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Le discours d’un pasteur abolitionniste en son siècle :

La cause des esclaves nègres (1789) de Benjamin-Sigismond Frossard

Olivier GRENOUILLEAU

Centre Roland Mousnier – Sorbonne Université

Vaudois (il est né à Nyon, en 1754), Benjamin-Sigismond Frossard intègre le collège de Lausanne (1768) puis la Faculté de théologie de Genève (1771). Consacré en 1777, il exerce dans le Palatinat et le canton d’Appenzell avant de rejoindre l’Église réformée de Lyon (1780-1803). Professeur de morale à l’école centrale de Clermont-Ferrand, en 1794, il est en 1809 le premier doyen de la faculté de théologie protestante de Montauban créée l’année précédente. Il y préside le consistoire et y enseigne la morale jusqu’en 1815, date à laquelle il est destitué de ses fonctions pour son activité durant la Révolution et l’Empire, mais conserve son professorat. De Genève, il hérite un rousseauisme teinté de jusnaturalisme. À Lyon, il entre en relation avec les élites éclairées du temps. Traducteur des Sermons du presbytérien écossais Hugh Blair, Frossard effectue un voyage en Angleterre (1784-1785) durant lequel il rencontre les abolitionnistes britanniques les plus en vue de l’époque, notamment Granville Sharp et Thomas Clarkson. C’est là qu’il aurait conçu l’idée d’écrire le livre qui paraît en 1789, à Lyon, La cause des esclaves nègres1, que nous nous proposons ici d’étudier. Destiné à instruire un procès, l’ouvrage se décompose en deux tomes (367 et 408 pages). Selon son auteur, le premier vise à présenter les « faits », le second son « argumentation ». Mais les deux procédés sont sans cesse intimement mêlés. Et Frossard ne dit-il pas, en conclusion, qu’il a prêché une morale (II, 398) ?

Pourquoi étudier ici cet ouvrage ? Essentielle pour tenter de comprendre (au sens wébérien du terme) le sens que les abolitionnistes donnaient à leur action, l’analyse de la rhétorique abolitionniste ne peut progresser que par un va-et-vient entre études ciblées et approches globales. Si les premières permettent de nourrir les secondes, ces dernières s’avèrent indispensables pour discerner en quoi tels ou tels cas peuvent être ou non singuliers ou représentatifs de tendances plus générales. À cette exigence de nature méthodologique s’ajoute une interrogation cardinale : si l’abolitionnisme occidental des traites et des esclavages, tel qu’il se manifeste à partir de la fin du xviiie siècle, correspond bien à la convergence entre deux perceptions éthiques du monde2, à une redéfinition du sacré dans le cadre d’économies morales du salut3, comment s’effectue concrètement la jonction entre ces deux systèmes de représentation du monde ?

L’analyse de la rhétorique et de l’argumentaire de La cause des esclaves nègres nous paraît être utile à ces deux fins. Tout d’abord parce que, souvent cité par les spécialistes de la question, l’ouvrage n’a jamais été étudié de manière approfondie pour lui-même et dans sa globalité4, alors qu’il est, avec les Réflexions sur l’esclavage des Nègres de Condorcet, l’un des tout premiers ouvrages importants en français sur la question5. Ensuite parce que, faisant le lien entre les mondes suisses (ayant joué un rôle trop souvent oublié dans l’internationale abolitionniste), français et britanniques, le pasteur Frossard est susceptible d’éclairer la question des synergies ou syncrétismes ayant pu en résulter. Enfin et surtout parce que, fondée en conscience par un homme de foi, l’analyse que développe Frossard emprunte très largement (le titre de son ouvrage le souligne d’emblée) à l’économique et à la politique.

Voilà qui nous place directement au cœur d’une problématique essentielle : celle de la manière dont le Juste (la philanthropie, la philosophie, la religion) et l’Utile (l’économique) peuvent se combiner au sein de la rhétorique abolitionniste. Bien renseignée, la biographie publiée sur Frossard par l’un de ses descendants6 étudie en quoi il peut être considéré comme un « homme des Lumières ». Nous essaierons ici plutôt de montrer que Frossard demeure avant tout pasteur et que c’est en homme d’Église qu’il tente d’articuler le Juste et l’Utile, en mettant en relations la Providence, le temps historique qu’elle oriente et l’exercice de la conscience individuelle.

De la traite et de l’esclavage comme éléments d’un combat historique entre vices et vertus dont doit triompher la morale

Chez Frossard comme chez la plupart des militants abolitionnistes, l’engagement moral ou éthique est premier. Si les arguments de nature économique et politique sont nombreux, c’est que les abolitionnistes doivent répondre au discours de leurs adversaires, pour lesquels l’abolition ne pourrait signifier que la ruine des colonies d’Amérique et celle de pans entiers de l’économie européenne. Frossard l’annonce d’emblée, il y a un discours opposé que l’on se doit de prendre en compte, dans ce qu’il annonce être un débat public. Aussi souligne-t-il, à maintes reprises, que telle ou telle partie de son propos est directement destinée à réfuter des arguments adverses. En lien avec les abolitionnistes britanniques, Frossard développe une argumentation que l’on pourrait qualifier de classique, car on y retrouve l’essentiel des éléments présentés ailleurs souvent de manière séparée. Résumant parfaitement la littérature abolitionniste du moment, Frossard en souligne le caractère à la fois radical (l’abolition consiste en une « révolution ») et réformiste : la suppression de la traite doit inciter les planteurs à mieux traiter leurs esclaves, tout en condamnant à terme un système esclavagiste incapable de se maintenir par simple croît naturel. Par une série d’affranchissements contrôlés, l’esclavage pourrait ainsi disparaître des colonies au bout d’une cinquantaine d’années (II, 281), temps que Condorcet estimait à 80 ans. Des esclaves devenus libres travailleraient davantage. Leur population augmenterait, stimulant la demande en produits européens. Planteurs et métropoles profiteraient ainsi d’une abolition de fait nullement néfaste à leurs intérêts. Quant à la traite, elle pourrait être remplacée par un « commerce légitime » avec l’Afrique, beaucoup plus profitable pour toutes les parties. Mettre un terme aux crimes perpétrés par la traite et à l’illégitimité de l’esclavage constituerait ainsi une œuvre non seulement nécessaire en éthique, mais utile en économie et en politique. À des variantes près, on retrouve là un discours très général, bien structuré, devenu très vite une sorte de vulgate abolitionniste. Il en va de même d’une rhétorique alliant raisonnements de nature déductive, syllogismes, et exemples destinés tout à la fois à servir de preuve et à édifier7. Ici, Frossard rassemble, résume, cite, illustre. Une analyse un peu rapide pourrait nous conduire à l’idée d’un homme des Lumières séduit par une nouvelle et envahissante économie-politique.

En y regardant de plus près, en filigrane apparaît cependant une autre architecture intérieure. La manière dont Frossard décrit tout au long de l’ouvrage ce que sont pour lui la traite et l’esclavage nous paraît en effet à la fois plus intéressante et révélatrice de ce qu’il ressent. Toute l’histoire de ces fléaux devient pour lui compréhensible à travers celle d’une lutte entre les vices et les vertus8 (sur laquelle il revient fréquemment et dont il applique le schéma à l’ensemble des thématiques abordées, y compris économiques9). Dans les temps anciens, traite et esclavage lui apparaissent essentiellement liés à une activité, la piraterie, on le sait quasiment depuis toujours considérée comme contraire à toutes les lois, divines, naturelles et humaines. En retrouvant dans la traite la même marque, celle d’enlèvements particuliers reproduits en nombre (ce qui le distingue de beaucoup d’écrits du genre), Frossard peut établir une correspondance de nature entre esclavage ancien et moderne10 et donc une similitude de causes. « Quel est le motif qui peut engager l’homme à asservir son semblable ? », écrit-il. « On ne peut s’y méprendre ; c’est l’Orgueil, c’est l’Avarice. Voilà la double colonne sur laquelle repose l’esclavage [… ]. L’avarice a forgé les chaînes des Nègres11 ; la passion de dominer les a rivées » – II, 119 (en s’associant à la « sensualité » de l’Europe – II, 2). À ces deux péchés sont associées des figures du mal, comme « Alonzo Gonzales »12, Pizarre, Drake et Hawkins (I, 120-121, 123, 130-131). Les forfaits « d’un seul homme » (I, 121) peuvent ainsi déclencher des calamités, incitant des nations à s’y impliquer, notamment par la tromperie. Car si Frossard n’est guère tendre envers les « dépravés » portugais (I, 127), il considère qu’Elizabeth d’Angleterre ou Louis XIII n’ont pu qu’être trompés sur la véritable nature d’un trafic négrier qu’ils n’auraient autrement pas pu légitimer13. En Afrique, thème classique de la littérature abolitionniste, l’arrivée d’un navire négrier est le signe du déchaînement de toutes les passions14, la traite à l’origine de tous les maux, d’un chaos résultant de l’inversion de toutes les valeurs (I, 9-12, 144, 172 ; II, 227-228, 345-346). Ajoutons que l’esclavage corrompt les maîtres et que la traite tuerait plus de marins que d’esclaves lors de la traversée de l’Atlantique (idée que l’on ne retrouve pas souvent ailleurs)15. Voilà autant de signes de l’existence d’une chaîne des passions s’auto-alimentant, car « le vice s’enlace dans ses propres filets » (I, 254).

Inversement, les chantres de la lutte contre la traite sont peints comme des hommes vertueux. À l’image de ce que pensent les premiers abolitionnistes (comme Clarkson écrivant lui-même, en 1808, la première histoire du mouvement britannique), Frossard ne conçoit pas, en effet, l’existence d’un mouvement se structurant en réseaux du fait de facteurs contingents. Il égrène des portraits d’individus singuliers mus par de vertueuses raisons. Le premier à être cité par lui est Las Casas auquel il fait tenir un discours qu’un protestant ne renierait pas, fondé sur « le précepte de l’Évangile », les apôtres, la « loi de grâce et de salut » et la présence christique16. Arrive ensuite Morgan Godwyn17, avant que les Quakers ne jouent le rôle décisif18, à l’initiative, encore une fois, de quelques grandes figures, comme Jean Woolman et Anthony Benezet (I, 37-44)19. C’est, « animés » par leur « exemple » que les « membres des autres sociétés religieuses de l’Amérique », se sont « empressés de mettre en exécution » leur « projet bienfaisant » (I, 47). Car, refusant de voir chez eux une œuvre intéressée, Frossard souligne le primat de la vertu, ensuite (du fait d’une Justice rétributive ?) transformée en heureuse « source de richesses »20. Ce n’est qu’après, chez Frossard, qu’apparaît la figure du philosophe, avec Montesquieu21, suivi par les abbés Raynal et Genty, messieurs de Saint-Lambert, de Crèvecœur et Schwartz (Condorcet), et surtout par Necker, abondamment cité et vanté, et décrit comme l’homme destiné à parachever tout cet édifice22.

Car, nullement chimérique (II, 393-394), le dénouement semble proche, porté à la fois par la dimension devenue paroxystique du conflit des valeurs et par l’Histoire incarnée par l’esprit du Siècle (II, 50). Jamais, en effet, nous dit Frossard, de telles atrocités n’avaient été commises. « Jamais l’homme ne se porta à des excès si atroces. Les guerres de religion dont on se plaît à perdre le souvenir ne donnent qu’une faible idée de ce qui se passa en Amérique à l’époque de sa découverte ». Et « pour réparer tant de crimes nous en commettons chaque jour de nouveaux. Pour repeupler ces pays immenses, nous dépeuplons l’Afrique » (I, 39-40). Frossard ne voit qu’une seule raison à la perpétuation de ces crimes : leur éloignement rendant les hommes moins réceptifs et sensibles à leur atrocité. D’où la nécessité d’instruire un procès, de produire les éléments contradictoires d’un débat afin d’ouvrir les yeux de l’opinion publique et des gouvernants23, la vérité ne pouvant que naître du « conflit des opinions » (I, 70-72).

L’analyse du passé montre que partout où la civilisation a effectué des progrès, partout l’esclavage a reflué24 (et inversement). Or, nous dit Frossard dès la première ligne de son ouvrage, « notre siècle est celui de la bienfaisance comme celui des lumières ». Nous en donnant d’emblée maints exemples (I, 1-9), il n’a de cesse de répéter cette conviction tout au long de son ouvrage. L’issue du combat ne fait donc pas de doute : « nous sommes arrivés à une période où il n’est plus permis d’être barbare impunément, où tous les peuples sont unis par un intérêt commun, où la justice règne à côté de l’humanité ! »25 « L’esclavage est un monstre politique » dans un « siècle de lumières et de bienfaisance » (II, 396). Une « glorieuse révolution » ne peut que se dessiner (I, 29). « L’injustice commise à l’égard des Nègres est de nature à ne pouvoir durer longtemps », écrit-il encore. « Elle est trop atroce et notre siècle trop éclairé pour qu’il ne s’opère bientôt une révolution » (II, 50). L’histoire ne peut s’achever que par la victoire du Bien sur le Mal ; il en va ainsi de toutes les « grandes usurpations » (II, 79).

De l’articulation entre le Juste et l’Utile

Pour ce faire, cependant, le Juste doit s’accorder à l’Utile. Il s’agit là, dans l’ouvrage de Frossard, d’un véritable leitmotiv. Partout, il n’a en effet de cesse d’insister sur l’existence d’associations entre divers registres : entre « bienfaisance » et « lumières », « philosophes et hommes sensibles » (I, 1), justice, religion et politique (titre même de l’ouvrage), ou bien encore au sein d’un même registre, qu’il s’agisse de l’économie-politique (avec « l’avantage réciproque, de la Nation, du Maître et de l’Esclave » – I, 18) ou de l’éthique (la traite conduisant à « violer sans pudeur les lois les plus sacrées de la nature, de la justice, de la religion » – I, 12). Tant et si bien que l’on n’en finirait pas, ici, de les relever. Mais, ceci posé, se profile l’interrogation cardinale, celle de l’articulation entre le Juste et l’Utile.

À première vue, le premier, ou, du moins la dimension religieuse du premier, apparaît secondaire. Élément d’un triptyque au sein duquel elle se place en seconde position, dans le titre de l’ouvrage, cette dimension religieuse ne se voit consacrer de manière explicite que le seul chapitre II du tome second (« L’esclavage des Nègres est contraire à tous les préceptes de la religion chrétienne », p. 82-146). S’adressant à un vaste public, désireux d’instruire un large débat, l’auteur ne pouvait sans doute pas faire autrement. Il n’empêche, les exigences morales, éthiques et religieuses apparaissent partout ; ici en filigrane, là plus clairement, au détour d’une phrase ou d’une démonstration d’une autre nature. À ce niveau, s’il y a convergence entre le Juste et l’Utile, et si cette convergence peut s’avérer tactiquement intéressante pour convaincre les incrédules, on peut également penser qu’elle est nourrie, chez Frossard, par la conviction que le spirituel irrigue le profane.

Il nous le dit d’ailleurs à de nombreuses reprises : au centre de toute chose figurent Providence divine et conscience individuelle. Si tous les éléments de la société terrestre font corps, toute combinaison n’est donc pas légitime. Inutile de chercher chez Frossard une référence à Adam Smith et au libéralisme économique, à l’idée qu’une somme d’intérêts individuels peut conduire à un bien collectif, à cet accord possible, comme l’a souligné Albert Hirschman, entre passions et intérêts26. Pour Frossard, les passions ne peuvent être que négatives. Seules la justice (elle-même en bonne part fille de la Providence) et la religion sont susceptibles de fournir la base d’une possible association avec d’autres domaines de la vie sociale. Signe, encore une fois, que, comme chez la plupart des militants abolitionnistes, ce sont bien les valeurs qui sont premières dans le combat mené par eux, le législateur éclairé se devant de les placer à la source du droit des gens27. Sans cesse mise en avant par Frossard, la nécessaire association des registres et des vertus renvoie directement à l’Évangile28. Les différents éléments de cette association ne sont donc pas liés de manière aléatoire, ils sont en quelque sorte subordonnés. Le principe de la liberté naturelle a ainsi été semé par Dieu29. L’homme devant accomplir son dessein en exerçant son libre arbitre, il doit être libre pour cela, car, idée de portée considérable30, il ne peut « posséder la liberté métaphysique sans posséder la liberté personnelle » (II, 6-7). Comme pour l’esclavage antique, c’est le message de charité issu de l’Évangile, source des autres vertus, qui permettra de mettre fin à la traite et à l’esclavage aux Amériques31.

Si l’homme ne peut pas toujours comprendre les desseins de la Providence, son plan est cependant certain. C’est Elle qui oriente sa main. Et c’est à l’homme, qui ne dispose pas forcément de toutes les pièces du dossier pour comprendre, d’adopter, en conscience, un positionnement moral. « L’esclavage », écrit Frossard, « est l’infraction la plus criminelle des droits de l’homme et du citoyen, la tyrannie la plus odieuse, l’attentat le plus répréhensible. Il sape les fondements de l’ordre public et de la paix individuelle. Il est opposé au vœu des hommes se réunissant en société », et, de terminer : « aux desseins de la Providence qui nous forma tous égaux, à l’esprit du Législateur suprême qui nous donna les mêmes lois, au but du Rédempteur qui appelle tous les hommes aux mêmes espérances » (I, 20)32. La vie, écrit-il, n’est que l’apprentissage de l’éternité.

Réfutant les arguments tirés de la Bible par les défenseurs de l’esclavage (notamment la malédiction de Cham et l’existence de l’esclavage chez les anciens Juifs – II, 84-94) et soulignant que tout l’Évangile s’oppose à l’esclavage, Frossard ajoute que ses trois lois (Égalité, Liberté, Charité – II, 101-102) s’imposent à l’homme qui sait entendre. Il importe donc de s’adresser à lui, car Dieu lui laisse la « Liberté de choisir » (II, 104). Aussi Frossard interpelle-t-il sans cesse son lecteur. Il le prend par la main lorsqu’il déroule une démonstration, lui demandant parfois, en substance, de la valider une fois présentée. Mais il va plus loin que ce que les divers procédés d’implication du lecteur permettent de faire en de nombreux textes abolitionnistes. En pasteur, il exhorte ses contemporains et en appelle à leur conscience ; une conscience érigée en « juge antérieur à ceux de la terre, qui « ne trompe jamais », et dont les arrêts sont la voie de Dieu même » (II, 47). Parmi de nombreux exemples, on retiendra plus particulièrement l’adresse de Frossard au Portugais premier auteur du crime de la traite et initiateur du processus (I, 120-121), les exhortations en direction des armateurs projetant d’envoyer des navires à la traite (I, 250-252), des planteurs (II, 192-194), ainsi que « l’invitation à tous les Ministres de la Religion Chrétienne de défendre les droits de l’humanité outragée par l’esclavage » (II, 144-146).

Comme d’autres auteurs abolitionnistes, Frossard interpelle également au nom d’un principe de responsabilité. Parlant des « crimes de nos ancêtres », en Amérique, il en actualise et généralise le principe. Les dévastations commises en Afrique par les négriers ou bien par les Africains enlevant leurs compatriotes pour les leur livrer sont présentés comme étant « notre ouvrage » (II, 40). Les frontières entre l’individu (le colon, le négrier, le citoyen) et le collectif (l’Européen) sont toujours poreuses sous sa plume. On passe naturellement de l’un aux autres, et des autres au « nous », non pas comme le fait parfois plus tard un Schoelcher, en accusant explicitement son lecteur33, mais en soulignant le fait qu’une chaîne de relations unit les hommes comme elle unit les nations. La chaîne des vertus doit, en quelque sorte, vaincre celle des vices.

« Soyez libres et citoyens », ou comment la foi peut faire politique en son siècle

Une expression – « Soyez libres et citoyens » – apparaît comme un fil rouge de l’ouvrage. Elle y figure au tout début, en frontispice, sous une gravure nous montrant apparemment la France, couronnée et drapée en un manteau fleurdelisé, accordant la liberté et la citoyenneté aux esclaves Noirs de ses colonies34. On la retrouve en toute fin de l’ouvrage. Lorsque, chargé « par le Roi de l’univers du bonheur de la France » et ayant assuré cette mission, Necker, son « Génie tutélaire » et « bienfaiteur », s’engage à « passer les mers » afin de mettre un terme à la traite et de travailler à l’affranchissement des esclaves. Ce qui suit conduit à brouiller les cartes, si bien que l’on ne sait plus qui, du « meilleur des Rois » ou du « plus sage des Ministres » prononce « l’arrêt » libérant les esclaves attendant à ses pieds35. On ne sait pas plus comment interpréter les derniers mots du livre : « La France bénit son monarque ; elle commence à jouir de cet ordre heureux et confiant dont elle lui est redevable. Partagez sa félicité : soyez libres et citoyens » (II, 402-403). Sont-ce les esclaves, comme au début de l’ouvrage, qui accèdent à cette liberté citoyenne, ou bien les habitants libres du royaume qui doivent se comporter en citoyens (ce qui ne serait pas anodin, en 1789) ?

Au-delà de l’hommage circonstancié au ministre frère dans la foi en qui on place ses espoirs et au monarque de qui dépend la décision, n’y a-t-il pas également autre chose ? Le message, adressé aussi bien aux esclaves qu’aux libres du royaume ne signifie-t-il pas qu’ils partagent une communauté de destin ? Mieux, n’y a-t-il pas là l’indication d’un parallèle possible entre contrat divin et contrat social ?

Une fois réunis des passages dispersés dans l’ouvrage prennent corps et font sens. Ils soulignent la nécessité de nouer un contrat social qui soit patronné par la Providence. La chose est claire pour les esclaves. Réduits à l’état de brutes par l’esclavage (I, 90-91, 343 ; II, 11, 107…), poncif de la littérature abolitionniste, ils sont aussi, de ce fait, selon Frossard (et cela est beaucoup moins classique), réduits à l’état d’« automates » (II, 109) et dépouillés de leur capacité à choisir entre le bien et le mal. Les deux libertés étant liées, en retrouvant sa liberté personnelle, l’esclave affranchi recouvre également sa liberté métaphysique ; ce qui en retour lui permet de se comporter en citoyen dans la cité des hommes : le cercle se referme. D’où l’importance accordée par Frossard à ce que l’affranchissement se fasse « à l’Église avec quelque pompe » (II, 279). Mais cela n’est pas tout. Si ce libre arbitre retrouvé est la récompense de la peine subie par l’esclave (II, 284)36, il doit aussi être la conséquence d’un travail sur soi mené par lui. Aiguillonné par l’espoir d’être affranchi, il doit travailler pour économiser le pécule nécessaire à son rachat (I, 23 ; II, 267-268). De même, il doit d’abord être « civilisé » par l’éducation des principes religieux (II, 253-255). Au pire, en cas de retour à l’indolence, après avoir été affranchi, il peut momentanément être à nouveau réduit en esclavage (II, 282-283)37.

C’est à l’aune de ce principe d’équilibre des droits et des devoirs que Frossard réinterprète la lettre de saint Paul à Philémon à propos de l’esclave Onésime (II, 97-99) et l’épître aux Éphésiens. Opposé au principe même de l’esclavage, saint Paul ne peut qu’essayer de convaincre son maître de changer d’attitude38. Modération qui renvoie à l’attitude même du Christ et de ses disciples : prêcher ouvertement contre la servitude aurait « excité des révoltes et bouleversé la société sans produire aucun effet utile » (II, 94-95). A son tour, Frossard ne peut que prôner les mêmes remèdes : la douceur et la persuasion afin de faire éclater la vérité et d’inciter les hommes à suivre les préceptes de l’Évangile. Sa position en faveur d’une extinction graduelle de l’esclavage s’explique donc, encore une fois, essentiellement par des considérations de nature religieuse. Mais alors pourquoi souhaiter l’abolition immédiate de la traite, y compris en allant à l’encontre d’éventuels intérêts (II, 126-127, 311) ? Faut-il y voir l’œuvre du libre arbitre de l’homme conscient d’enclencher ainsi un processus plus vaste servant les desseins divins ? Frossard ne nous le dit pas.

On ne sait pas, non plus ce qui justifie son optimisme. Le providentialisme juridique39 qui figure à l’une des racines de la « nationalisation » de l’abolitionnisme en Grande-Bretagne est plutôt, à la fin du xviiie siècle, empreint de pessimisme : c’est parce que la nation a fauté (et la perte des Treize Colonies en est un signe) qu’elle doit absolument lutter contre la traite. Par ailleurs, l’une des images les plus représentatives de l’abolitionnisme militant de l’époque, celle du sceau de la société britannique contre la traite, reproduite sous la forme d’un camée par Josiah Wedgwood en 1787, nous montre un esclave agenouillé, enchaîné et implorant, déclarant « Am I not a man and a brother ? ». L’affranchissement est ici projet. La gravure en frontispice de l’ouvrage de Frossard nous montre autre chose, à savoir un processus en cours : un esclave, déjà libéré de ses chaînes se voit élevé au rang de libre et de citoyen, tandis que d’autres, toujours enchaînés, attendent à sa suite. Cet optimisme est-il tactique, afin d’inciter davantage à l’action ? Est-il le résultat de la croyance en l’accomplissement du dessein divin ? Est-il favorisé par la concordance avec d’autres événements perçus comme les signes d’une émancipation, comme l’édit de tolérance de 1787 pour les non-catholiques en France, auquel Frossard fait référence (II, 399) ?

Au-delà de ces incertitudes, l’évolution ultérieure de Frossard témoigne d’une certaine constance. Constance abolitionniste puisqu’il est en relation avec Brissot et la Société des Amis des Noirs (1788), puis membre de la Société des Amis des Noirs et des Colonies à la fin du Directoire, et souscripteur (mais apparemment non membre très actif) de la Société de la Morale Chrétienne (fondée en 1821, elle établit en son sein un comité pour l’abolition de la traite). Constance également dans sa volonté d’agir au présent tout en demeurant modéré : membre de la Société de la Constitution de Lyon et administrateur du département du Rhône en 1791, il se replie à Clermont-Ferrand au moment où la révolution se radicalise. Beau-fils d’un entrepreneur à la manufacture royale de draps de Sedan, il se lance dans le commerce et la banque entre 1795 et 1809, sans véritable succès. Membre du petit comité préparant le statut des cultes protestants en 1801-1802, on le retrouve, à la faculté de Montauban, au centre de discussions entre certaines traditions doctrinales hiérarchiques du Désert et les aspirations plus individualistes du Réveil.

* * *

L’analyse de l’ouvrage de Frossard devait nous permettre d’apporter un éclairage sur la convergence des morales profanes et religieuses au sein de l’abolitionnisme militant de la fin du xviiie siècle. Elle nous montre sans doute trois choses.

La première est que les registres de l’éthique, de la religion et de la politique sont perméables ; que la morale et des préoccupations pratiques entrent davantage dans la sphère d’une théologie qui n’est plus uniquement spéculative (sans doute du fait d’une influence philosophique britannique et du rôle de confluence joué par la Suisse)40 ; mais que les associations entre ces divers registres peuvent être hiérarchiques. En l’occurrence, pour Frossard, c’est bien de la morale religieuse tirée des Évangiles que tout découle. Sans doute faut-il le dire, car l’étude d’hommes de foi « éclairés » conduit souvent à occulter le premier terme au profit du second.

Deuxième enseignement : si la traite et l’esclavage ont pu être justifiés par un recours aux textes sacrés, ce même recours s’est avéré nécessaire, ensuite, pour les délégitimer. La chose a été quelque peu oubliée en France, comme le souligne en substance Jean-François Zorn, où, plutôt que de parler de Frossard et de Félice, deux protestants, la République semble avoir préféré l’abbé Grégoire (devenu évêque constitutionnel) et Victor Schoelcher (l’agnostique sous-secrétaire d’État de la Seconde République)41. Reste à comprendre comment les mêmes textes ont pu, pendant des siècles, être utilisés afin de légitimer l’esclavage, avant de servir à sa remise en cause. S’agissant de Frossard, il faut à mon sens y voir la rencontre de deux facteurs. Si tout émane de la Providence, comme il semble le souligner, « l’esprit » de réforme et de progrès du xviiie siècle sur lequel il insiste tant en début d’ouvrage ne peut qu’être le signe annonciateur d’un temps nouveau souhaité par Dieu. À ce providentialisme (que l’on retrouve également, en Révolution, chez l’abbé Grégoire42) s’ajoute, comme nous le disions plus haut, l’influence d’une théologie moins spéculative incitant à prendre en compte les affaires du monde. D’où une nouvelle sensibilité43 conduisant à s’engager pour combattre les vices de la société.

Troisième point : pour Frossard, frère en Dieu, l’esclave devait nécessairement devenir frère en droit humain, et donc citoyen. Ce n’est sans doute pas un hasard si, d’emblée, Frossard déclare l’esclavage l’« infraction la plus criminelle des droits de l’homme et du citoyen » (I, 20). La similitude avec le vocabulaire utilisé par les Constituants lui permettra ensuite, en 1792, de solliciter à nouveau l’abolition dans une adresse sans doute tactique au style à première lecture beaucoup plus profane que son ouvrage fondamental44. Elle ne doit pas faire oublier que, pour lui, les droits de l’homme ont été conférés par Dieu, et que c’est en se conformant à son dessein que l’on peut être citoyens dans la cité terrestre. C’est en partie le destin que se choisit le dernier de ses fils, le pasteur Émilien Frossard (1802-1881)45.

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1.La cause des esclaves nègres et des habitants de la Guinée portée au tribunal de la justice, de la religion de la politique, ou histoire de la traite et de l’esclavage des Nègres ; preuves de leur illégitimité, moyens de les abolir sans nuire ni aux colonies ni aux colons. Par M. Frossard, docteur en droit dans l’université d’Oxford, ministre du Saint-Évangile, membre des académies et sociétés d’agriculture de Villefranche, Bourg-en-Bresse, Bath, Manchester ; correspondant de la société royale des sciences de Montpellier ; secrétaire de la société royale d’agriculture de Lyon, Lyon : Aimé de la Roche, 1789, réimpression de l’édition originale, Genève : Slatkine Reprints, 1978.

2.L’une plus profane (la traite est un crime contre lequel on doit lutter pour œuvrer en faveur de la vertu et du progrès), l’autre plus religieuse (elle constitue un péché contre lequel il faut lutter afin de répondre au dessein divin et d’assurer son salut).

3.Sur toutes ces questions, voir Olivier Grenouilleau, La révolution abolitionniste, Paris : Gallimard, 2017.

4.Jean-François Zorn analyse le chapitre II du tome second de Frossard dans une partie de sa conférence du 13 février 2010 à l’Église Réformée d’Auteuil (« Les protestants et l’évangélisation. Quand l’esclavage devient un « empêchement » pour la mission. L’antiesclavagisme chrétien aux xviiie et xixe siècles »). Voir aussi, du même auteur, « Benjamin-Sigismond Frossard et Guillaume de Félice : deux théologiens protestants antiesclavagistes », Études théologiques et religieuses (2004), p. 493-509.

5.Nicolas de Condorcet, Réflexions sur l’esclavage des Nègres par M. Schwartz, pasteur du Saint-Évangile à Bienne, membre de la société économique de B****, Neuchâtel : Société Typographique, 1781.

6.Robert Blanc, Un pasteur du temps des Lumières : Benjamin-Sigismond Frossard (1754-1830), Paris : Honoré Champion / Genève : Slatkine, 2000.

7.Sur toutes ces questions, voir La révolution abolitionniste, op. cit.

8.L’affranchissement des esclaves ne pourra se faire « qu’après que la piété, la morale, la justice auront longtemps lutté contre l’intérêt, la violence et l’oppression » (I, 50-51).

9.Après avoir souligné l’inutilité et les préjudices causés en économie politique par la traite et l’esclavage, Frossard écrit : « l’esclavage est donc un vice politique aussi bien qu’un vice moral » (II, 172). Le libéralisme économique n’est pas, on le sait, sans rapports avec une certaine vision morale du monde, et peut être légitimé par des arguments de nature providentielle (O. Grenouilleau, Et le marché devint roi. Essai sur l’éthique du capitalisme, Paris : Flammarion, 2013, p. 97-158). Mais les combinaisons d’un Smith ne sont pas celles d’un Frossard.

10. « La piraterie contribua plus puissamment encore que les vicissitudes de la fortune, l’inconduite ou la guerre, à l’établissement de l’esclavage parmi les anciens. Cet usage [… ] devint bientôt universel ». Les enlèvements de personnes s’effectuaient en mer, sur les côtes et parfois loin à l’intérieur des terres. « On retrouve en Guinée ces deux genres de piraterie » (I, 79-80). Ou encore : « Voilà donc la piraterie des Anciens renouvelée » (I, 120). Voir aussi II, 13-16.

11.Sur l’utilisation de la majuscule à « Nègre » comme signe d’engagement abolitionniste, voir Serge Daget, « Les mots esclave, nègre, noir et les jugements de valeur sur la traite négrière dans la littérature abolitionniste française de 1770 à 1845 », Revue Française d’Histoire d’Outre-Mer 221 (1973), p. 511-548.

12.Frossard indique qu’ayant passé le cap Bojador, il serait le premier à avoir capturé des esclaves nègres, en 1434. Mais c’est Gil Eanes qui franchit le cap à cette date et les premiers esclaves capturés sont plutôt maures. La première véritable cargaison d’esclaves de « Guinée » arrive à Lagos, en 1444, avec Gomes Eanes de Zurara.

13. « C’est que les Rois ne voient souvent les objets qu’à travers les verres qui en changent la forme. On aura dépeint à Elizabeth les Nègres comme des sauvages dangereux [… ] stupides, indolents, sans lois, sans gouvernement, sans morale, s’exterminant les uns les autres, mangeant ceux dont la guerre respecte la vie. On aura séduit son cœur, en représentant comme un acte d’humanité [… le fait de] les conduire dans des contrées fertiles pour les y établir sous l’appui des lois et des mœurs publiques ». Seul un « motif spécieux » (la perspective de sauver des âmes de l’« esclavage du péché ») a « pu engager Louis XIII » à accepter la traite (I, 132-133).

14.Voir I, 226. La description de l’arrivée d’un navire négrier sur les côtes d’Afrique est très proche de celle décrite par Clarkson dans un texte de 1821 (Michel Erman, Olivier Grenouilleau, Le cri des Africains, Houilles : Manucius, 2009, p. 37). Le rôle des spiritueux dans le proces-sus d’inversion des valeurs en Afrique est également un poncif. Frossard le souligne à diverses reprises (not. I, 204). On le retrouve dans une publication suisse de la fin du xixe siècle (O. Grenouilleau, « L’Afrique explorée et civilisée (1879-1893)… », dans Alexandre Deroche, Eric Gasparin, Martial Mathieu, Droits de l’homme et colonies, Marseille : PU d’Aix-Marseille, 2017, p. 135-145).

15.Cette mortalité des marins estimée par Frossard au quart voire au tiers des équipages (tandis qu’un quart des esclaves périrait lors de la traversée de l’Atlantique) est selon lui imputable essen-tiellement aux mauvais traitements (I, 125, 292-306, 320).

16.Placé entre guillemets par Frossard, comme s’il s’agissait d’une citation (I, 33), ce discours de Las Casas est-il véridique ? Ce qui est sûr est que, dispersées et rapidement éclipsées, les premières critiques de la traite chez des penseurs catholiques se fondent souvent sur l’expérience concrète, sur place, des horreurs de l’esclavage, en liens avec une interprétation personnelle du Nouveau Testament, la mise en avant du message évangélique et christique et la problématique du salut personnel (La révolution abolitionniste, op. cit., p. 65-73).

17.Auteur de A Supplement to the Negro’s and Indian’s Advocate, Londres, 1681.

18. « Il était digne des Quakers de devenir les apôtres de la liberté individuelle et les premiers instruments de l’affranchissement des esclaves » (I, 36). « Si l’Europe adopte dans la suite ce projet bienfaisant, qu’elle n’oublie point que c’est l’Amérique, que ce sont les Quakers qui en ont donné les premiers et le précepte et l’exemple » (I, 49). Rappelons qu’il se passe presque un siècle entre les premières critiques en interne de la traite et de l’esclavage et le refus, par la communauté, de s’adonner à ces pratiques. C’est en 1688 que Francis Daniel Pastorius et trois autres quakers de Germantown présentent une pétition visant à renoncer à la traite et à l’esclavage. C’est vers 1780 que les derniers propriétaires d’esclaves de la communauté la quittent.

19.Marie-Jeanne Rossignol, Bertrand Van Ruymbeke (éd.) : Anthony Benezet, Une histoire de la Guinée, 1771, Paris : Société Française d’Études du xviiie siècle, 2017 ; The Atlantic World of Anthon Benezet (1713-1784) : from French Reformation to North American uaker Antislavery Activism, Leyde : Brill, 2017.

20. « On ne pouvait pas moins attendre d’une classe de citoyens qui sacrifièrent constamment l’intérêt à la vertu ». Devenus « valets », leurs anciens esclaves rendant de meilleurs services, les quakers peuvent alors constater, « contre leur attente », que « leur générosité est devenue pour eux une source de richesses » (I, 36, 46).

21.S’il ne fut pas véritablement abolitionniste, Montesquieu est perçu comme l’un des premiers d’entre eux par les militants de la fin du xviiie siècle (I, 65), et il joua un rôle essentiel dans la délégitimation du système.

22. « La France, dont il va rétablir la splendeur, lui devra encore la gloire de donner cet exemple mémorable aux autres nations maritimes. Il ajoutera à tous ses titres à l’immortalité, celui d’être le libérateur de l’Afrique », le « Sage » qui « aura fondé » en Afrique « l’empire de l’humanité » (I, 66-67).

23.Il en va ainsi de « tous les événements tragiques dont le théâtre est hors de notre vue ». Car « la sensibilité appartient aux organes physiques plus encore qu’aux facultés morales » (I, 13-14). Il est donc nécessaire de porter tout cela « au tribunal de l’opinion publique », d’autant que l’abolition de la traite et l’affranchissement graduel des esclaves « ne peuvent s’opérer sans l’intervention du Gouvernement » (I, 16-17).

24.C’est ainsi que la piraterie a reflué dans les temps anciens (I, 84-85), C’est du fait de leur plus grand « degré de civilisation » que des « peuples » (Égyptiens, Juifs, Athéniens ou Romains des temps de la République) traitèrent dans le passé mieux les esclaves que les autres (I, 93-102).

25.I, 8 ou encore, entre autres I, 6 et : « Le temps soulève tous les jours le voile de la vérité. L’erreur se dissipe devant la philosophie, comme les vapeurs du matin devant l’éclat du soleil. Les abus que les siècles passés avaient consacrés, sont devenus un objet de censure pour le siècle présent » (II, 46-47).

26.Albert O. Hirschman, Les passions et les intérêts. Justifications politiques du capitalisme avant son apogée, Paris : PUF, 1980.

27.La révolution abolitionniste, op. cit., « Je me borne ici à démontrer que l’esclavage est incompatible avec cette Justice générale qui lie toutes les nations ; cette Justice [… ] qui doit être le principe des lois » (Frossard, II, 35).

28.Ses préceptes « ne tendent-ils pas tous à établir un équilibre parfait entre l’intérêt particulier et l’intérêt général [… ] ne nous engagent-ils pas à préférer la prospérité publique à notre avantage individuel – Tel est le but spécial de l’Évangile. Il cherche à former une sainte union entre les hommes » (II, 121-122).

29.A propos du droit naturel : « c’est Dieu lui-même qui en a semé dans tous les cœurs le précieux germe ». Tout « attentat » à la liberté des hommes est donc le « signal de tous les crimes » (II, 8-9).

30.Frossard se distingue ainsi des stoïciens et de nombre de Pères de l’Église du moyen âge voyant dans l’esclavage une conséquence de l’inégalité dans la nature provenant du péché (O. Grenouilleau, Qu’est-ce que l’esclavage ?, Paris : Gallimard, 2014, p. 29).

31. « Qu’est-ce qui l’a détruit dans le moyen âge ? C’est la charité recommandée dans l’Évangile. Qu’est-ce qui mettra fin à celui des Nègres ? Ce ne sera ni un esprit de nouveauté, ni la philoso-phie du siècle, ni un enthousiasme inconsidéré [… ] ce sera encore la Charité Chrétienne. Elle a substitué une douce tolérance au cruel fanatisme. Elle a rallumé dans tous les cœurs le feu de la bienfaisance » (II, 135-136). Voir aussi, entre autres, I, 103-105, 111-116.

32.Aujourd’hui, écrit Frossard, « les richesses, loin d’être un vice social [… ] deviennent dans la main de la plupart de leurs possesseurs un des canaux par lesquels la Providence répand ses bienfaits sur le genre humain » (I, 8-9).

33.La révolution abolitionniste, op. cit., p. 277.

34.Œuvre du peintre Pierre Rouvier et du graveur Charles-Ange Boily, l’estampe est conservée à Paris, au musée du Quai Branly.

35.L’hommage aux deux personnages s’impose. Comme pour l’édit de tolérance de 1787, seul le roi peut prononcer la fin de la traite. Et aux débuts de la Révolution c’est lui que Mirabeau et Clarkson tentent de convaincre. En se montrant ainsi très bon sujet du roi, le « huguenot » Fros-sard entend par ailleurs souligner les espoirs placés dans le coreligionnaire Necker dont on attend alors la « réformation » de nombre d’abus.

36.De même que le riche et l’opprimé ne seront, au final, pas jugés de la même manière par Dieu (II, 109-110, 123-124) ; l’esclavage pouvant par ailleurs devenir une sorte d’épreuve permettant « de mieux faire éclater la haine pour l’oppression » (I, 366-367).

37.Frossard n’étant pas, en général, opposé à l’existence d’un esclavage pénal non héréditaire (II, 28).

38.S’inspirant d’Alain Badiou (Saint Paul. La fondation de l’universalisme, Paris : PUF, 1997, p. 111-112), Jean-François Zorn voit dans le discours de Paul à Philémon un moyen de désabsolutiser les effets d’une situation inégalitaire entre le maître et l’esclave, « du fait des contreparties » posées à chacun « et de l’appartenance de tous à un maître commun, symboliquement situé dans le ciel » ; sans compter le fait que si le maître a à y perdre, l’esclave ne peut qu’y gagner (conférence à l’ERF, op. cit.).

39.John Coffey, « Tremble Britannia ! Fear, Providence and the Abolition of the Slave Trade, 1758-1807 », English Historical Review, 527 (2012), p. 844-881 ; Nicholas Guyatt, Providence and the Invention of the United States, Cambridge : CUP, 2007 ; O. Grenouilleau, La revolution abolitionniste, op. cit., p. 359-369.

40.Bernard Cottret, Le Christ des Lumières. Jésus de Newton à Voltaire, 1660-1760, Paris : Cerf, 1990.

41. « Benjamin-Sigismond Frossard et Guillaume de Félice », art. cit., p. 508-509.

42.La Révolution elle-même constitue pour Grégoire un signe divin, incitant à l’action « afin d’accomplir les promesses de l’Évangile dans la sphère temporelle » (Caroline et Paul Chopelin, L’obscurantisme et les Lumières. Itinéraire de l’abbé Grégoire, évêque révolutionnaire, Paris : Vendémiaire, 2013, p. 139).

43.Claude Prudhomme, « L’expérience et la conviction contre la tradition ; les Églises chrétiennes et la critique de l’esclavage, 1780-1888 », dans Olivier (Pétré-) Grenouilleau (dir.), Abolir l’esclavage. Un réformisme à l’épreuve (Portugal, France, Suisse, XVIIIe-XIXe siècles), Rennes : PUR, 2008, p. 57-77.

44.Observations sur la Traite des Nègres présentées à la Convention nationale le 12 décembre 1792, Paris : Gueffier, 1793, 32 p. Frossard débute en soulignant le fait que les esclaves nègres sont nos « frères dans l’ordre naturel et social » (p. 2), ce qui peut être perçu comme renvoyant aussi bien à un registre profane que religieux. Puis il établit sa demande sur l’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (p. 3), « axiome politique duquel » tout découle. Reprenant pour l’essentiel une démonstration puisant aux registres de la sensibilité et de l’intérêt, il développe ensuite l’idée d’une traite assimilable à de la piraterie. Enfin, il termine avec un certain pragmatisme : abolir la traite permettra d’arracher « jusqu’à la dernière racine de l’aristocratie féodale » ; les heureux législateurs mériteront alors le « titre glorieux de Libérateurs des Deux Mondes » (p. 32).

45.Sans reprendre, cependant, le flambeau antiesclavagiste. « Écrivain fécond » (Michelet), sans doute le premier à penser à une Société de l’histoire du protestantisme français, Émilien est avant tout un « pasteur de montagne », un naturaliste précurseur de la littérature pyrénéenne dont les préoccupations géologiques l’orientent vers les questions de son temps relatives à la Genèse et à la préhistoire (Bertrand Gibert, « Nature et foi protestante au xixe siècle : le pasteur Émilien Frossard en son temps, 1802-1881 », BSHPF 58 (2012), p. 743-769).