eux, au minimum, en font les frais sous la Restauration et le Second Empire28. L’Église catholique entend bien freiner l’ardeur prosélyte des revivalistes. La hiérarchie ecclésiastique sait bien que « la liberté religieuse et l’acclimatation de la pluralité modifient nécessairement le statut et les conditions d’exercice du culte qui jouissait jusque-là de l’exclusivité29 ». Elle entend donc mettre un frein au principe de liberté des cultes, que Rita Hermon-Belot qualifie de « legs polémique » de la Révolution, et le terrain baptiste constitue un des champs où se déploie cette stratégie. « La Restauration a été le temps de la reconquête catholique », rappelle Jean Baubérot, et les revivalistes, dont les baptistes, constituent des obstacles30 sur la route du retour (tant espéré) à l’homogénéité religieuse fantasmée de la France. Ce n’est toutefois pas toujours une plainte initiale du clergé catholique qui conduit l’État à réprimer l’activité des baptistes français. Il arrive que la doléance d’une famille de notables, ou même d’un pasteur protestant (!) réformé31, alerte directement l’État sur l’activité baptiste.
Mais dans la grande majorité des cas, c’est bien du côté du clergé diocésain catholique que proviennent les plaintes formulées à l’encontre du prosélytisme baptiste. On observe aussi ce schéma dans d’autres contextes protestants32, même parfois lorsqu’il s’agit de « nationaux », expression utilisée pour désigner les protestants qui relèvent des dispositions propres aux cultes reconnus33. Dès lors qu’une activité prosélyte est en cause, la menace d’une plainte se profile. Le cas d’école est le suivant : le prêtre prend connaissance d’une activité d’évangélisation baptiste, jugée menaçante pour la « paix des familles ». Il en réfère à son évêque, qui fait remonter une doléance jusqu’au ministère des Cultes. L’objectif : interdire les réunions, via procès verbal, amende, et, au besoin, arrestation, voire mise sous scellés du lieu de culte, s’il y en a un. Trois temples baptistes en font les frais sous le Second Empire. Les gendarmes en interdisent l’accès sur ordre du ministère des Cultes. À chaque fois, ces mises sous scellés trouvent leur origine dans une demande de l’évêque catholique : celui de Saint-Brieuc et de Tréguier pour le temple de Trémel (aujourd’hui dans les Côtes d’Armor), et celui de Soissons pour les temples de Chauny et de La Fère-Servais (Aisne)34.
Aux lendemains du Second Empire, c’est encore l’évêque de Soissons, en Picardie, qui adresse une plainte contre le pasteur de l’Église baptiste de Chauny, accusé d’organiser des réunions avec des catholiques. Mais il est cette fois débouté : le pasteur – Aimé Cadot – va en effet voir les gendarmes de Coucy-le-Château (Aisne), « ainsi que le commissaire de police et le juge de paix, afin de savoir pour quelle raison on mettait les chapeaux à cornes à ses trousses, et il sut d’où le coup était parti35 ». Le curé de Saint-Sauveur (Oise), dans le même temps, multiplie quant à lui les pressions auprès du sous-préfet et du préfet de l’Oise, en 1873-1874, pour empêcher la construction du temple baptiste de Saint-Sauveur36. Mais en vain. Quoique dans une période de transition – l’Ordre Moral –, on est désormais sorti d’un régime où le clergé catholique pouvait, par quelques courriers aux autorités civiles, décider du destin cultuel local de plusieurs dizaines de baptistes.
Outre ces initiatives directes auprès des autorités pour empêcher les cultes baptistes, des violences locales inspirées par le clergé se déclenchent parfois sans justification officielle. Des baptêmes par immersion mouvementés sont émaillés d’incidents, tel celui de Béthancourt-en-Vaux (Aisne) du 27 avril 1850 : à la suite des appels du curé, on attaque des baptistes à coups de bâton après les six baptêmes, et on jette deux d’entre eux dans une haie d’épineux37. Les sources rapportent aussi des épisodes où tel évangéliste se fait insulter, voire lapider par des enfants du village après instructions formelles du curé. Cette dernière expérience est relatée comme suit par le pasteur baptiste Jean-Baptiste Crétin, dont le journal de bord documente les péripéties concrètes, sur le terrain, des contacts catholiques-baptistes :
Une fois que je passai vers l’école de Achéry où le curé se trouvait. Il commanda aux élèves de me courir sus et de me jeter des pierres et de la boue. Je fus surpris de voir une nuée d’enfants qui m’environnaient et criaient, je continuai mon chemin en les laissant faire, car ils ne me jetaient rien. Plusieurs femmes vinrent prendre ma défense et chasser les enfants si mal élevés. J’entrai à Achéry où je visitai plusieurs familles catholiques et dont trois avaient acheté la Bible, dans une de ces familles, et le père dit :
– Est-ce vrai que les enfants vous ont insulté ?
– Oui.
Il appelle ses enfants et leur dit :
– Avez-vous insulté M. C. ?
– Oui, c’est M. le curé qui nous a dit de le faire.
– Quand ?
– Il était à l’école quand M. C. a passé et il a dit : « Sortez vite et jetez lui des pierres et de la boue, c’est un hérétique ».
J’ai visité des catholiques à Choignay-Brissay, à Choiny, à Hamégicourt où j’étais bien reçu par bien des familles catholiques38.
On remarque le décalage entre les populations et le clergé. Les premières finissent par connaître l’évangéliste. Elles l’estiment souvent suffisamment pour refréner leur méfiance. Elles lui font même parfois très bon accueil. Le clergé catholique, lui, est plus hostile, car il craint de voir sa position remise en cause. Ces épisodes ne sont pas toujours marqués par une violence physique ou verbale, mais la violence symbolique, et sociale, est bien là. Avec, à la clef, de possibles conséquences économiques. Ainsi, à Trémel (Bretagne), à la fin du xixe siècle, les recteurs (curés) interdisent « aux boulangers et épiciers de la commune de vendre quoi que ce soit aux protestants. Les enfants de ceux qui continuèrent furent privés de communion ou menacés d’être chassés ». Le pasteur Le Coat dut alors acheter « un petit cheval blanc et un char à banc pour aller prendre du pain et des épiceries à Morlaix39 ». Dans les cités minières et manufacturières du Nord de la France, les convertis baptistes font face à des vexations similaires, susceptibles parfois de mettre en péril la survie économique des familles.
Répétées, ces situations obligèrent parfois l’État à intervenir. Lorsque les choses s’enveniment, point de surenchère. Les agents de l’État travaillent plutôt à apaiser la situation, modérer l’hostilité provoquée. C’est le cas lors de l’affaire qui éclate à Saint-Sauveur (Oise) en 1852. Le curé local multiplie les dénonciations contre Jean-Baptiste Crétin, évangéliste et pasteur jugé perturbateur. Après l’échec d’une première tentative, le curé s’adresse à l’évêque en prétendant que le pasteur baptiste diffuse des pamphlets républicains. Cette accusation très grave pouvait valoir à J.-B. Crétin une détention en pénitencier. Aussitôt, l’évêque s’indigne auprès du préfet de l’Oise, lequel demande au sous-préfet de diligenter une enquête locale. Au terme d’une fouille des maisons et d’une collecte de tous les opuscules distribués par le pasteur, l’enquête disculpe ce dernier. Jean-Baptiste Crétin se rend alors auprès du procureur, qui se présente comme « catholique croyant » qui « veut la justice pour tous ». Il sympathise très vite avec le pasteur baptiste. Il tombe d’accord avec lui sur la nécessité de combattre l’immoralité. Tout en lui demandant de veiller à cesser désormais les distributions ostensibles de traités religieux, il lui manifeste une « bonté » non feinte qui encourage le pasteur40.
À l’inverse, lors des manifestations d’une répression officielle, initiée par l’État, les sources ne permettent pas d’identifier d’épisode au cours duquel le clergé catholique aurait joué un rôle modérateur. Ce dernier tend plutôt à faire pression pour alourdir le poids du « bras séculier ». C’est dans un concert de protestations des prêtres locaux que les temples baptistes sont construits41, puis inaugurés ou réouverts, dans les dernières années du Second Empire. Dans l’intervalle, les temples sont sous scellés, inaccessibles aux baptistes qui se contentent de petites réunions chez l’habitant, mais ces dernières ne satisfont pas non plus la hiérarchie catholique : le Préfet de l’Aisne évoque ainsi, en 1857, ces réunions baptistes et l’attitude du clergé :
Les réunions ne sont pas autrement publiques et pour le moment, elles ne causent aucun désordre et ne paraissent pas faire naître d’inquiétude parmi la population qui les voit d’un œil assez indifférent. Cependant, plusieurs de MMs les desservants [c’est-à-dire les curés] s’en préoccupent et Mgr l’Évêque du Diocèse s’en est plaint à moi différentes fois42.
C’est que les baptistes prétendent convertir des catholiques ! À l’inverse des méthodistes, qui s’adressent surtout aux protestants de vieille souche, les baptistes cherchent en priorité à transformer des catholiques en protestants. Patrick Cabanel rappelle que « dix des douze premiers pasteurs baptistes sont nés dans le catholicisme, avant que ne se constituent des familles pastorales43 ». Ce prosélytisme en direction des catholiques ne passe pas. Après l’installation de la République, alors que le clergé prend progressivement conscience qu’il ne sert plus à rien de s’adresser au préfet pour faire interdire telle ou telle réunion baptiste, quelques pressions réussissent encore, par d’autres biais, dans le bassin houiller du Nord, alors quadrillé par les Compagnies minières : à Saint-Pierre-les-Auchel (Pas-de-Calais), le curé de la cité minière s’adresse ainsi au directeur de la Compagnie minière pour faire interdire les réunions baptistes dominicales dans les corons. Échouant une première fois dans sa tentative, il s’adresse à son évêque, qui écrit alors au conseil d’administration de la Compagnie minière en menaçant : « Si vous acceptez des réunions protestantes dans votre établissement, nous enlèverons le prêtre que nous vous avons affecté. » Un avertissement sérieux compte tenu du nombre bien supérieur de mineurs catholiques employés par la Compagnie. La menace eut l’effet voulu, et les réunions baptistes furent interdites… Nous sommes en 1879, en plein régime républicain44. Quinze ans plus tard, Céphas Vautrin fait encore allusion, à Divion (Pas-de-Calais), à une « violente opposition du clergé catholique romain45 », sans préciser en quoi elle consiste. Cette opposition du clergé local conduit bon nombre de familles à s’éloigner de l’assemblée baptiste.
Michèle Sacquin rappelle que le Réveil protestant a constitué pour l’Église catholique un « adversaire imprévu, méprisé tout d’abord [… ] puis de plus en plus inquiétant jusqu’à en devenir obsédant46 ». Les baptistes sont peu nombreux, mais ils font partie de ces chevau-légers d’un revivalisme qui bouge les lignes et conteste les équilibres confessionnels. Rien d’étonnant qu’ils apparaissent comme une menace aux yeux de représentants d’un clergé catholique soucieux de protéger son pré carré. « Le clergé catholique, qui a adopté, à partir de 1830, une attitude de défense quasi obsidionale en face d’un monde moderne dont il ne reconnaît pas la doxa, perçoit les protestants évangéliques comme le bataillon le plus menaçant de tous ceux qui l’assiègent47 ». Menaçant parce qu’ils évangélisent, menaçant parce que leurs effectifs progressent, menaçant parce qu’ils paraissent, au contraire des protestants libéraux, s’adapter au monde moderne, mais sans s’y dissoudre le moins du monde. Reste que la menace est circonscrite à quelques rares points d’impact et que, pour l’immense majorité des prêtres catholiques, les baptistes restent de parfaits inconnus ou d’obscurs sectaires venus d’on ne sait où, comme il ressort, par exemple, dans ce rapport de Mgr Hervin qui évoque un « ministre d’une autre secte, Mr Vautrin48, zwinglien », qui fait « sa propagande. Il est très zélé, très répandu ; il affecte dans sa mise une grande simplicité et même de la pauvreté ; il est payé par on ne sait par qui…49 Les baptistes, assimilés aux zwingliens ? Leurs « ancêtres » indirects, les anabaptistes de Zurich, mis à mort par Zwingli en 1525, s’en retourneraient dans leur tombe…50
Le duel curé-confesseur/pasteur-évangéliste
Sur le terrain, la confrontation se traduit souvent par un duel entre le curé/ recteur, d’une part et le colporteur, l’évangéliste ou le pasteur. Jean-Baptiste Crétin est le principal fondateur d’Églises baptistes au xixe siècle51. Évangéliste ayant sillonné presque tout l’hexagone pendant un demi-siècle (de Paris à Montbéliard, du Lyonnais au Nord en passant par la Picardie), il a laissé un journal qui constitue sans doute le témoignage le plus complet et le plus riche de ses rencontres et des tensions locales entre catholiques et baptistes. Les Notes et récits du pasteur Aimé Cadot, les nombreux articles de compte rendu dans L’Écho de la Vérité52, le journal du pasteur Jean-Baptiste Pruvot53 et divers opuscules fournissent aussi des données abondantes. Ces sources baptistes de premier ordre, complétées parfois par des données d’archives publiques, révèlent les éléments qui permettent, sans détailler ces multiples joutes, d’en retracer les constantes.
La version véhiculée par les baptistes est à leur avantage. La difficulté, pour effectuer la pondération nécessaire, est de trouver les échos catholiques d’un même événement. En effet, dans le cas des baptistes, le moindre incident sérieux fait souvent l’objet d’un récit, qui a la triple fonction de mobiliser les coreligionnaires, de faire connaître leur présence et de stigmatiser les résistances rencontrées. Côté catholique, au contraire, la mise en récit des confrontations est socialement beaucoup moins rentable. En effet, elle contribue à visibiliser les baptistes, alors que les autorités catholiques aimeraient plutôt les voir disparaître. Publier les récits de débats avec les baptistes serait faire trop d’honneur à ces minuscules sectaires protestants ! D’autre part, elle les oblige à rendre compte, même indirectement, des thèses baptistes, ce qui compromet la revendication catholique au monopole de l’inculcation des croyances légitimes54.
Ces éléments expliquent la discrétion des archives diocésaines sur les controverses catholiques-baptistes, et l’extrême rareté des opuscules directement dirigés contre les baptistes ou rendant compte des conflits rencontrés avec eux sur le terrain paroissial. Par ailleurs, les archives publiques n’évoquent les controverses que de biais, sous un angle purement policier (y a-t-il eu trouble de l’ordre public ?), si bien qu’elles ne donnent pas accès au contenu des échanges. Faute d’un regard équilibré sur ces « duels » réguliers entre curés-confesseurs et évangélistes-pasteurs, il convient d’aborder les récits baptistes avec prudence, en interprétant aussi leurs silences et en décryptant leurs codes. Le schéma le plus général oppose un curé sédentaire à un évangéliste baptiste mobile. La manœuvre d’approche de l’évangéliste est parfois anticipée par le curé, qui prépare alors le terrain pour la décourager. C’est le cas au début de l’évangélisation de Viesly (Nord) en 1840, où quatre colporteurs sont « mal reçus des habitants, car le curé et le vicaire allaient devant eux pour défendre d’acheter l’Évangile », comme le rapporte le pasteur Pruvot55. Mais souvent, la première approche passe inaperçue du curé, si bien que l’évangéliste parvient, s’il est convaincant, à établir un contact rapproché avec une personne de la paroisse catholique. C’est souvent à ce moment que le curé entre en scène. Averti, par divers biais, du changement de comportement de l’un de ses paroissiens – et plus souvent, d’une paroissienne –, il fait d’abord jouer le contact personnel et le rôle de confesseur, maître en « obstétrique spirituelle »56. Son objectif est de convaincre la « brebis égarée » de se repentir et de cesser tout contact avec l’évangéliste. Lorsque le curé n’y parvient pas, l’étape suivante consiste à exercer des pressions sur la famille du converti ou de la convertie, orchestrant parfois une forme de chantage au travail57, d’ostracisme58, de pression religieuse59. Cette stratégie croisée passe aussi par une condamnation publique, lors de la messe, des intrusions de l’évangéliste. Ce dernier, de son côté, multiplie les visites et tente, à partir de son premier contact, d’élargir le cercle des sympathies dans la paroisse. Dès lors, si la première personne touchée par l’évangéliste baptiste persiste malgré la montée en tension du « duel », le conflit débouche sur une confrontation directe entre le curé et l’évangéliste.
Celle-ci obéit à des règles implicites et récurrentes. Le curé mobilise la rhétorique apologétique de l’Église catholique à l’encontre du protestantisme, en évoquant des images frappantes, comme « les cruautés d’Henri VIII60 ». Il y ajoute une charge supplémentaire : les baptistes ne sont en effet pas seulement protestants, donc schismatiques, hors de la véritable Église, liés à l’étranger, perdus dans l’« individualisme », venin dangereux pour la « conception organiciste du fait social61 » que défend le clergé ; ils sont de surcroît « dissidents » – un terme utilisé pour qualifier les cultes restés en dehors des dispositions concordataires. On joue aussi sur l’ambiguïté de l’expression « culte non reconnu ». Si les baptistes sont officiellement considérés comme « non reconnus », c’est par rapport aux articles organiques qui suivent le Concordat, qui ne les intègrent pas dans le jeu concordataire. Mais tout l’art du curé ou, à l’échelon supérieur, de l’évêque, consiste à élargir le sens de l’expression, pour rejeter les baptistes hors du cercle des religions acceptables : on ne peut les « reconnaître », ils relèvent donc d’une menace de chaos, étrangère au pays, à l’ordre social. En dehors des accusations réciproques, le recours à la Bible constitue souvent un point fort du débat. Le curé cherche en général à l’éviter. Il redoute la supériorité possible de l’évangéliste, rompu au maniement des versets bibliques. Mais quand on finit par en arriver là, le curé s’attache à prouver que la Bible baptiste est une « fausse Bible ». Ce n’est pas toujours facile, d’autant plus que, comme les autres protestants, les baptistes préfèrent, pendant les deux premiers tiers du xixe siècle, la Bible de Sacy, bardée de l’autorisation épiscopale62. Il s’efforce aussi de démentir l’accusation non moins classique de méconnaissance de la Bible que lui adresse l’évangéliste, en préparant soigneusement ses citations. L’adversaire, bien entendu, met un point d’honneur à faire preuve, sur une base biblique, de sa connaissance supérieure, et c’est presque toujours sur ce plan qu’insistent les baptistes dans les nombreux récits de controverses locales qu’ils ont laissés. Le récit baptiste suivant, qui précède l’épisode de l’agression dont Jean-Baptiste Crétin fut victime de la part d’un groupe d’enfants d’Achery, présente la plupart des composantes habituelles de la confrontation. La scène se passe à Mayot (Aisne) vers 1840 :
J’appris qu’il y avait une dévote catholique qui avait été éclairée près de Ozary-Grély et qui était sortie de catholicisme. Je vins la voir, elle me reçut comme un ange. Je pus le soir tenir une réunion chez elle. [M.Béguin]. Nous eûmes de bonnes soirées. Le curé nous attaquait dans sa chaire. Il se décida à venir m’attaquer dans une de nos réunions. Comme il n’était pas aimé dans la commune, son arrivée à notre réunion ne lui fut pas favorable. Il était violent et peu instruit. Il citait les Écritures en les tronquant, ou ne sachant pas s’il les citait. Je le mis en confusion devant tous. Tout le monde m’approuva. Il sortit furieux en nous excommuniant tous. Le mois suivant un nommé Lévêque chantre, vint m’attaquer et il apporta sa Bible de Louvain, in folio. C’était la bonne Bible et les nôtres étaient fausses. Il me défiait de pouvoir par elle condamner le catholicisme et de justifier le protestantisme. Quand il voulut citer des textes pour le papisme, il ne put les trouver, puis je lui pris les textes qui condamnaient le catholicisme. Ce fut dans la salle un hourra contre lui. Il finit par reconnaître qu’il était dans l’erreur et que j’étais dans la vérité. Je pus appeler mes auditeurs à la conversion. Ma réputation était faite dans le village. J’étais détesté des dévots. Une dévote me rencontrant à l’entrée de la nuit quand l’allais arriver à Mayot me menaça de m’assommer avec la bêche qu’elle avait sur l’épaule, mais il y avait entre elle et moi un chemin creux de peut-être trois mètres de profondeur63.
Les confrontations n’ont pas toujours – loin de là ! – une issue aussi favorable à l’évangéliste. Les curés ne sont pas toujours « violent(s) et peu instruit(s) », et l’évangéliste n’a pas toujours la réputation d’habile controversiste de Jean-Baptiste Crétin, le principal expert baptiste en la matière. Le pasteur, ici, ne dit pas tout. Il plaide pour les siens, comme le fait aussi le pasteur Aimé Cadot, grand amateur de récits de controverses : ses Notes et récits ont avant tout une fonction de ciment identitaire. Elles proposent une sorte de recueil d’exempla, c’est-à-dire de récits édifiants qui montrent aux lecteurs baptistes « ce qu’il faut faire » et qui les encouragent. La réalité des confrontations fut beaucoup plus nuancée. Le curé, bien implanté localement, disposant d’un large choix de livres religieux64, est également mieux formé qu’au xviiie siècle. Les duels furent sans doute plus souvent perdus par l’évangéliste que par le curé de paroisse, sans quoi l’évangélisation baptiste aurait vraisemblablement touché des populations plus importantes que les quelques milliers de convertis atteints en un siècle et demi. Le clergé catholique constituait, au xixe siècle, une force d’encadrement considérable. Yves-Marie Hilaire caractérise à juste titre les années 1850-1880 comme l’« apogée des curés de campagne65 ». Comme le rappelle Christophe Charle, on dénombre en 1872 52 148 membres du clergé séculier, 13 102 membres de congrégations masculines et 84 300 religieuses66. Dans la décennie 1870, précise-t-il, on atteint un taux de 15 prêtres pour 10 000 habitants67. Cet encadrement est monté en puissance au cours du xixe siècle, après trois premières décennies post-révolutionnaires difficiles. Le clergé catholique auquel se confrontent pasteurs et évangélistes baptistes disposait d’un prestige et d’une efficacité considérables. Les curés étaient souvent mieux instruits que les évangélistes de terrain, formés de manière assez rudimentaire et parfois bien en peine d’articuler un vrai « discours ».
Le journal de Jean-Baptiste Pruvot évoque à plusieurs reprises ces « fiascos » rencontrés par les évangélistes, comme à Quiévy (Nord) en mai 1840 où le curé, visiblement plus éduqué que ses interlocuteurs, se montre « plus malin qu’eux » et leur « tend des pièges » sans qu’ils s’en aperçoivent68. Quelques jours plus tard, en dépit de l’engagement direct du pasteur Pruvot, qui rencontre à nouveau le curé pour une controverse publique, abondamment détaillée, l’issue n’est pas plus favorable : au terme de la longue réunion, qui semble avoir été assez indécise, le narrateur précise : « les romains criaient après nous comme des sauvages69 ». Difficile de parler d’un succès ! Dans de nombreux autres cas, les populations sont indécises, et les enjeux de la controverse leur échappent, comme le reconnaît cet habitant de Quiévy : « Quand je vous entends, je trouve que vous avez raison. Quand je parle avec le curé, je trouve qu’il a aussi raison, de sorte que cela m’embarrasse. » Un peu plus loin, alors que le curé et le pasteur baptiste débattent publiquement, le narrateur précise que « les catholiques ne comprenaient pas et n’écoutaient pas70 ». Passionnantes et essentielles pour les baptistes, les controverses argumentées n’avaient bien souvent pas le même intérêt pour les populations qui, une fois la curiosité passée, s’ennuient ferme à écouter d’interminables plaidoyers, préférant créer l’incident ou trouver prétexte à rire… au désespoir des baptistes. Mais si l’évangéliste parvenait, comme dans le cas de Mayot, à entamer la crédibilité du prêtre et à créer un petit noyau baptiste, la confrontation changeait d’échelle. Il ne s’agissait plus seulement du duel entre curé et pasteur, mais d’une véritable guerre d’usure, au quotidien, jusqu’à la mort, l’enterrement, qui cristallisa beaucoup de conflits.
La « guerre des cimetières »
L’accompagnement du défunt, le retour du corps à la terre traduisent, au-delà de la mort, le sentiment du lien communautaire, expriment une permanence qui survit à la disparition. Les morts, comme les vivants, sont ainsi attachés à leur terroir, intégrés socialement dans la communauté chrétienne. Dès lors, entraver le déroulement d’un enterrement, vouloir en détourner le sens, la destination, c’est refuser que s’exprime cette permanence. C’est vouloir détruire une identité commune, nier la réalité de racines partagées.
Tel est bien l’objectif qui fut parfois recherché, jusqu’au seuil de la IIIe République, avant que la laïcisation des cimetières n’enlève à l’Église dominante un outil de violence symbolique. En contestant aux baptistes français le droit à une sépulture chrétienne en terre communale, le clergé catholique savait ce qu’il faisait : il s’agissait soit de nier la qualité de baptiste aux défunts, en cherchant, post-mortem, à les réintégrer dans l’ensemble symbolique catholique, soit, quand les baptistes conservaient le contrôle de l’inhumation, d’empêcher l’enterrement de se dérouler normalement. Trois options se présentaient. On pouvait interrompre le cortège, bloquer l’accès au cimetière, ou refuser l’enterrement du baptiste ailleurs que dans le lopin de terre que l’on appelait « non bénite », partie la plus « honteuse » du cimetière réservée traditionnellement aux suicidés.
Cette volonté de nier aux baptistes le droit aux racines partagées trouvait un cadre institutionnel privilégié pour s’accomplir. En effet, le « système de la mort », au xixe siècle, a été réformé par le Concordat. Il a remis aux « fabriques, c’est-à-dire aux associations paroissiales, le monopole de l’organisation des funérailles ». Un « privilège envié », car lucratif71. Dans l’organisation de la cérémonie, du cortège, il y a fort « primat maintenu de la communauté72 ». Et l’Église peut très bien prendre « l’initiative de refuser des obsèques et une sépulture chrétiennes à ceux qui sont morts hors de sa communion73 ». Quoiqu’il s’agisse d’un sujet « fréquent de discordes et de scandales », le clergé chercha bien souvent à « parquer en terre maudite », en dehors de la « terre sainte » (c’est-à-dire du cimetière solennellement béni par l’Église) tous ceux et celles qui avaient fait, estimait-on, une « mauvaise mort74 ». L’Église catholique ne se priva pas d’utiliser cette « arme de la tombe75 », suivant l’expression de Jean-Yves Carluer, à l’égard des baptistes.
C’était d’autant plus facile que, dans la plupart des cas, il n’existait pas de cimetière séparé pour les protestants. Le décret du 23 prairial an XII prévoyait certes des cimetières distincts pour israélites, protestants et catholiques, mais seulement dans les localités où les trois confessions étaient bien représentées, ce qui ne concernait qu’une minorité de villes et plus encore de villages. Les baptistes devaient s’estimer heureux quand ils pouvaient disposer d’une petite partie du cimetière communal catholique, individualisée par une clôture76, mais même dans ce cas, ils ne disposaient généralement pas d’une entrée séparée, si bien qu’ils étaient obligés de passer par l’entrée catholique, ce qui pouvait donner prétexte à des incidents. Enfin, dans bien des villages catholiques où il n’existait pas de huguenots avant l’arrivée des évangélistes baptistes, rien n’était prévu pour l’inhumation des protestants. Le clergé avait beau jeu dans ce cas de refuser purement et simplement un tel acte, d’autant plus qu’il s’agissait de baptistes, donc d’un culte « non reconnu ».
Sur le terrain de la controverse et de la confrontation confessionnelle, « c’est bien d’une guerre qu’il s’agit77 », quoiqu’une guerre symbolique et non pas militaire. Une guerre des cimetières ! En situation d’infériorité, les baptistes ne se laissèrent pas faire. Très attentifs à chacun de leurs (rares) fidèles, les pasteurs entendaient bien assurer l’intégralité de leurs inhumations, voulant éviter la « récupération » post-mortem par l’Église catholique. Tout en n’attachant pas d’importance en soi au caractère « béni » ou non de la terre du cimetière, ils firent tout leur possible pour éviter à leurs coreligionnaires le lopin « non béni » : une telle destination avait en effet un impact fortement stigmatisant aux yeux des populations environnantes. Comment poursuivre l’évangélisation si les défunts nouvellement baptistes sont ensuite enterrés dans le lopin des suicidés ? Quelle image donnait-on là de leur foi ? Par ailleurs, la liberté de réunion et de culte se trouvant sévèrement limitée jusqu’à la fin du Second Empire, les pasteurs baptistes essayèrent systématiquement de profiter de l’enterrement pour prêcher publiquement l’évangile, ce qu’il leur était difficile de faire par ailleurs, sous peine de poursuites. Au-delà de la mort, le baptiste enterré fournissait ainsi une occasion d’évangélisation, aubaine généreusement saisie, en frôlant l’illégalité, par les prédicateurs baptistes. Cette occasion s’y prêtait d’autant mieux que le discours du pasteur, jusqu’au second tiers du xixe siècle, avait presque toujours lieu à l’extérieur, conformément à la vieille habitude protestante, soucieuse de ne pas trop cérémonialiser l’enterrement et d’éviter tout culte des morts. Les services funèbres dans les temples ne se généralisent qu’aux débuts de la IIIe République. Auparavant, le pasteur et les membres de l’assemblée se contentaient d’accompagner le convoi et d’écouter le discours funèbre dans le cimetière. Le chroniqueur Aimé Cadot a ainsi résumé les éléments de cette « guerre des cimetières », telle qu’elle fut alors vécue par les baptistes français :
Les inhumations baptistes attiraient beaucoup de curieux et nous donnaient l’occasion de prêcher [… ]. Mais les cercueils contenant nos chers morts n’étaient pas jugés dignes d’honneur. Les prêtres, contrairement à la loi78, s’arrogeaient l’autorité sur les cimetières et venaient parfois nous troubler ou faisaient sonner les cloches pendant nos services d’enterrement, afin d’empêcher les auditeurs d’ouïr nos discours, ou nos prières pour les familles affligées. En outre, ils ne voulaient pas faire place à nos trépassés autour de leurs tombeaux. On faisait pour les baptistes un petit coin sur un bord quelconque du cimetière. Notre petit carré n’était pas réputé « terre sainte ». On perçait là une entrée spéciale, une « porte étroite79 », ou, s’il n’y en avait pas, la grande porte étant interdite aux protestants, nos frères, dans leur bière de bois blanc, étaient hissés par-dessus le mur clôturant le champ des morts. Ou bien, si les murs étaient trop hauts et s’il n’y avait pas de coin affecté aux membres de nos troupeaux, quand notre cérémonie funèbre était finie, le prêtre, en grande pompe, rebénissait le dimanche suivant son campo santo qu’il aspergeait d’eau bénite80.
Ce cadre général des incidents qui opposèrent, pendant un demi-siècle, baptistes et catholiques autour des cimetières, doit être pondéré par les silences et les nuances. Les épisodes conflictuels rapportés par les baptistes ou signalés dans les archives publiques sont suffisamment nombreux pour ne relever que de l’anecdotique ou de l’exceptionnel. Ils ont marqué les baptistes, créant parfois un traumatisme, une blessure mémorielle81. Ils ne constituent cependant pas l’ordinaire des enterrements baptistes. Cadot lui-même, en évoquant le trouble que causa « parfois » la venue du curé à l’enterrement baptiste, suggère qu’il ne s’agissait pas d’un cas de figure si courant. Par ailleurs, les « affaires » sérieuses dont parlèrent les baptistes ne doivent pas cacher le silence très majoritaire qui entoure les conditions d’inhumation de la plupart des baptistes de la période 1820-1876. Cette mise en perspective donne à la « guerre des cimetières » l’allure, non d’un affrontement constant, mais plutôt d’une succession d’escarmouches destinées, d’un côté, à user les communautés baptistes, et de l’autre, à affirmer le droit à donner dignement leurs morts, en tant que baptistes, à la terre nationale, leur terre autant que celle des catholiques.
Un baptiste exhumé par le curé de Chelles
Parmi ces escarmouches, l’affaire de Chelles (Oise) à l’automne 1853 sort du lot par son retentissement. Le curé fait exhumer le corps du baptiste François Andru pour le réenterrer à la sauvette, de nuit en « terre maudite », sans même surmonter la sépulture d’une croix ni d’aucun signe distinctif82. Deux ans plus tard, un événement similaire se produit à Guérande (Bretagne) en 1855. Une protestante est exhumée manu militari, puis l’évêque, Mgr Jaquemet, croit bon de « procéder à une reconsécration du cimetière », momentanément souillé par la présence huguenote83. L’affaire de Chelles, peut-être en raison de sa proximité avec Paris, suscita un émoi particulièrement considérable parmi les protestants, mais elle s’inscrit dans une trame récurrente. Dix années auparavant, vers 1843-1844, le jeune pasteur réformé de Saint-Quentin Guillaume Monod procède à l’enterrement d’un enfant d’une famille baptiste à Renansart (Aisne, à 8km au nord-est de La Fère)84. L’événement provoque une émeute, à l’instigation du curé. Lapidation, agressions physiques empêchent l’enterrement de se faire. Il faut attendre, un ou deux jours plus tard, l’intervention des gendarmes pour permettre in fine la mise en terre de l’enfant85. Le même cas de figure se reproduit en Bretagne, avec l’enterrement d’une fille du pasteur baptiste Jenkins, morte du choléra en 1852. Mais cette fois-ci, sans violences physiques. L’inhumation était initialement prévue, avec l’accord du curé semble-t-il, dans une parcelle « honorable » du cimetière Saint Martin de Morlaix. Mais le pasteur Le Fourdrey, président du consistoire de Brest et appelé par Jenkins pour procéder à l’enterrement, se fait conduire ailleurs, « dans un coin anguleux du cimetière, lieu impur, couvert d’immondices exhalant une odeur infecte86 » : c’est le fameux « lopin des suicidés », où une fosse est préparée pour l’enfant. Le curé, qui a changé d’avis, y a fait creuser un nouvel emplacement. Le Fourdrey exprime son refus et fait machine arrière. L’enterrement de l’enfant de baptiste ne peut avoir lieu. Grâce à l’adjoint d’état civil puis au maire, alertés, l’enterrement est reporté au lendemain, dans l’autre paroisse de Morlaix où cette fois-ci, tout se passe bien, mais après quelle humiliation !
Funestes incidents funéraires ?
Dans l’Oise, à la fin de la Monarchie de Juillet et sous le Second Empire, les pasteurs Victor Lepoids, Jean-Baptiste Crétin et François Lemaire font preuve d’une obstination farouche pour parvenir à assurer les enterrements de leurs coreligionnaires, tandis que les autorités catholiques multiplient les protestations. Les dossiers des Archives départementales en témoignent : les prétentions baptistes passent pour triplement injustifiables. D’abord, parce que les villages concernés ne comprendraient que très peu de protestants, voire aucun. Ensuite, parce que les baptistes sont « non-reconnus », donc n’auraient aucun droit à procéder à des enterrements. Enfin, parce que ces derniers profitent de la situation pour prêcher, ce qui revient toujours, à leurs yeux, à troubler l’ordre public, situation qui met les baptistes sous le coup de la loi. Un courrier de l’évêque de Beauvais au préfet de l’Oise, daté du 10 février 1854, constitue un bon exemple de l’argumentaire catholique. Le prélat intervient après l’affaire de Chelles, dont il tient compte en prenant soin de dissocier les affaires. Il évoque l’enterrement de l’un des enfants du pasteur baptiste François Lemaire (orthographié « Lemere ») :
Une inhumation vient d’avoir lieu dans le cimetière de la commune de Meux, au milieu de circonstances et dans des conditions sur lesquelles il est de mon devoir d’appeler votre attention. Le fait dont il s’agit est loin d’avoir, je me hâte de le dire, la même gravité que celui de Chelles ; et il ne saurait prendre des proportions qui fussent de nature à donner des soucis sérieux à notre administration ; mais comme il suppose l’oubli de règles et de décisions auxquelles j’attache une grande importance, je tiens à vous mettre à même de transmettre à qui de droit des instructions conformes aux principes qui régissent ces matières.
Le nommé Lemere, ministre évangélique ou baptiste résidant au Meux, ayant perdu un enfant nouvellement né, refusa d’accepter, pour l’inhumation de cet enfant, la place qui lui était offerte dans la partie non bénite du cimetière communal et demanda une place distincte et réservée. Cette prétention ne pouvait se réaliser, comme le fit remarquer Mr le Curé, sans porter préjudice aux droits acquis par les catholiques qui composent l’immense majorité ou presque la totalité de la population87.
Le maire en réfère alors au sous-préfet de Compiègne. Ce dernier se rend sur les lieux, prend des avis, et demande, conformément à la loi en vigueur depuis 1843, que soit aménagé, sur arrêté préfectoral, un lopin spécial du cimetière pour les protestants. Dans ce cas comme dans bien d’autres, les autorités politiques jouaient donc la modération, jugulant l’hostilité de principe du clergé catholique (manifestée par le curé local) à la présence protestante, et plus particulièrement baptiste. Une telle attitude ulcéra l’évêque, qui poursuit en s’indignant :
Cet arrêté pris, Mr le sous-préfet donna au Ministre évangélique de Verberie l’autorisation de procéder à l’inhumation de l’enfant de son confrère du Meux. Ces derniers s’empressèrent d’user de cette autorisation et ils le firent en prêchant publiquement leurs doctrines sur le terrain qu’on venait de leur concéder. [… ] Or il y a dans tout ceci trois points qui méritent d’être signalés comme étant contraires aux règles :
1° La concession, sans cause suffisante, d’une portion de cimetière affecté à l’inhumation des catholiques, pour l’inhumation d’un enfant mort sans baptême.
2° L’autorisation donnée à des individus professant un culte non légalement reconnu de l’exercer publiquement sur un terrain consacré par les prières de l’Église.
3° La prédication faite par ces individus sur le même terrain, sinon en vertu du moins par suite de l’autorisation qu’ils ont reçue d’exercer leur culte88.
L’évêque de Beauvais met le plus grand soin pour convaincre le préfet et il paraît croire qu’il y parviendra. Il développe en détail ces trois points : l’allocation du terrain est « inutile » car il n’existerait pour ainsi dire pas de protestants (et surtout pas de catholiques convertis au baptisme, réalité trop pénible à admettre pour l’évêque). Quant aux « doctrines professées en divers pays par les auteurs de cette secte » baptiste, elles montrent que « l’État a les plus graves raisons pour les tenir en suspicion et les faire surveiller de près ». Enfin, leur « prosélytisme », en cette « étrange et scandaleuse cérémonie » (?), est inacceptable. Les baptistes, effectivement, ne se contentent pas, ici comme ailleurs, d’inhumer leurs morts : ils cherchent toujours à prêcher l’évangile, comme l’a bien noté le curé du Meux ; une telle attitude, pour peu qu’elle dépasse les bornes fragiles du « respect de l’ordre public », pouvait facilement les placer sous le coup de la loi. Et l’évêque de conclure en préconisant fortement que, s’il y a à l’avenir une parcelle à concéder à des protestants, elle soit prise « sur la partie du cimetière non bénite, ainsi que cela s’est fait à Chelles ». En dépit de l’insistance de l’évêque, le préfet lui signifia, par une réponse courte, qu’il n’y avait pas lieu, à ses yeux, de donner suite à la plainte, mais qu’il veillerait à ce qu’il n’y ait pas de nouveaux problèmes89. L’évêque fut obligé de s’incliner, mais dans un nouveau courrier (beaucoup plus bref – une page – que le premier), il persista dans son refus d’accorder la moindre légitimité aux enterrements baptistes :
En cas de mort d’un dissident baptiste, c’est à l’officier public qu’il appartient, sur le refus de curé, de procéder à l’inhumation et d’y présider, et je ne puis me dispenser de vous exprimer de nouveau le désir que cette inhumation ainsi que celle des autres dissidents notoirement connus comme tels, s’accomplisse dans un terrain choisi, autant que faire se pourra, dans la portion non bénite des cimetières90.
Une telle exigence marque le décalage entre le système législatif alors en vigueur, qui ne répondait certes pas aux critères républicains et laïques ultérieurs de l’égalité religieuse, mais qui avait le mérite d’un certain pragmatisme (il fallait tenir compte de la minorité protestante !) et le positionnement monopoliste des autorités catholiques. Ces dernières n’admettent pas qu’en cas de refus du curé, quelqu’un d’autre que « l’officier public » (le maire ou un adjoint) puisse procéder à l’enterrement. La loi autorisait pourtant un ministre protestant à le faire. Elles insistent par ailleurs, dans les situations du type de celles que créent les baptistes, pour bloquer la création dans les cimetières de parcelles dévolues aux nouveaux protestants : seule la « portion non bénite » doit être affectée à cet usage, « autant que faire se pourra ».
Le type d’opposition illustré par cet exemple picard n’a pas forcément joué partout. Dans le regard porté sur les protestants évangéliques, les évêques, dont le pouvoir s’est fortement renforcé depuis le Concordat91, n’étaient pas toujours sur la même ligne. Mais les sources permettent d’affirmer qu’on en retrouve des caractéristiques dans les autres régions d’implantation baptiste précoce, en particulier en Bretagne et dans le Nord Pas-de Calais, comme le rappellent notamment Aimé Cadot92 et la presse baptiste. Franck Zarlenga a par exemple étudié le dossier de Saint-Brieuc (actuel département des Côtes d’Armor) : à la fin de l’année 1868, une vingtaine d’habitants sollicitent de pouvoir se réunir pour un culte évangélique, sous la houlette du pasteur Souchon, présenté comme « méthodiste-baptiste ». L’évêque de Saint-Brieuc exprime alors ses doutes quant à « l’authenticité du besoin religieux exprimé par les pétitionnaires ». Le prélat catholique écrit que la demande n’aurait été qu’un acte mensonger ne reflétant en rien la situation religieuse de la commune. L’acte aurait été fourni et falsifié par une seule femme, protestante, menant
« de front la politique et la religion », et gouvernant « avec une égale ardeur les rares démagogues du pays, et les plus rares dissidents ». Sur la foi de cette dénonciation catholique, le ministre Baroche refusa d’accéder à la demande des requérants93. Que ce soit pour une réunion ou un enterrement, le « besoin religieux » baptiste se trouve délégitimé par les représentants de l’institution religieuse dominante, qui entend occuper le terrain. Tout le terrain.
Les années indécises qui suivent la chute du Second Empire furent encore marquées par quelques incidents funéraires sérieux, comme celui que relate le pasteur François Vincent, a posteriori, dans un numéro de L’Écho de la Vérité daté de 1884. L’événement a lieu le 19 décembre 1875, lors du service funèbre d’une membre baptiste du petit groupe de Bruay (Pas-de-Calais). Une « sœur » (baptiste) aurait refusé le pardon du prêtre (l’extrême-onction), ce qui a conduit ce dernier à exercer des représailles. Après avoir mobilisé, sans succès, quelques enfants (catholiques) de la défunte, pour empêcher l’enterrement, le curé interdit au fossoyeur de creuser la tombe prévue dans l’enclos protestant du cimetière paroissial. Aucune tombe n’attend la défunte, lorsque le convoi funéraire parvient dans l’« enceinte des morts ». En désespoir de cause, l’enterrement doit être reporté au lendemain, alors que 600 personnes s’étaient déplacées94. Une humiliation publique. À cette date, de tels épisodes commençaient cependant à se raréfier. Les confrontations, quand elles se produisent, se déroulent désormais sur un mode adouci, comme lors de cet enterrement de M. Melère à Athies-sous-Laon (Aisne), en 1879, où l’on annonce au pasteur baptiste que « le curé viendra [… ] défendre l’entrée du cimetière ». Le curé, finalement, n’en fait rien : il se contente, avec un autre prêtre, de se poster à distance de l’inhumation, face au pasteur, parlant à haute voix tout en faisant « des grimaces95 » pour gêner l’orateur. On est loin des exhumations violentes de Chelles (Picardie, 1853) ou de Guérande (Bretagne, 1855), moins de quarante ans auparavant ! La violence qui s’exprime lors de ces funestes incidents funéraires s’estompe. Furent-ils, d’ailleurs, si funestes ? Désagréables aux baptistes, sûrement. Mais utiles aussi, dans la mesure où ils permettaient de cristalliser leur revendication, toute protestante, à des racines partagées en terre commune.
Avec la loi du 28 juillet 1881 qui laïcise les cimetières et supprime toute emprise religieuse, les conflits autour des morts s’éteignent progressivement. On se dispute encore sur l’identité confessionnelle de certains défunts96, des malentendus non dénués de mauvaise volonté créent encore exceptionnellement l’événement97, mais la « guerre des cimetières » appartient désormais au passé. Autour de 1950, un incident a encore lieu en Bretagne98, mais il ne s’agit plus que d’une survivance d’une tension désormais apaisée. La terre de France, au xxe siècle, pouvait accueillir indistinctement catholiques et baptistes pour leur dernier repos.
La réponse baptiste au XIXe siècle : un anticatholicisme offensif
La réponse baptiste à l’hostilité catholique fut vive. Les sources ne signalent pas de violence physique ou de déprédation hormis une affaire de « profanation » des « ornements sacerdotaux » du curé de Béthancourt-en-Vaux (Aisne), en 1858. Ces ornements sont froissés et jetés à terre, ainsi qu’une nappe d’autel préalablement trempée dans l’eau. Cette affaire, qui se déroule dans un espace régional quadrillé par colporteurs et évangélistes baptistes, est signalée une première fois dans un courrier de la gendarmerie impériale de l’Aisne99. Ce courrier ne mentionne pas directement les baptistes en tant que tels. L’affaire de Béthancourt est à nouveau évoquée dans un courrier ministériel du 10 décembre 1858. Cette lettre mentionne cette fois-ci explicitement les baptistes comme coupables possibles du forfait. Il s’agirait en fait d’une « haine personnelle » contre le curé du village qui, selon son propre aveu, aurait jeté au feu peu de temps auparavant un « livre de doctrine protestante » prêté par un « Baptiste » à une habitante du village. L’affaire ne fut semble-t-il jamais élucidée : l’instruction mise en route par le procureur général d’Amiens donne des « résultats négatifs ». Compte tenu du contexte sensible de cohabitation confessionnelle dans ce canton, les « soupçons relatifs aux membres de la secte des Baptistes100 » apparaissent fondés. Une présence baptiste est alors attestée dans la commune, et la mention de la provocation récente du curé, auteur d’un petit autodafé douloureusement ressenti, fournit un mobile plausible aux auteurs des déprédations101. Il s’agirait, dans ce cas, d’une violence pédagogique et ciblée contre le prêtre qui pourrait être prudemment rapprochée du type de violence huguenote du xvie siècle analysée par Denis Crouzet102. À partir du terrain d’étude des Guerres de religions, Denis Crouzet distingue une violence protestante ciblée sur les prêtres et les images, à vocation pédagogique, et une violence catholique qui viserait à exterminer et à déshumaniser. En retrouverait-on des échos affaiblis au xixe siècle, au travers des refus de sépulture et des exhumations de Chelles ou de Guérande ? Lors de ces épisodes tendus, on a en tous cas cherché à humilier le « corps vaincu103 » de l’hérétique animalisé.
L’affaire de Béthancourt-en-Vaux, même si elle s’avère attribuable aux baptistes, ce qui paraît très plausible, n’en reste pas moins exceptionnelle. Jamais, au xxe siècle, les baptistes français ne se sont attaqués physiquement à un prêtre ou n’ont dégradé une image. Leur iconoclasme ciblé est verbal, sans passage à l’acte. Ce qui ne l’empêche pas d’être porteur d’une
« violence symbolique » très vigoureuse et sans nuance. Car ce qui sous-tend l’hostilité baptiste au catholicisme, à son clergé et à ses images, c’est l’idée selon laquelle les catholiques ne seraient, en réalité, pas vraiment chrétiens. Au xixe siècle, l’évangélisation baptiste est une « manière de vivre », comme l’analyse Yannick Fer dans un autre contexte (celui du pentecôtisme)104, et la différence catholique est un espace de conquête, au sein duquel la vie et l’apostolat baptiste peuvent faire des convertis. En bien des cas, cet anti-catholicisme baptiste a provoqué, chez le prêtre qui y fut confronté, une surprise douloureuse, un grand désarroi, tant la rhétorique « anti-papiste » des baptistes était acérée, implacable. Il faut préciser que cette violence préexiste, dans une certaine mesure, aux développements de l’implantation baptiste en France. En effet, la culture théologique des baptistes, comme d’ailleurs celle de tous les protestants, est porteuse, dès le début du xviie siècle, d’un anticatholicisme constant. Chez les théologiens baptistes, l’Église catholique se trouve fréquemment comparée à la « Grande Prostituée » à laquelle se réfère le livre de l’Apocalypse : une formule censée décrire un simulacre d’Église qui feint l’amour à l’égard de Dieu en en reniant la force. Cet anticatholicisme préalable se trouva considérablement renforcé par l’opposition active des prêtres. Dès lors, les baptistes français utilisèrent toutes les ressources du registre controversial commun aux protestants. Un registre de controverse largement partagé avec les autres protestants
Dans leur dénonciation du catholicisme, l’arsenal auquel s’alimentent les baptistes est emprunté, aux trois-quarts, à celui de tous les protestants. Inlassablement répétés, les arguments de la controverse stigmatisent à traits caricaturaux une Église catholique vouée aux gémonies. Le culte des saints et le culte marial sont dénoncés105, l’autorité temporelle et spirituelle du pape combattue, tout comme la messe en latin106, le paiement des sacrements – et leur utilisation comme moyen d’emprise –, et l’on condamne la collusion supposée avec l’État et les distorsions qu’on infligerait à la Bible au nom de la Tradition. Les sources baptistes débordent de tels reproches, qu’il serait fastidieux d’illustrer point par point.
Le pasteur Crétin fut le grand champion baptiste de la controverse anti-catholique au xixe siècle. Il n’est pas représentatif de la plupart de ses collègues, qui rencontraient généralement plus de difficultés que de réussites dans leurs débats avec le clergé. Il incarne, dans ce domaine, ce que beaucoup d’évangélistes baptistes auraient aimé être et un exemple à suivre. Auteur de très nombreuses brochures sur ce thème, qui s’attachent à démonter point par point les dogmes catholiques jugés contraires à l’Écriture, cet évangéliste chevronné causa bien du tracas aux prêtres rencontrés – du moins si l’on en croit l’intéressé et l’écho admiratif que renvoient ses coreligionnaires. Il est dépeint par Aimé Cadot comme une sorte de David, inférieur en nombre mais vainqueur car fidèle à Dieu, faisant fuser les arguments « Bible à la main » comme on décoche les projectiles de sa fronde :
En un instant, il réduisait en poudre leurs arguments, la Bible à la main, et leur posait des questions auxquelles ses contradicteurs ne pouvaient répondre. Ou bien, par son ironie impitoyable, il les exposait à la risée de ses auditeurs. Il en aurait mis sous ses pieds dix ensemble, s’ils lui avaient laissé le temps de leur répondre – et ses réponses étaient si promptes et si bien ajustées !107
Fort peu novateur, hormis certains accents spécifiques, l’argumentaire controversial des baptistes a cependant revêtu l’originalité… d’être très souvent utilisé de manière frontale. La stratégie d’évangélisation des baptistes les conduit à « aller au contact » des catholiques, afin d’obtenir des conversions. Ils manifestent une audace, un culot que les « nationaux » (réformés) n’ont guère. Victor Lepoids, Jean-Baptiste Crétin, Guillaume Le Coat, François Vincent et consorts ne semblent pas avoir craint la confrontation avec le clergé catholique. Le portrait presque guerrier que Cadot brosse de Crétin, « prince des controversistes », exemplarise une énergie à débattre, un goût de la confrontation. Lors de ses prospections d’évangéliste dans le nord de l’Aisne, ce dernier n’hésite pas à tenter de se rendre à Liesse, lieu d’un très important pèlerinage à une Vierge Noire (Notre-Dame de Liesse)108. Après avoir rallié au baptisme un catholique de Gisy, à une demi-lieue de Liesse, Jean-Baptiste Crétin n’ignorait rien du culte rendu à cette « Madone qui attire une immense quantité de pèlerins109 » et du récit plus ou moins légendaire qui l’alimente, dont il donne un résumé dans ses Notes autobiographiques. L’élémentaire prudence aurait dû lui dicter d’éviter le contact. Au contraire, la perspective de se rendre prochainement à Liesse le stimule. Il commence des réunions baptistes à Gisy…
espérant d’aller plus tard en faire à Liesse pour faire comme St Paul à Ephèse, car Notre-Dame de Liesse est une petite imitation de Diane. Nos réunions allaient bien. Il nous venait des personnes de Liesse qui nous disaient que presque personne dans le bourg ne croit aux miracles. On connaît le truc du clergé pour faire croire aux miracles. Ils m’invitèrent à aller y annoncer l’Évangile, disant : « Vous n’aurez contre vous que ceux qui vivent du commerce du pèlerinage. » Je remis à plus tard, quand notre réunion à Gisy serait bien établie. Le clergé, épouvanté par notre apparition près de Liesse, eut des réunions et agit pour nous faire fermer notre culte. L’évêque, le préfet… s’entendirent, et le maire reçut l’ordre de fermer nos réunions. C’était un homme libéral, et il me l’annonça avec peine. Il condamnait cette persécution sourde. Nous dûmes cesser nos réunions, en attendant que Dieu nous donne des temps meilleurs110.
Le pasteur n’est pas téméraire : il entend d’abord consolider son assise à Gisy avant d’aller à Liesse. Mais il n’en est pas moins tout disposé à se rendre à Liesse même, pour dénoncer, tel l’apôtre Paul, la vierge noire, nouvelle Diane d’Ephèse111 selon lui. Mais sa réputation de redoutable controversiste a déjà fait le tour du département. Le clergé local est « épouvanté ». Relayée par l’évêque, la plainte du clergé remonte jusqu’au préfet pour empêcher ce qui apparaît comme une provocation… et une menace. L’épisode est révélateur : la controverse anti-catholique déployée par les baptistes n’est pas défensive, comme on peut l’observer dans certains milieux protestants. Elle est d’abord offensive, à l’image des stratégies déployées par plusieurs évangélistes de la Société Centrale d’Évangélisation, ou de la Société Évangélique étudiée par Jean Baubérot. L’heure est à la reconquête. Les armes de controverse constituent avant tout des ressources destinées à conquérir les catholiques, à convaincre les foules du bon choix que constituerait l’option baptiste.
Une religion mondanisée, dévoyée par l’État ?
En dehors du registre habituel de la controverse protestante, les baptistes accentuent leurs attaques anti-catholiques sur deux points plus spécifiques : l’Église catholique représente à leurs yeux le stade suprême de la religion mondanisée. Dans leur esprit, cela signifie que le christianisme catholique s’est trouvé envahi par les codes culturels ambiants – le poids des « superstitions », d’une pensée magique, en particulier. En corollaire de ce diagnostic sévère, ils estiment que l’Église romaine souffre d’une collusion dommageable avec l’État. Trois raisons expliquent la vivacité de ces accusations chez les baptistes. La première tient à leur rejet de toute valeur intrinsèque des sacrements112 : le baptême et la cène sont pour eux des rites purement symboliques. La seconde tient à leur conviction, très baptiste (héritée du xviie siècle), de la nécessaire séparation des Églises et de l’État. Enfin, les baptistes cultivent une obsession « restitutive ». Ils estiment que le baptisme est appelé à restaurer le modèle d’origine de l’Église néo-testamentaire. Ces options fortes les placent, bien plus que d’autres protestants, dans une logique de rupture. L’œuvre réformatrice, à leurs yeux, n’a pas seulement à reprendre l’Église telle qu’elle était au xve siècle pour la réorienter dans la bonne direction : elle doit mettre à bas tout l’édifice qui, depuis l’empereur Constantin au ive siècle, mélange objectifs politiques ou culturels et motivations religieuses, conduisant à un « christianisme comme pouvoir » (pour reprendre une expression de Jean Delumeau). Pour eux, le coupable est l’excès d’institution. L’Église-institution, l’Église-monde a tendu selon eux à se substituer au rôle du Christ, qui seul sauve113.
Dans cette relecture de l’histoire chrétienne, l’Église catholique est « la plus parfaite incarnation du principe d’autorité », suivant les mots du pasteur Ruben Saillens114. Accusée de prendre ses ordres à Rome, elle apparaît comme « l’Empire », dont le sociologue Olivier Bobineau a décrit l’archéologie dans une mise en perspective saisissante115. Ironie du temps, cette fixation sur Rome se cristallise en un siècle où le catholicisme français se rapproche précisément du Saint-Siège romain, tournant le dos à un xviiie siècle plus gallican116. Cette orientation ultramontaine du catholicisme français fait le jeu des baptistes du xixe siècle, qui voient dans l’Église catholique de leur temps la quintessence du piège qui guette le christianisme : le dévoiement dans le Politique et le conformisme avec le « monde ».
Commune aux baptistes français du xixe siècle, cette perspective a été développée et formalisée par les « ténors » du mouvement, en particulier par les pasteurs Jean-Baptiste Crétin, Guillaume Le Coat (chez qui la controverse anti-catholique prend même parfois le pas sur l’annonce évangélique), Ruben Saillens et par Robert Dubarry, fondateur de l’AEEBLF117. Pour ce dernier, le christianisme, « dévié » dès l’origine par les ruses de Satan118, aurait conduit à la funeste expérience du catholicisme romain :
À la faveur d’une baisse croissante de la spiritualité, la doctrine israélienne de domination terrestre que l’apôtre Paul avait pour un temps victorieusement combattue, fut graduellement adoptée par ses continuateurs égarés. Le christianisme se fit ainsi temporel, puis arrangeant, puis intellectuel, puis mondain. [… ] Le paganisme, affaibli et relativement épuré sous l’influence chrétienne, se trouve désormais suffisamment de plain-pied avec le christianisme défaillant pour pouvoir s’associer ouvertement à lui. Les chefs ayant imposé silence aux objecteurs, le monstrueux mais fort logique mariage des deux parties s’accomplit. Le paganisme avait opportunément jeté du lest en abandonnant, au moins partiellement, la pluralité de ses dieux, et il avait également adopté ce qu’il y avait d’extérieur dans l’acte introductif du baptême. Les exigences de la foi furent à leur tour sacrifiées. Les emprunts faits par la chrétienté déchue à d’innombrables croyances et pratiques païennes autorisent à conclure qu’après tout, ce fut le paganisme qui eut le dessus dans cette partie. En sorte que, dans les organismes religieux officiels, les observateurs éclairés, et surtout le ciel119, n’ont guère pu désormais percevoir, dans les plus vastes organisations de la chrétienté, qu’un paganisme affublé du manteau chrétien. Il suffit du reste de se pencher sur un manuel impartial d’histoire des religions pour être absolument persuadé de la chose120.
Publiée en plein xxe siècle, cette source compile des textes bien plus précoces, qui reprennent et synthétisent l’approche incisive et anti-romaine cultivée par toutes les figures de proue du baptisme pionnier du xix e siècle. Des matériaux de controverse inspirés aussi de certains éléments tirés d’Alexandre Vinet, dont Dubarry était un lecteur assidu. Le catholicisme représenterait l’essence même de la chrétienté, comprise en tant que christianisme comme pouvoir, mondanisé en vue d’une « domination terrestre121 ». Les baptistes, partisans, dès l’origine, de la séparation d’avec l’État, se situent dès lors à l’exact opposé de la logique catholique. Les protestants « concordataires » restent à leurs yeux à mi-chemin. Ils seraient encore demi-catholiques, seuls les baptistes pouvant se prévaloir d’être remontés au modèle néo-testamentaire de l’Église. D’où l’insistance répétée des évangélistes baptistes à retourner « aux origines ». Face aux curés, ils cherchent systématiquement à revenir aux caractéristiques de l’Église primitive, telles que le Nouveau Testament les décrirait. Cette démarche apparaît notamment dans cet épisode, rapporté par Aimé Cadot, qui se déroule à Saint-Sauveur (Oise), au milieu du xixe siècle : le curé du village, dénommé Hubaine, vient interpeller Jean-Baptiste Crétin. Le narrateur qualifie avec dédain l’adresse de « stupide question de ceux qui ne connaissent pas notre précieuse foi » :
– Où était votre religion avant Luther ?
– Monsieur le curé, elle était dans l’Évangile, c’est là que Luther l’a trouvée ; c’est là qu’elle est encore ; car nous ne prêchons que ce qu’enseigne le Nouveau Testament, auquel nous n’ajoutons ni ne retranchons rien.
– Mais votre religion à vous M. le curé, où était-elle du temps de Jésus et des Apôtres ? Car ils n’ont jamais connu ni le culte de Marie, ni la prière aux Saints, ni le célibat des prêtres, ni les indulgences, ni l’infaillibilité du pape… [… ]
Surpris, le prêtre balbutiait, bégayait, il aurait voulu sauter sur un autre sujet.
Mais le pasteur lui répondait d’un mot qui faisait saillie et le forçait de revenir à la question [… ]. Le téméraire agresseur ne savait plus où il en était. Ne pouvant justifier sa foi par la parole de Dieu, il s’en alla furieux, la haine au cœur122.
« La foi romaine est la plus jeune de toutes » (Aimé Cadot)
Christianisme du « retour à l’origine » contre christianisme de la Tradition, de la sédimentation, la dualité baptiste-catholique, au xixe siècle, s’affirma avec la force de l’évidence. À bien d’autres reprises, les baptistes reprirent ce type d’argumentaire. Au grand agacement des catholiques, qui se voient retourner l’un de leurs arguments les plus fréquents : la pérennité et l’ancienneté de leur Église. Ruben Saillens prononce ainsi une conférence le 5 mars 1892 à Chauny sur le thème « La religion laïque ». Il évoque le caractère récent, par rapport au christianisme évangélique tel qu’il le conçoit, de la religion catholique. Le pasteur Aimé Cadot reprend ensuite le thème dans une brochure de controverse qu’il publie quelques mois plus tard. Il y soutient avec aplomb que la « foi romaine » est « la plus jeune de toutes123 ». Les baptistes, au contraire, se présentent parfois comme les véritables catholiques, au sens « universel » du terme : « Le message baptiste est vraiment catholique [… ] c’est-à-dire universel124 », affirme le Dr Lewis (de la mission baptiste américaine ABFMS) à la Conférence régionale baptiste des pays latins tenue à Paris du 11 au 14 juillet 1937…
L’évidence même de l’opposition entre identités baptistes et catholiques saute tellement aux yeux que l’on peut se demander si elle ne cache pas l’éventualité d’une complémentarité limitée, mais possible. Les contraires n’ont-ils pas parfois besoin l’un de l’autre ?
Un ennemi nécessaire ?
Dans leur phase d’implantation, les baptistes ont regardé l’Église catholique comme un « ennemi nécessaire »125. Tels les established et les outsiders étudiés par Norbert Elias et John L. Scotson, le prêtre catholique et l’évangéliste et/ ou pasteur protestant baptiste s’inscrivent dans un rapport d’interdépendance. Deux polarités opposées qui confortent réciproquement leur définition dans l’opposition instituée.
Grâce au catholicisme, les baptistes ont pu, dans une certaine mesure, « se poser en s’opposant ». Anti-modèle par excellence, l’Église catholique constituait un moyen pédagogique commode pour expliquer le baptisme, inconnu des Français. À une « Église de multitude », on oppose l’Église de professants, au baptême subi des nourrissons on oppose le baptême choisi du converti, au ritualisme on préfère un symbolisme dépouillé, à l’Église d’État on oppose l’Église indépendante, à la hiérarchie rigide on substitue la démocratie congrégationaliste, à la Tradition on oppose la Bible… Chaque trait distinctif du baptisme pouvait être expliqué, comme on développe un tirage « positif » à partir du « négatif », en fonction du modèle catholique. Cette opposition avait le grand mérite de la simplicité, frappant aisément les imaginations. Binaire, manichéenne, elle fournit des cadres immédiatement assimilables à un public généralement peu habitué aux nuances dogmatiques, et en quête de certitudes. Cette rhétorique binaire a souvent été adoptée par Ruben Saillens, figure de proue de l’implantation baptiste en France. Orateur redoutable qui aspirait à provoquer des décisions, des conversions, il avait bien compris l’avantage qu’il pouvait tirer d’une opposition aussi franche, aussi radicale :
Quoi ! vous voulez que les âmes se lancent dans la folie de la croix et ses redoutables conséquences, qu’elles acceptent les privations, la souffrance et le martyre, sans avoir une certitude absolue d’être dans le vrai ? Ou la Bible ou le pape, il n’y a que cette alternative pour les esprits logiques. Et il n’y a rien d’étonnant à ce que les pères qui ont travaillé à démolir l’autorité suprême de la Bible126, en soient punis en voyant leurs fils se perdre dans l’incrédulité, ou chercher le salut dans le giron de l’Église127.
L’Église catholique, en tant qu’institution normative d’inculcation des croyances légitimes, est frontalement contestée dans ses prétentions, au nom de la logique et de la Bible. Guillaume Le Coat, en Bretagne, a beaucoup joué sur ce même argumentaire, ne reculant pas devant le simplisme le plus éculé et l’outrance de certaines formulations. Pour ces pasteurs férus de controverse, comme pour bien d’autres baptistes, le repoussoir catholique paraît constituer un point d’appui bien commode pour développer ensuite l’originalité baptiste. Le clergé catholique, ennemi nécessaire ?
Une telle interprétation, bien que séduisante et partiellement vérifiée, appelle de fortes nuances. Outre le fait que clergé a initié bien des procédures répressives, ce dont les baptistes se seraient fort bien passé, la culture catholique ambiante constitua souvent un redoutable obstacle à l’évangélisation baptiste en France, comme Ruben Saillens y fait allusion, dans le même texte cité ci-dessus, en évoquant « l’éducation exécrable que Rome a donnée128 » à la population française. Dans d’autres pays européens où la culture catholique ne constituait pas la culture religieuse dominante (comme en Allemagne, et plus encore, dans les pays scandinaves), l’évangélisation baptiste, pourtant commencée plus tardivement qu’en France – premier pays d’Europe continentale marqué par le baptisme –, a atteint des « résultats » – en termes d’effectifs – bien plus importants. Ces éléments pondèrent l’hypothèse de l’impact positif du repoussoir catholique et invitent à distinguer selon les cas.
Dans l’arsenal apologétique des baptistes, l’anticatholicisme a constitué une ressource majeure lorsque l’évangélisation s’est déployée dans des régions particulièrement marquées par le catholicisme : la Bretagne (où œuvre le pasteur Le Coat en particulier) et, à un moindre degré, la Picardie. En jetant un regard sur l’évolution ultérieure de ces sites d’implantation baptiste au cours du xxe siècle, on s’aperçoit que ni en Bretagne, ni en Picardie, les baptistes ne connaissent ensuite de développement important. Les premières Églises avaient été alimentées grâce à une stratégie anti-catholique très vigoureuse – quoique jamais dissociée de l’affirmation positive de l’offre de salut évangélique. Lorsqu’au xxe siècle, la sécularisation a fait son œuvre, avec une chute progressive de la pratique catholique, l’« ennemi nécessaire » perd alors de sa visibilité, de sa consistance. Et par ricochet, les Églises baptistes sont privées de l’atout apologétique qui s’était révélé si efficace sous le Second Empire, avec à la clef, une stagnation démographique (certes liée aussi à d’autres facteurs). Les assemblées baptistes de Bretagne et de Picardie paraissent alors vouées à une forme de renouvellement assez largement « ethnique », par reproduction des générations, à partir des effectifs pionniers conquis « contre » le catholicisme.
En revanche, dans des régions un peu moins marquées par le catholicisme, comme le bassin houiller du Nord (où l’encadrement catholique peine à prendre en charge les mineurs) et la région parisienne – où l’effet Capitale,
« tombeau de la religion », fragilise l’observance catholique129 –, le catholicisme n’a pas exercé la même fonction de repoussoir. Dans ces régions, les évangélistes consacrèrent proportionnellement moins de temps à l’anticatholicisme qu’à la proclamation de l’Évangile tel que les baptistes le comprennent. Au xxe siècle, leur prédication semble du coup s’être plus facilement adaptée à la sécularisation, puisque le recul catholique ne privait pas leur rhétorique de son efficacité, fondée sur d’autres prémisses que la dénonciation de Rome. Si bien que dans le Nord comme en région parisienne, les Églises baptistes ont connu, au xxe siècle, un développement très considérable, à l’inverse de la situation de (relative) stagnation picarde et bretonne. Ce décalage régional ne correspond pas seulement à une instrumentalisation différente de l’« adversaire » catholique. D’autres paramètres seraient aussi à prendre en compte130. Mais il semble bien que la manière dont les évangélistes et pasteurs, selon les situations, utilisèrent (ou non) la référence à l’Église catholique comme contre-modèle joua un rôle, à court, moyen et long terme, dans l’implantation des Églises.
Conclusion
Depuis la fin du xxe siècle, les baptistes et les catholiques de France ont publié plusieurs travaux communs, qui illustrent l’habitude prise de relations œcuméniques fondées sur le respect, le dialogue et parfois même, l’évangélisation commune. Un regard rétrospectif porté sur le xix e siècle rappelle qu’il a fallu bien du chemin pour en arriver à ces relations apaisées. Dans une société encore marquée par un imaginaire moniste séculaire – « une foi, une loi, un roi » –, la singularité baptiste a représenté, aux yeux des autorités catholiques françaises, une « différence au carré ». Parce que protestante, mais aussi parce que « non reconnue », et très prosélyte. Le rapport de force asymétrique qui s’est engagé, à l’intérieur, et aux marges du « jeu concordataire131 », a nourri les stéréotypes confessionnels, figé les positions et laissé un héritage de méfiance et d’amertume. Le déploiement de la IIIe République, la laïcisation de la société et la montée de la sécularisation ont cependant changé la donne132, accompagnant des évolutions plus larges marquées par une montée du pluralisme et de la tolérance religieuse.
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1.André Encrevé, Les Protestants en France de 1800 à nos jours, histoire d’une réintégration, Paris : Stock, 1985.
2.Suivant la belle expression de Cécile Souchon, « Toucher terre : les protestants de l’Aisne et leurs lieux de culte au xixe siècle », Graines d’Histoire 5 (1999), p. 2-10.
3.Voir Alice Wémyss, Histoire du Réveil, 1790-1849, Paris : Les Bergers et les Mages, 1977.
4.Jean-Yves Carluer, introduction à Jean-Yves Carluer (dir.), L’évangélisation, des protestants évangéliques en quête de conversions, Cléon d’Andran : Excelsis, 2006, p. 6.
5.Voir Sébastien Fath, Une autre manière d’être chrétien en France, sociohistoire de l’implantation baptiste en France, Genève : Labor et Fides, 2001.
6.Cf. David W. Bebbington, chapitre 3, « A troubling of the Water : Developments in the Early Nineteenth Century », Evangelicalism in Modern Britain, A History from the 1730s to the 1980s, London : Routledge, 1989, p. 75.
7.Suivant le niveau d’interaction et d’intégration dans la communauté de Winston Parva, les auteurs distinguent entre les established (dominants, sur leur terrain) et les outsiders (dominés). Norbert Elias et John Scotson, The Established and the Outsiders, London : Frank Cass & Ltd, 1965.
8.Jean-Paul Willaime, « Les recompositions internes au monde protestant, protestantisme “établi” et protestantisme “évangélique” », in J.-P. Bastian, F. Champion et K. Rousselet (éd.), La Globalisation du religieux, Paris : L’Harmattan, 2001.
9.Sur les rouages du fonctionnement concordataire en ce qui concerne l’Église catholique, et son épiscopat (nommé par le ministre des Cultes), voir la thèse décisive de Jacques-Olivier Boudon, L’épiscopat français à l’époque concordataire, 1802-1905, Paris : Cerf, 1996.
10.Pierre Pierrard, La vie quotidienne du prêtre français au XIXe siècle, 1801-1905, Paris : Hachette, 1986, p. 337.
11.P. Pierrard, ibid., p. 339.
12.À tel point qu’on en vint parfois à d’étonnantes extrémités, comme dans le cas de cette femme Dalmas, morte enceinte, dont le cadavre est éventré pour que l’on baptise l’enfant mort qu’elle porte. Cf. P. Pierrard, ibid., p. 341.
13.C’est-à-dire revendiquée comme conforme aux descriptions des premières Églises dans les Actes des Apôtres.
14.André Encrevé, in Dominique Barjot, Jean-Pierre Chaline et André Encrevé, La France au XIXe siècle, 1814-1914, Paris : PUF, 1997 (2e éd.), p. 235.
15.En affectant les 3 000 baptistes français stricto sensu du début des années 1950 (c’est-à-dire les membres inscrits déjà baptisés par immersion) du coefficient multiplicateur de trois – environ –, ce qui revient à une population d’un peu moins de 10 000 baptistes.
16.Voir Franck Zarlenga, Le régime des Cultes non reconnus dans la France concordataire (1801-1905), thèse de doctorat en droit, 2018 (sous la dir. de Patrice Rolland). Voir aussi Rita Hermon-Belot, « La genèse du système des cultes reconnus, aux origines de la notion française de reconnaissance », Archives de Sciences Sociales des Religions 129-1 (2005), p. 17-35.
17.Jean-Yves Carluer, « Colporteurs bibliques et colporteurs évangéliques (1837-1960) : deux visages de l’évangélisation protestante », BHSPF 149 (2003), p. 719-737.
18.Michèle Sacquin, Entre Bossuet et Maurras. L’antiprotestantisme en France de 1814 à 1870, Thèse de doctorat d’histoire, Université de Caen, 1997, 3 vol., vol. 1, p. 128.
19.M. Sacquin, Entre Bossuet et Maurras, vol. 1., p. 147.
20.R. Hermon-Belot, Aux sources de l’idée laïque. Révolution et pluralité religieuse, Paris : Odile Jacob, 2015.
21.Cf. Jean Séguy, Les assemblées anabaptistes-mennonites en France, Paris – La Haye : EHESS – Mouton, 1977.
22.Elle est évoquée par exemple par F. Zarlenga, qui cite un rapport ministériel de 1813 où l’on parle des « Mennonites, autrement dit Baptistes ». Cf. Franck Zarlenga, Le régime des Cultes non reconnus dans la France concordataire (1801-1905), p. 97.
23.Voir Pierre Sogno, Les débuts du méthodisme wesleyen en France : prédicateurs méthodistes et pasteurs réformés, 1791-1825, Thèse pour le Doctorat de 3e cycle, Paris, Sorbonne, 1970.
24.La Baptist Continental Society est une petite société missionnaire, d’émanation britannique, fondée en1831. Elle développa une activité initiale multidirectionnelle, employant notamment Ami Bost. Puis elle s’est étiolée et a disparu avant la fin de la décennie 1830, faute de ressources financières suffisantes.
25.« Several Catholic priests heard him preach, and he was soon sent for by their bishop. This venerable man received him to dine with him, and introduced him to a college of 300 young priests, with whom he disputed on the subject of transubstantiation. » Baptist Magazine XXIV, London, July 1832, p. 320 (supplément The Continental Herald).
26.David W. Bebbington, chapitre 4 : « The Growth of the Word : Evangelicals and Society in the Nineteenth Century », Evangelicalism in Modern Britain, p. 118.
27.Charles Read, Dictionnaire de l’administration française (dir. M. Block), Paris : Berger-Levrault, 1877, cité par Franck Zarlenga, Le régime des Cultes non reconnus, p. 8.
28.Les sources permettent de faire cette liste des emprisonnements de baptistes pour raisons religieuses : le colporteur baptiste Jean-Baptiste Ladam en octobre 1823 (relâché après paiement de 500 francs d’amende), M. Cagnard, sympathisant des baptistes en 1840 (40 jours de prison pour une accusation d’avoir incendié la maison du maire d’Ognes, Aisne), le colporteur picard Stanislas Besin (à trois reprises : 5 jours puis une semaine, fin 1847, trois jours en 1852), le pasteur Victor Lepoids, à deux reprises, en décembre 1847 (une semaine), puis en 1852 (trois jours), le pasteur de l’Église de La Fère (Aisne), Irénée Foulon (trois jours, en 1852), le colporteur baptiste Sarrazin, de Paris (huit jours, en 1869), un baptiste laférois en 1870 (un jour en prison pour soupçon d’espionnage en faveur des Prussiens, sans doute en compagnie du pasteur Boileau), le pasteur Aimé Cadot (une journée, sous l’Ordre moral, 1874), l’évangéliste Paul Besson (mars 1875 à Trévoux). À cette liste, on peut ajouter les emprisonnements du gendarme Déchy, sous le Second Empire (trente jours de prison) ainsi que celui du caporal Taquet (trois semaines de prison, en 1881, conduisant à l’abrogation de la loi du IX Messidor obligeant les soldats réquisitionnés à accompagner les processions religieuses).
29.Rita Hermon-Belot, Aux sources de l’idée laïque, p. 15.
30.Jean Baubérot et Marianne Carbonnier-Burkard, Histoire des protestants. Une minorité en France (XVIe-XXIe siècle), Paris : Ellipse, 2016, p. 310.
31.Signalons le pasteur réformé lillois Fortuné-Bernard de Felice (1760-1832), dénonciateur véhément auprès des autorités de l’État de l’évangéliste Henri Pyt et des baptistes de Nomain (Nord) dans les années 1820. Son agressivité n’a rien à envier à celle de l’évêque catholique de Soissons une trentaine d’années plus tard. Voir S. Fath, « La tumultueuse histoire d’une “entente cordiale” : baptistes et luthéro-réformés en France (1810-1950) », Libre Sens, Bulletin du CPED 86, juin 1999, p. 163-175.
32.Cf. les mésaventures de nombre de missionnaires de la Société Evangélique de France, étudiés par Jean Baubérot dans L’évangélisation protestante non-concordataire en France et les problèmes de la liberté religieuse au XIXe siècle, la société évangélique de 1833 à 1883, thèse de doctorat, Université de Paris-Sorbonne, 1966.
33.La dissidence baptiste s’oppose aux protestants concordataires dits « nationaux » car appartenant, selon le vocabulaire apparaissant dans les sources, à l’« Église nationale » Cf. F. Zarlenga, Le régime des Cultes non reconnus, p. 209.
34.Dans le cas des temples picards, il semble que la pression de l’évêque ait été indirecte. Ses plaintes portent d’une manière générale sur les réunions baptistes. En revanche, l’évêque intervint directement dans le cas du procès Flamant de 1843 puis, à la suite des demandes du curé de Servais (Aisne), pour provoquer les procès de 1846-1848, période durant laquelle le pasteur Lepoids fut brièvement emprisonné. Voir S. Fath, « La tolérance religieuse en question il y a 150 ans : les procès des baptistes de l’Aisne (1846-48) », Mémoires de la Fédération des sociétés d’Histoire et d’Archéologie de l’Aisne XLIV (1999 ; paru en 2001), p. 67 à 84.
35.Aimé Cadot, Notes et récits sur les origines des églises baptistes du Nord de la France et de la Belgique et sur quelques uns des ouvriers de cette œuvre, Mont-sur-Marchienne : Imprimerie Évangélique, 1907, p. 71.
36.Voir l’abondant dossier conservé sur cette affaire aux Archives départementales de l’Oise, cote 1V 683. Dossier sur les baptistes. Affaire de Saint-Sauveur.
37.« Mr. Lepoids baptized two persons at Bethancourt. He had a baptizing there also April 28th, when six persons were immersed ; but it was a little squally. The curé sent his people to make trouble, but Mr Lepoids caught their attention, and held most of them captive. Nevertheless certain of them who were without assailed the brethen as they left the place of meeting, beating some with clubs and throwing two of them into a hedge of thorns.” “Europe. France. » Baptist Magazine XLII (Oct. 1850), p. 626.
38.Jean-Baptiste Crétin, Notes sur les débuts du baptisme en France, manuscrit original dactylographié par Jacques-E. Blocher (Fonds d’archives Blocher-Saillens), s. d., p. 7. Il en fait un récit très similaire dans ses Notes autobiographiques, manuscrit dactylographié par Jacques-E. Blocher (Fonds d’archives Blocher-Saillens), s. d., p. 34-35.
39.Le Trémelois, 1895, p. 3, et 1906, p. 1, cité par Jean-Yves Carluer, Les protestants bretons, XVIe-XXe siècle, thèse de doctorat, Université de Rennes II, p. 1200-1201.
40.Cf. Jean-Baptiste Crétin, Notes autobiographiques, p. 48. Le curé ne renonça pas pour autant : il dénonça ensuite le maire de Saint-Sauveur, M. Jorraux, pourtant bonapartiste convaincu, comme complice de Jean-Baptiste Crétin ! Mais là encore, le curé fut désavoué. L’affaire fit grand bruit dans la commune.
41.Comme à Chauny en 1850 : « Europe. France », Baptist Missionary Magazine XLII (Oct. 1850), p. 626 : « The building of the chapel at Chauny has frightenened the priests exeedingly. »
42.Courrier du préfet de l’Aisne au ministre de l’Instruction publique et des Cultes, 29 juin 1857 (3 p.), AN F19 10926.
43.Patrick Cabanel, Histoire des protestants en France, XVIe-XXIe siècle, Paris : Fayard, 2012, p. 960.
44.« If you allow Protestant meetings in your establishment, we shall take away the priest whom we have given you. » Cf. rapport de François Vincent sur Denain, Sixty-Fifth Annual Report, ABMU, Boston, 1879, p. 69.
45.« At Divion, the violent opposition of the Roman Catholic clergy has caused us some trouble and annoyance. A good many families have not been able to resist the threatenings of the priest »… Céphas Vautrin, cité dans l’Eighty-second Annual Report, ABMU, Boston, July 1896, p. 206.
46.M. Sacquin, Entre Bossuet et Maurras, vol.1, p. 228. Voir « La surprise du Réveil », p. 228-231.
47.M. Sacquin, Entre Bossuet et Maurras, vol. 1, p. 229.
48.Il s’agit de l’évangéliste baptiste Céphas Vautrin.
49.Mgr Hervin, « Action protestante dans les mines, enquête [… ] lue à la réunion du 12.12.1901 », Archives diocésaines d’Arras F 3 3 F I, cité in Notes et documents, ibid., 2e partie, p. xxxiv.
50.Voir Pierre-Olivier Léchot, « Le mouvement anabaptiste », La Réforme, 1517-1564, Paris : PUF (Que sais-je ? 2017), p. 62-70.
51.Cf. cet article monographique fouillé, alimenté aux meilleures sources (archives Crétin-Saillens-Blocher) : J. E. Blocher, « Jean-Baptiste Crétin (1813-1893), de la Picardie aux Monts du Lyonnais », Bulletin de la Société d’Histoire et de Documentation Baptistes de France 3 (2016), p. 74-94.
52.Journal des Églises baptistes de France, fondé en 1878, publié jusqu’en 1912.
53.Jean-Baptiste Pruvot, Journal d’un pasteur protestant au XIXe siècle, Lille : Presses du Septentrion, 1996.
54.D’où, lorsque les catholiques rendent compte des initiatives baptistes, l’extraordinaire banalité (sauf exception) de leurs observations : ils se limitent presque toujours à deux notions générales, l’ordre public troublé et la paix des familles menacée. On s’efforce de ne pas donner de consistance au discours baptiste.
55.Jean-Baptiste Pruvot, Journal d’un pasteur protestant, p. 142.
56.Jean Delumeau, L’aveu et le pardon, Les difficultés de la confession, XIIIe-XVIIIe siècle, Paris : Fayard, Poche, 1992, p. 22.
57.Comme dans le cas de la famille Andru, agriculteurs baptistes de Chelles (Oise) : le curé tenta d’interdire à tous ses paroissiens de travailler dans leur ferme, ce qui fut cause de « beaucoup de souffrances morales » aux « chers prosélytes », rapporte A. Cadot, Notes et récits, p. 121. D’autres témoignages confirment qu’il s’agissait d’une pression possible. L’évangéliste Lohou, de la Mission baptiste de Morlaix, cordier de métier, est licencié par son patron en 1891 « sous la pression des carmélites », selon un rapport d’A. Jenkins. Cf. J.-Y. Carluer, Les protestants bretons, p. 1056. Cf. aussi le témoignage de Mme Marthe Berthiaux d’Auchel (Pas-de-Calais) : « nous devînmes protestants baptistes. Nous étions la seule famille protestante, les autres, ayant peur des représailles. Le curé avait dit à ma mère : “je mettrai votre mari sans pain”. » Marthe Berthiaux, témoignage recueilli par Mme André Kasak, et reproduit dans les Notes et documents sur l’histoire des Églises Évangéliques Baptistes du Pas-de-Calais, 1re partie, p. xix.
58.Cf. le cas du petit Henri Andru de Chelles (Oise), futur pasteur baptiste, élève de l’école communale catholique (comme beaucoup d’enfants de baptistes avant l’école laïque), mis à l’écart par le curé qui interdit aux enfants de jouer avec lui. Cf. A. Cadot, Notes et récits, p. 121.
59.Comme le refus d’absolution : dans le Baptist Magazine, London, August 1850, à la fin du récit de ses excursions d’évangélisation (p. 515-517), Jenkins précise : « Persons have been refused absolution for simply coming to hear me » (p. 517).
60.Jean-Baptiste Crétin, Notes autobiographiques, p. 43. Argument utilisé au Fayel (Oise) en 1846 par le curé du lieu contre Jean-Baptiste Crétin dans une controverse publique (devant le maire !), qui fit en sorte de replacer la discussions sur la Bible.
61.M. Sacquin, Entre Bossuet et Maurras, vol.2, p. 105.
62.Pour eux aussi, la « vieille Bible janséniste », approuvée par l’épiscopat, continue d’être « le sésame des colporteurs » sous la Monarchie de Juillet et une partie du Second Empire. Cf. M. Sacquin, Entre Bossuet et Maurras, vol.1, p. 166-167. Les traductions protestantes (Martin ou Ostervald) présentent l’inconvénient de pouvoir passer pour de « fausses Bibles », car dépourvues des livres apocryphes ou deutérocanoniques.
63.Jean-Baptiste Crétin, Notes sur les origines du baptisme, p. 7.
64.Claude Savart, Les catholiques en France au XIXe siècle : le témoignage du livre religieux, Paris : Beauchesne, 1985.
65.Yves-Marie Hilaire, Une chrétienté au XIXe siècle ? La vie religieuse du diocèse d’Arras (1840-1914), t. I, Publications de l’Université de Lille III, 1977, p. 306.
66.Christophe Charle, Histoire sociale de la France au XIXe siècle, Paris : Seuil, 1991, p. 83.
67.C. Charle, Histoire sociale de la France au XIXe siècle, p. 84.
68.Jean-Baptiste Pruvot, Journal d’un pasteur protestant au XIXe siècle, p. 126.
69.Et le pasteur baptiste ajoute, un rien fataliste : « Voilà ce qu’il y a à espérer de la foule et des prêtres en général ». J.-B. Pruvot, Journal d’un pasteur protestant au XIXe siècle, p. 133.
70.J.-B. Pruvot, Journal d’un pasteur, p. 126 et p. 131.
71.Michel Vovelle, La mort et l’Occident de 1300 à nos jours, Paris : Gallimard, 1983, p. 557.
72.M. Vovelle, La mort et l’Occident, p. 558.
73.M. Vovelle, La mort et l’Occident, p. 563.
74.P. Pierrard, La vie quotidienne du prêtre français au XIXe siècle, p. 365.
75.J.-Y. Carluer, Les protestants bretons, p. 1202.
76.L’ordonnance du 6 décembre 1843 prescrivait aux communes de partager ainsi le cimetière, « par des murs, des fossés ou des haies, en autant de parties qu’il y a de cultes différents, avec une entrée particulière à chacun » ; mais, précise Pierre Pierrard, « un très grand nombre de maires négligent de prendre cette mesure : d’où de multiples litiges. L’autorité civile a beau refuser d’admettre l’idée de “terre maudite”, le clergé y tient. Que de petits drames ! » Cf. P. Pierrard, La vie quotidienne des prêtres, p. 366-367.
77.M. Sacquin, Entre Bossuet et Maurras, vol. 1, p. 229.
78.Ce n’est pas tout à fait exact. Les prêtres ont parfois outrepassé la loi, mais cette dernière leur donnait, avant 1881, une autorité très large sur le cimetière communal.
79.Cadot effectue là un parallèle implicite mais limpide pour ses lecteurs avec la « porte étroite » du salut, métaphore attribuée à Jésus, selon les Évangiles, pour figurer la voie du salut (Matthieu 7, 13s. Il procède ainsi à un retournement d’image, l’ostracisme exprimé par la petite porte se transformant en figure du chemin qui sauve.
80.Aimé Cadot, Notes et récits, p. 86-87.
81.Plusieurs familles de l’Église baptiste de Chauny (Aisne) ont conservé jusque dans les années 1990 la mémoire orale des enterrements difficiles à Genlis/Béthancourt-en-Vaux, localité voisine, où l’on pouvait encore, jusqu’en 2005, distinguer la petite « porte étroite », sur le côté gauche du mur principal du cimetière, par laquelle passait le cortège des défunts baptistes. La grande porte (et sa grille en fer forgé) restait réservée aux catholiques. Des travaux de réfection ont ensuite fait disparaître les traces de cette porte, dont il existe des photographies.
82.Voir S. Fath, Une autre manière d’être chrétien en France, p. 177-181.
83.Cf. J.-Y. Carluer, Les protestants bretons, p. 1239.
84.Lorsque la législation religieuse était interprétée de manière très restrictive, les baptistes préférèrent parfois s’adresser aux pasteurs réformés, concordataires, pour leurs enterrements. Ces derniers étaient formellement habilités à le faire. Dans le cas présent, l’autre option eût été de demander à l’évangéliste baptiste Lefèvre, basé non loin de là à Chéry-lez-Pouilly.
85.Cf. Aimé Cadot, Notes et récits, p. 97-101.
86.Pasteur Le Fourdrey, « Pénibles circonstances qui ont accompagné l’inhumation d’un enfant de M. Jenkins, ministre protestant à Morlaix », Bulletin Évangélique de basse Bretagne, 1852, cité par J.-Y. Carluer, Les protestants bretons, p. 1245.
87.Courrier de l’évêque de Beauvais au Préfet de l’Oise, 10 février 1854 (7 pages), AD Oise, cote 1V683, dossier « Préfecture de l’Oise, Police du cimetière, arrêté du 6 février 1854 ».
88.Courrier de l’évêque de Beauvais au Préfet de l’Oise, 10 février 1854, AD Oise, cote 1V683.
89.Courrier du Préfet de l’Oise à l’évêque de Beauvais, 17 février 1857, Archives départementales de l’Oise, cote 1V683, dossier « Préfecture de l’Oise, Police du cimetière, arrêté du 6 février 1854 ».
90.Courrier de l’évêque de Beauvais au Préfet de l’Oise, 23 février 1854, AD Oise, cote 1V683, dossier « Préfecture de l’Oise, Police du cimetière, arrêté du 6 février 1854 ».
91.Voir Séverine Blenner-Michel, « L’autorité épiscopale dans la France du xixe siècle », Histoire@ Politique 18-3 (2012), p. 62-78.
92.Il rappelle l’opposition des « prêtres, ordinairement plus maîtres des cimetières que les maires des communes. Quelle opposition ces hommes-là faisaient dans toutes les directions, mais surtout en cherchant à jeter l’opprobre et la flétrissure sur les restes mortels de nos frères, qu’ils auraient voulu faire jeter dans quelque coin maudit, ou même exclure entièrement du cimetière ». Aimé Cadot, Notes et récits, p. 215.
93.F. Zarlenga, Le régime des Cultes non reconnus, p. 138s.
94.François Vincent, article « Souvenir de Bruay », L’Écho de la Vérité, n° 18, sept. 1884, p. 211212.
95.Cf. Jean-Baptiste Crétin, Journal de bord, lundi 2 juin 1879.
96.Ainsi peut-on lire, dans la rubrique « Nouvelles et faits divers » de L’Écho de la Vérité, n° 5, mars 1900, p. 79 (sans nom d’auteur), à propos de l’abbé Trupin : « M. l’abbé Trupin, de Béthune, avait depuis longtemps rompu avec le papisme et adhéré au Christianisme évangélique ; il avait écrit des articles pleins de sève dans le Chrétien français et le Petit Béthunois. il avait prié notre frère S. Farelly de présider son enterrement. Mais, un jour qu’il était gravement malade, M. Farelly n’a pas été admis à le visiter ; et le même jour, on apprenait qu’il était mort, après avoir fait sa soumission à l’église romaine. Les seuls témoins de cette rétractation étaient des catholiques renforcés. – A-t-il vraiment eu un moment de faiblesse ? Ou bien est-ce un “pieux mensonge” ? »
97.Dans la sous-préfecture de Compiègne, une affaire éclate en septembre 1899 autour de la mort à Croutoy d’un certain Gustave Baillet, qui aurait fait appel au pasteur baptiste de Chauny sur son lit de mort et refusé le prêtre, entraînant, semble-t-il une obstruction du maire et un incident au cimetière. Deux courriers conservés aux AD Oise, Cote 1V 683, rendent compte de ce qui semble avoir été un malentendu… « tendu ».
98.Le pasteur baptiste Alfred Somerville devait assurer l’enterrement d’une de ses fidèles, la concierge du temple baptiste de Huelgoat, Mme Madec. Mais le curé de la paroisse le « doubla », procédant juste avant lui à un enterrement catholique de la vieille baptiste. Alfred Somerville allase plaindre au maire, « qui lui expliqua que les religieuses avaient fait pression sur la famille ». Cf. J.-Y. Carluer, Les protestants bretons, p. 1241.
99.Lettre de la gendarmerie impériale de l’Aisne au ministère de la guerre, 10 octobre 1858 (2 p.), AN, cote F19 10926.
100.Cf. courrier du Ministère de la Justice au Ministre de l’Instruction publique et des Cultes, 7 décembre 1858 (3 p.), AN, cote F19 10926.
101.Ce type d’autodafé ne semble pas être isolé par exemple en Bretagne, vers 1836, le curé de Saint-Jean du Doigt (Côtes du Nord) « demanda à ses ouailles de brûler » le Nouveau Testament en traduction bretonne Le Gonidec, que le missionnaire baptiste John Jenkins distribue dans les campagnes. Cf. J.-Y. Carluer, Les protestants bretons, p. 927. Des Bibles diffusées par des colporteurs ont parfois été également brûlées.
102.Cf. Denis Crouzet, Les guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion, 15251610, 2 tomes, Seyssel : Champ Vallon, 1990. Dans cette thèse magistrale, il analyse en effet une violence protestante pédagogique et ciblée, fondée sur un optimisme eschatologique, avec le raisonnement suivant : le protestantisme vaincra car il est voulu par Dieu ; il s’agit seulement de convaincre les catholiques de la supériorité de la vraie religion par des actes de violence centrés sur les images et le sacerdoce clérical. Côté catholique en revanche, Denis Crouzet démontre que la violence, fondée sur un pessimisme eschatologique, exige l’extirpation de l’hérétique par le massacre et la déshumanisation, sa présence exprimant une offensive démoniaque apocalyptique.
103.D. Crouzet, Les guerriers de Dieu, t. I, p. 331.
104.Yannick Fer, « L’évangélisation, une manière de vivre », in Jean-Yves Carluer (dir.), L’évangélisation, Des protestants évangéliques en quête de conversions, p. 51-62.
105. « Les madonnes papistes sont évidemment des idoles », affirme par exemple Jean-Baptiste Crétin dans La meilleure religion, Paris-La Fère, 1891, p. 32.
106. « Voilà bien le dernier degré de l’abrutissement », déclare toujours J.-B. Crétin à son propos, La meilleure religion, p. 23.
107.A. Cadot, Notes et récits, p. 27.
108.Lire, sur les vierges noires, cette synthèse écrite par l’un des fils du pasteur baptiste Ruben Saillens, Emile Saillens, Nos Vierges noires, leurs origines, Paris : Éditions universelles, 1945.
109.J.-B. Crétin, Notes autobiographiques, p. 38.
110.J.-B. Crétin, Notes autobiographiques, p. 38-39.
111.Suivant un parallèle avec le récit biblique des Actes des Apôtres 19, 23-40, qui décrit la confrontation entre l’apôtre Paul, évangéliste à Éphèse, et la population de la ville, acquise à Diane (nom romain d’Artémis), leur divinité poliade.
112. « Le catholicisme a transformé la religion chrétienne en une série d’actes rituels qui opèrent magiquement notre salut. Son but était de faire du prêtre une sorte de magicien dont l’intervention parût indispensable » : Philémon Vincent, Manuel de religion chrétienne, p. 247.
113. « Faire de l’Église un Moyen de Salut, ou l’identifier avec le Royaume de Dieu, c’est ravir au Christ, éternel Fondement de l’Église, sa puissance salvatrice et sa seigneurerie. » Georges Rousseau, Histoire des Églises baptistes dans le monde, p. 149.
114.Ruben Saillens, « La renaissance du catholicisme », L’Écho de la Vérité, n° 11, juin 1896, p. 81.
115.Olivier Bobineau, L’Empire des papes, une sociologie du pouvoir dans l’Eglise, Paris : Éditions du CNRS, 2013.
116.Lire Austin Gough, Paris et Rome. Les catholiques français et le pape au XIXe siècle, Paris : Édition de l’Atelier, 1996.
117.Association d’Églises Évangéliques Baptistes de Langue Française (AEEBLF), fondée en 1921.
118.Robert Dubarry, Pour faire connaissance avec un idéal d’Église, Valence-sur-Rhône : Imprimeries réunies, 1953, p. 19.
119.On notera l’aplomb de l’auteur, qui se fait le porte-parole des observations du « ciel », qu’il pense pouvoir déduire de sa lecture des Écritures. Un culot apologétique nourri aussi d’une revendication (bien maladroite) d’impartialité exprimée quelques lignes plus loin, la science objective et le ciel se rejoignant pour appuyer sa démonstration…
120.Robert Dubarry, Pour faire connaissance avec un idéal d’Église, p. 21.
121.Il rend du coup responsable cette chrétienté égarée, « religion apostate », de l’apparition de l’islam, « imposture, d’intention première pourtant réformatrice » : R. Dubarry, Pour faire connaissance avec un idéal d’Église, p. 22.
122.Aimé Cadot, Notes et récits, p. 27-28.
123.Aimé Cadot, Rome et l’Évangile, 2e édition revue, expurgée, augmentée. Réplique à M. l’abbé Duterne, aumônier de Saint-Charles, à Chauny, au sujet de la conférence de M. le pasteur Saillens, La religion laïque, Chauny : Imp. Bugnicourt (s. d., sans doute 1893), p. 10.
124.Dr Lewis, cité in Compte rendu de la Conférence régionale, Le Témoin de la Vérité, juillet-août 1937, n° 7, p. 114.
125.Emmanuelle Bonneville, « L’ennemi nécessaire », Sociétés 80 (2003), p. 5-15.
126.Il semble d’après le contexte que Ruben Saillens s’attaque ici aux protestants libéraux.
127. « Dans le giron de l’Église », c’est-à-dire de l’Église romaine, selon l’auteur. Ruben Saillens, « La renaissance du catholicisme », L’Écho de la Vérité, p. 82.
128.Ruben Saillens, « La renaissance du catholicisme », p. 81.
129.Cf. Philippe Boutry et André Encrevé (dir.), La religion dans la ville, Paris : Éd. Bière, 2003.
130.En particulier des paramètres démographiques et socio-économiques.
131.Brigitte Basdevant-Gaudemet, Le jeu concordataire dans la France du xixe siècle, Paris : PUF, 1988.
132.Voir Sébastien Fath, « Baptistes et catholiques en France, le choc des différences, 2 : De la IIIe République à Vatican II » (à paraître dans la RHP).