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Lire la Bible, explorer la nature

Bernard Palissy et le geste expérimental1

Jérôme Lamy

CNRS – UT2J

Bernard Palissy, artisan potier protestant travaillant en Saintonge au xvie siècle, a développé une œuvre polymorphe, inscrite dans la rupture épistémique de la fin de la Renaissance2. Outre ses techniques concernant la fabrication des émaux, il laisse des ouvrages traitant aussi bien de l’art de reconstituer des grottes que de la chimie. Son profil savant est original à plus d’un titre : ignorant le latin (qui constitue alors la langue de la communauté scientifique), soucieux de travailler à distance des alchimistes, réformé fervent qui périra en 1590 en raison de son appartenance religieuse, il défie les catégories traditionnelles de l’histoire des sciences. C’est d’ailleurs en raison de cette singularité que son travail savant a été diversement apprécié. Les historiens des religions (et plus particulièrement du protestantisme) sont réticents à voir en lui un des premiers animateurs de la révolution scientifique. Frank Lestringant assure ainsi que ses œuvres ne sont « tout au plus que symptômes d’une plus haute science ». Cet auteur ajoute que « le savant de la Renaissance n’est que, de manière lointaine ou métaphorique, l’ancêtre ou le frère aîné du savant d’aujourd’hui ». La « science composite des commencements de l’âge moderne » (mêlant notamment « le néoplatonisme et Luther, l’Évangile et l’alchimie universelle, l’humanisme et la kabbale juive ») offrirait certes un « brassage intellectuel sans précédent », mais Palissy ne pourrait être qu’une « forte individualité » dans un « troupeau des consciences égarées3 ». Les historiens des sciences ont surtout tenté de restituer les recherches et les travaux du céramiste saintongeais dans le temps long des études sur la géologie, en pointant les limites de ses conceptions : c’est ainsi que sa reprise des idées de Jérôme Cardan4 et de Léonard de Vinci est fréquemment soulignée en même temps5 que sa difficulté à penser l’origine organique des fossiles6. Enfin, les historiens des savoirs populaires insistent sur l’« artisanal epistemology7 » de Palissy. Clifford D. Conner décrit sa « carrière » comme l’illustration d’une « vitalité scientifique de l’artisanat qui allait faire si forte impression sur Francis Bacon une génération plus tard8 ». Je propose, dans cet article, de ressaisir les propositions savantes de Palissy à l’aune de sa pratique religieuse protestante. La thèse de Robert K. Merton est bien connue : en puisant dans les discours des membres de la Royal Society au xviie siècle, le sociologue est parvenu à montrer comment le travail de justification et de légitimation de la pratique scientifique était corrélé aux principes éthiques du puritanisme. Il a notamment mis en évidence le fait que « l’exaltation de la raison dans l’éthique puritaine, basée en partie sur l’idée que la raison est un instrument pour lutter contre les passions – conduisit inévitablement à une attitude favorable aux activités qui réclament une rigueur constante de raisonnement9 ». Merton ajoute que, contre le « rationalisme médiéval, la raison devient l’auxiliaire de l’empirisme […]. C’est sur ce point, insiste-t-il, que le puritanisme et le tempérament scientifique présentent l’accord le plus remarquable, car la contribution de la rationalité et de l’empirisme, si évidente dans l’éthique puritaine, forme l’essence de la science moderne10 ». Ces propositions ont été développées et étoffées. Charles Webster, en particulier, a mis en évidence, pour le xviie siècle, l’importance de l’« eschatologie millénariste » et du « renouveau de l’apprentissage11 » dans le déploiement des pratiques savantes.

Cependant, le xvie siècle et les débuts du protestantisme ont moins suscité l’attention des historiens des sciences. Or, il apparaît, dans les textes de Palissy, que l’attitude protestante à l’égard des autorités et de la réduction des intermédiations dans la compréhension du message biblique constitue un point d’appui essentiel pour défendre le geste expérimental. Comment le protestantisme, en construisant une nouvelle perspective sur le monde et sur la façon de déchiffrer la nature, a-t-il participé à l’élaboration d’une pratique scientifique nouvelle, fondée sur l’expérience et la transparence des opérations de connaissance ? Quels liens Palissy noue-t-il entre sa foi et ses différentes expériences pour rendre raison des phénomènes naturels ? Pour appréhender ce moment singulier de l’histoire des sciences où une nouvelle façon de croire vient nourrir une nouvelle façon de connaître (avant que la science ne se sépare complètement du religieux), je propose d’examiner deux grands ensembles de questions qui animent les recherches de Palissy. Il s’agira tout d’abord de comprendre comment le céramiste saintongeais a imaginé son jardin de nature : l’ancrage religieux de l’ordonnancement végétal offre une perspective singulière sur la botanique de Palissy. Ensuite, ce sont les rapports entre l’alchimie et la chimie qui permettront de circonscrire la problématique du secret – celui de la nature comme celui du découvreur. Pour chacune de ces lignes de recherche, je tenterai de restituer la figure de Palissy dans l’espace des positions possibles de son temps12 ; l’enjeu est de saisir tout à la fois les remuements généraux engagés par la Réforme dans la manière de comprendre le monde et de singulariser les pratiques du potier saintongeais. Car c’est bien dans un mouvement général de transformation des catégories de perception de l’univers matériel, social et politique, qu’il convient de replacer Palissy afin de saisir la spécificité d’un geste expérimental encore inchoatif à l’aube de la révolution scientifique.

Un Éden hétérotopique ?

Le jardin botanique constitue l’espace privilégié des expérimentations savantes du xvie siècle13. Né dans l’Italie des cités princières, cette recomposition clôturée de la nature apparaît comme un lieu où se noue le désir d’agrément, les essais botaniques, la quête de performance agricole et la symbolique religieuse. Paula Findlen a bien montré que le jardin botanique renvoyait à la « restauration de l’Éden » comme « la reconstruction de l’Arche et la résolution de Babel14 » correspondaient à l’entreprise des musées des débuts de l’époque moderne. La dimension sotériologique15 de ces lieux de reconstruction de la nature et des éléments qui la constituent est centrale. Elle croise les attentes économiques. Ainsi, Pierre Belon, dans ses Remonstrances sur le default des labours parues en 1558, proposait ainsi un véritable programme agronomique pour le Royaume de France16. Au fondement de son projet, le jardin italien constitue l’espace princeps d’une performance économique appuyée sur le choix raisonné des plantes et des arbres17. Dans l’Angleterre du début de l’époque moderne, le jardin est calqué sur le modèle de l’Éden afin de permettre une domestication de la nature18. Peter Harrison soutient que, dans les représentations spécifiquement protestantes de la nature, le jardin renvoie aussi bien à l’ordonnancement du monde qu’à sa potentielle exploitation19.

La proposition de Bernard Palissy dans sa Recepte véritable prend place au sein d’une tradition déjà très ancrée du jardin-métaphore. Le céramiste saintongeais apporte, cependant, une série de précisions qui permettent de situer plus précisément le rapport qu’il établit entre sa foi réformée et son entreprise botanique. Palissy indique à son lecteur qu’il sait que les « ignorans » lui reprocheront de se hisser à la hauteur d’une « puissance » royale en présentant son jardin idéal. Surtout, il compare son jardin à un livre de médecine dont on peut tirer des enseignements différents selon ce que l’on cherche :

Et puis il faut entendre que tout ainsi qu’un liure de médecine, il y a divers remedes selon les maladies diverses, et un chacun prend selon ce qui luy faut besoin, selon la diversité du mal : aussi en cas pareil, au dessein de mon jardin, aucuns pourront tirer selon leurs portées et commoditez des lieux où ils habiteront20.

C’est donc une logique pratique de recherche individuelle et spécifique qui domine le jardin de Palissy ; il s’agit moins d’une totalité à saisir dans sa cohérence que d’un répertoire de solutions disponibles pour chacun.

La construction du céramiste est une utopie ; il ne l’a jamais érigée et rapporte très exactement les circonstances qui ont suscité en lui ce rêve d’espace botanique. Palissy évoque ainsi les jours qui suivent « les esmotions et guerre civiles », alors qu’il se promène « le long de la prairie de cette ville de Xaintes, pres du fleuve Charante ». Se rappelant les « horribles dangers, desquels Dieu [l’]avoit garenti au temps des tumultes et horribles troubles passez », il entend encore « la voix de certaines vierges, qui estoyent assises sous certaines aubarees, et chantoyent le Pseaume centre quatriesme21 ». Ce psaume mobilise de nombreux éléments de la nature. Dieu y « étend le ciel comme une tente. Il construit sa demeure au-dessus de l’eau, il fait des nuages son char, il s’avance sur les ailes du vent » (Psaume 104, 2-4). Montagnes, vallées, tonnerre, animaux composent le paysage d’une Terre façonnée par Dieu. Mais cette nature est destinée aux usages de l’humanité. Ainsi, Dieu « fait pousser l’herbe pour le bétail et les plantes pour les besoins de l’homme afin que la terre produise de la nourriture » (v. 14). La munificence divine, qui permet aux animaux et aux hommes de manger (v. 28), est une première étape pour que soient produits le vin, l’huile et le pain (v. 15). L’effort des êtres humains réside précisément dans le travail de la matière naturelle créée par Dieu, dans l’exploitation des bienfaits de la terre et de ses produits. Ce psaume consonne avec l’ambition calviniste d’un « jugement, libre dans son pragmatisme et spontanément utilitariste22 ». Le jardin dont rêve Palissy s’inspire de cet appel à exploiter les ressources naturelles par le travail23. Mais ceci ne peut avoir lieu sans un recours aux savoirs spécialisés. Palissy insiste :

La Philosophie naturelle est requise aux agriculteurs […] les actes ignorans que je voy tous les jours commettre en l’art d’agriculture, m’ont causé plusieurs fois me tourmenter en mon esprit, et me cholerer en ma seule pensée, parce que je voy qu’un chacun tasche à s’agrandir, et cerche des moyens pour succer la substance de la terre, sans y travailler, et cependant on laisse les pauvres ignares pour le cultivement de la terre, dont s’en ensuit que la terre et ce qu’elle produit est souvent adultérée, et est commise grande violence ès bestes bovines, que Dieu a créées pour le soulagement de l’homme24.

La science de l’agriculture est un moyen de faire fructifier les ressources de la nature ; elle participe de l’effort laborieux pour accomplir totalement le dessein de Dieu. Palissy signale ainsi que Dieu n’a pas créé les entités composant le monde pour qu’elles restent « oisifves25 » ; bien au contraire, elles sont toujours impliquées dans un cycle de renouvellement permanent (comme « les fumiers en terre26 » qui nourrissent le sol).

Mais le souci d’une mise au travail, par les moyens de la science, des bienfaits divins de l’environnement n’est pas le seul objectif du jardin modèle de Palissy. C’est une défense encore plus directe du savoir et de sa capacité émancipatrice qui est promue dans les différentes régions de son ouvrage. Ainsi, les divers cabinets qu’il imagine distribuer aux angles du jardin portent-ils, sur des frises dédiées, des sentences rappelant l’importance de la connaissance dans les activités humaines. Le quatrième cabinet est surmonté de la phrase « Sans sapience, est impossible de plaire à Dieu27 ». Le cabinet vert situé à l’Est porte une mention du livre de l’Ecclésiastique : « Les enfants de Sapience, sont l’Eglise des Justes28 » (Ecclésiastique 3, 1) ; le deuxième cabinet de verdure expose sur son tympan la phrase suivante : « Celuy est malheureux qui rejette Sapience29 » (Livre de la Sagesse 3, 11). Palissy construit un lien discursif entre le travail que les hommes doivent entreprendre pour accomplir l’œuvre naturelle de Dieu et la mobilisation des savoirs. C’est dans la Bible qu’il trouve la justification de ce recours aux connaissances, de ce rappel constant à la sagesse savante. Si l’agronomie est le meilleur moyen de faire advenir les fruits de la terre, la botanique, cette science taxonomique des plantes existantes, sert à décrire la variété de la luxuriance naturelle. Évoquant son rêve de promenade au sein de son jardin, Palissy imagine contempler « les rameaux des vignes, des pois et des voyes30 ». C’est l’occasion pour lui de signaler la justesse du dessein divin : il remarque notamment que ces rameaux

se venoyent lier et attacher, sans plus partir de là, à fin de soustenir les parties de leur debile nature […] ; lors tout esmerveillé de la providence de Dieu, je venois à contempler une authorité, qui est en saint Matthieu, où le Seigneur dit que les oiseaux mesmes ne tomberont point sans son vouloir, et ayant passé plus outre, j’apperceu certaines branches et gittes d’aubelon […] [qui] s’estoyent liees et entortillees plusieurs ensembles et estant ainsi fortifiees et accompagnees l’une de l’autre, elles se dilatoyent au long de certaines branches, pour se consolider encore toutes ensemble, et s’attacher auxdites branches : lors que j’eu apperceu et contemplé une telle chose, je ne trouvay rien meilleur, que de s’employer en l’art d’agriculture, et de glorifier Dieu, et se recognoistre en ses merveilles31.

Dans la lignée d’une pensée calviniste posant l’utilité et le labeur comme principes cardinaux de l’action humaine, Palissy loue l’ingéniosité des formes naturelles, prêtes à servir les volontés des individus. Après avoir contemplé des châtaigniers, des noyers et des amandiers, le potier saintongeais avoue s’être pris de passion pour

le vivant des vivans, qui fait telles choses pour l’utilité et service de l’homme ; lors aussi cela me donnoit occasion de considerer nostre miserable ingratitude et mauvaistié perverse, et de tant plus j’entrois en contemplation en ces choses, d’autant plus j’estois affectionné de suivre l’art d’agriculture […]32.

Dans ses travaux sur l’architecture et la fortification des villes, Palissy revient sur la morphologie adaptée des êtres vivants. Il soutient notamment que « Dieu a donné plus d’industrie és choses foibles, que non pas aux fortes » ; prenant l’exemple du la « coquille du pourpre », il note qu’il possède « un nombre de pointes assez grosses qui estoyent à l’entour de ladite coquille » qui constituent, en somme, les « ballovars33 et defenses, pour la forteresse dudit pourpre ». La nature sert donc l’industrie humaine, mais elle offre également des modèles pour les constructions ; Palissy avoue ainsi ne rien trouver de « meilleur, pour édifier [s]a Ville de forteresse, que de prendre exemple sur la forteresse dudit pourpre34 ».

Le jardin de Palissy n’est pas seulement un espace de démonstration botanique de la puissance de Dieu et de l’implication laborieuse des êtres humains. Il est aussi un territoire politique en tension. En effet, Palissy imagine pouvoir édifier, à côté de cette nature recomposée, « vn Palais, ou amphitheatre de refuge pour recevoir les Chrestiens exilez en temps de persecution35 ». Toutefois, cette intrusion simultanée du religieux et du politique dans l’espace agricole n’est pas sans poser problème. Dans le jeu rhétorique qu’il engage entre « demande » et « responce », Palissy éprouve – littéralement – la possibilité de joindre les exigences d’un « jardin delectable » et celle de rassembler les réformés pourchassés. Mobilisant l’Évangile de saint Matthieu (24, 14), il soutient que l’universalité du discours biblique rend caduque la délimitation d’un refuge protestant36. Dans la réponse à sa propre question, Palissy fait remarquer que le message de Dieu a bien une visée universelle mais qu’il ne sera pas reçu pas tout le monde et que l’exil est perpétuel37.

Comme l’a bien montré Frank Lestringant, Palissy lie le « temporel, par l’exercice de sa vacation, dans les bornes de son art […] et « le spirituel, par la prédication de la Parole38 ». C’est dans la conjugaison de ces deux pratiques que s’accomplit l’œuvre de Dieu. Ramenée sur terre, pliée aux formes d’une pratique quotidienne d’exploitation des bienfaits de la nature, cette parole divine n’est plus un surplomb intimidant. Elle s’insère dans l’ordinaire des activités agricoles et motive, in fine, la réussite économique.

Le jardin de Palissy opère donc une triple intégration : il est conçu à l’image du dessein divin (à savoir dans une nature disponible pour le travail), il suppose une connaissance agricole spécifique (capable de bien saisir les ressources naturelles à exploiter39), il est un territoire politique pour les réfugiés de la réforme. Frank Lestringant souligne que, dans ce jardin, « Palissy répète en miniature le jardin d’Éden et sa paix originelle. Il rétablit une pure transparence entre l’homme et le Créateur […]. Le Livre saint et le livre de la Nature, ces voies jumelles d’accès à la divinité, se confondent dans le mythe d’un jardin situé hors de l’Histoire et de ses désastres récents40 ». La nature recomposée dans le jardin de Palissy tente une sorte de synthèse entre la puissance d’expression de Dieu, la saisie rationnelle des phénomènes naturels et la protection des protestants. Mais déjà, le potier a pointé, dans son propre texte, les limites de la jonction qu’il opère entre ces plans ontologiques. D’abord, il ne conçoit pas Dieu comme l’unique acteur de la transformation de la nature et fait grand cas de l’action humaine. Ensuite, son œuvre jardinière n’est pas purement contemplative, elle vise à déployer les forces industrieuses. Enfin, il doit en passer par une sorte d’exégèse de la validité universelle du message de Dieu pour justifier la protection de ses coreligionnaires. En somme, des fractures apparaissent dans l’ordonnancement logique de son jardin. L’autonomie humaine dans l’appréhension de la nature est motivée par la nécessité du labeur. S’il s’agit bien du dessein divin, il n’en reste pas moins que l’utilité matérielle et économique de l’agriculture ne dépend que de la volonté des hommes. Il est possible de restituer la logique d’autonomie des actions humaines que Palissy paraît prôner en comparant son jardin à ceux de Paul Contant41 et d’Olivier de Serres. Paul Contant est un apothicaire poitevin. Il n’est pas certain qu’il ait été lui-même protestant ; son père, en revanche appartenait à l’Église réformée42. Il rédige, en 1609, un Jardin et cabinet poétique qui présente, sous la forme d’un long poème, ses connaissances botaniques et ses talents de collectionneur. Myriam Marache-Gouraud et Pierre Martin ont noté que, « concernant les plantes du jardin, le poème adopte un ordre qui place en tête du texte de grands arbres, puis des arbrisseaux, pour laisser ensuite la place aux plantes de taille plus modeste. On peut y voir une fidélité au classement par tailles sur le modèle de Théophraste, mais […] il n’est pas interdit de penser que cet ordre répond au […] souci du spectaculaire, tourné aussi bien vers le lecteur que vers le visiteur43 ». Dans cette recherche de la subjugation, l’œuvre de Contant déploie une botanique descriptive ; bien moins fervent dans la célébration du dessein divin que Palissy, l’apothicaire poitevin n’en reste pas moins marqué par la recherche d’une utilité pratique non seulement de ses productions végétales mais aussi de ses recherches curieuses. Il écrit ainsi :

Ie sçau bien que plusieurs soit d’amour soit d’envie

Vont disant hé : Contant tu consume ta vie

A chercher curieux de la terre & des mers,

De l’air mesme & du feu, les animaux diuers ?

Il est vray ; mais pourtant croy, toy qui veux t’enquerre

Des actions d’autruy, que ce soing ne m’atterre,

Ni me faict quitter par vaines passions

De mon Estat chery les occupations.

Ainsi servant au public ainsi que Dieu l’ordonne

De mon Art Tressoigneux, quelque-fois ie me donne

Une heure de relasche ; & par fois au matin

Je visite les fleurs de mon petit Iardin […]44.

Les linéaments d’une science agricole utile aux hommes et consubstantielle à l’œuvre divine, longuement développés chez Palissy, sont ici ramassés en quelques vers. Le Théâtre d’Agriculture et Mesnage des Champs d’Olivier de Serres, paru pour la première fois en 1600, offre un condensé de science botanique mise au service du profit agricole. Dans le chapitre consacré aux « Jardins en général », l’agronome protestant ardéchois assure que « ce sont les Iardinages, qui fournissent l’ornement vtile de nostre Mesnage, innumérables espèces de racines, d’herbes, de fleurs, de fruicts, avec beaucoup de merueille ». Les « largesses de Dieu » sont telles en ce domaine que l’homme découvre « tous les jours de nouuelles plantes ». De Serres ajoute que « Le possesseur d’vn Iardin estoit tenu pour riche homme45 ». Comme l’a bien noté Yvette Quenot, « par le mot jardin […] Olivier de Serres entend quelque chose de plus vaste [que l’œuvre de Palissy], se rapprochant du jardin utilitaire d’un monastère médiéval46 ». Les deux lieux ne sont comparables que dans leur dimension d’agrément47. Surtout, le jardin d’Olivier de Serres a évacué la « catéchèse ». Il ne surligne pas, par des sentences bibliques, un message divin qui devrait éclater aux yeux des visiteurs. Chez l’agronome ardéchois, « le jardin désigne […] essentiellement son propriétaire ; il affirme ainsi le bon goût de ce dernier et l’excellence de son jardinier48 ». La logique politique en tension dans le texte de Palissy a fait place à une sorte de félicité social chez Olivier de Serre, « tout dévoué à son roi, qui seconde de son mieux le désir d’enrichir le pays49 ».

Comparés à d’autres jardins français de savants protestants (ou proches du protestantisme), le lieu imaginé par Palissy amorce une dissociation entre les plans religieux, politiques et agricoles. Son texte maintient encore des points de jonction entre ces ensembles, mais le potier saintongeais a déjà introduit des écarts et des possibilités d’autonomie. Chez Contant et chez de Serres, au début du xviie siècle, les fractures entre les différents plans sont encore plus nettes : le Dieu de l’auteur du Jardin et Cabinet poétique prône l’utilité, mais il n’est plus au centre de la munificence de la nature ; quant à de Serres, il a rompu avec les impératifs politiques du refuge. En somme, le jardin de Palissy s’apparente à une hétérotopie foucaldienne50 : contre-monde dans lequel se réfractent et se retournent les plis de l’ordre social, l’espace botanique du céramiste charentais recompose, en un même mouvement, un idéal savant de connaissance pure, la quête d’une exploitation laborieuse des bienfaits de la nature ainsi que la perspective politique d’une paix religieuse.

Contre les secrets de l’alchimie ?

Dans ses Discours admirables de la nature des eaux et fontaines, Palissy évoque les alchimistes et leur goût du secret. Ses prises de position sont l’occasion, pour lui, de préciser son rapport à la connaissance, aux autorités ainsi qu’à l’expérimentation. En chacun de ces domaines, son positionnement est indexé sur sa foi protestante51. Palissy s’appuie explicitement sur la lecture réformée de la Bible pour justifier sa façon de comprendre et d’expliquer les phénomènes naturels. Ce faisant, il induit un certain nombre de ruptures avec les œuvres occultes de la Renaissance et prend ses distances avec l’idée du secret. Le potier saintongeais précise que, s’il met « la main à la plume », c’est après avoir beaucoup travaillé sur la question de l’alchimie, « non peu en peu de jours, ny en la lecture de divers liures », mais en « anatomizant la matrice de la terre52 ». Ce que Palissy reproche aux alchimistes c’est de ne pas exploiter correctement l’œuvre de Dieu. Il assure ainsi :

Et cuides tu que je sois si mal instruit, que je ne sçache bien que l’or & l’argent & tous autres metaux sont une euvre divine, et que c’est temerairement entrepris contre la gloire de Dieu, de vouloir usurper sur ce qui est de son estat. Or tout ce qui est donné à l’homme de pouvoir faire envers les metaux, c’est d’en tirer les excrements & les purifier & examiner, & en former telles especes de vaisseaux ou monnoyes que bon luy semblera ; & est chose semblable aux cueillettes & cultivement des semences53.

Palissy est subtil dans son développement. Ce qu’il reproche aux alchimistes n’est pas d’expérimenter sur les métaux, c’est de mal expérimenter sur eux. Leurs méthodes sont moins en cause que la philosophie expérimentale dans laquelle ils s’inscrivent. Pour Palissy, ce qu’il importe de faire dans l’observation et l’expérimentation de la nature, c’est de poursuivre et d’achever l’œuvre de Dieu ; non pas de chercher à la détourner ou à la subvertir. Pour bien signaler que l’expérimentation n’est pas en cause, le céramiste explique que

c’est à l’homme seulement de trier le grain d’avec la paille, le son d’avec la farine, & de la farine en faire du pain, & de pressurer les grappes pour en tirer le vin : Mais c’est à Dieu de leur donner le croistre, la saveur & couleur : je di qu’ainsi que l’homme ne peut rien en cest endroit, aussi ne peut-il envers les metaux54.

Le domaine du connaissable admet donc une limite, celle d’une opacité qui n’appartient qu’à Dieu. Et Palissy précise bien qu’il existe des opérations qui ne mènent nulle part précisément parce qu’elles cherchent à violer l’intention divine :

qu’il ne te prenne jamais envie de chercher generation, augmentation ny congelation des metaux : parce aussi que c’est une euvre qui se fait par le commandement de Dieu, invisiblement & par une nature si tresocculte qu’il ne fut jamais donné à homme de le connoistre55.

Le secret divin est de toute façon interdit à l’homme ; il ne peut absolument pas le découvrir. Corrompre les produits de la nature pour retrouver ce plan obscur n’est pas un projet savant. Palissy semble cependant hésiter sur ce point. D’abord parce qu’il ne fixe pas un interdit formel. Il considère que les « gens de biens & grands personnages, qui cherchent tous les jours ces choses, & qui pour rien du monde ne se voudroyent atacher la monnoye : aussi qu’ils ont bien le moyen de s’en passer56 ». Palissy ne s’inquiète guère de ces acharnés de secret alchimique ; il trouve même des vertus souterraines à leur vaine quête :

Je confesse qu’il y a plusieurs seigneurs, gens de bien & grands personnages, qui s’occupent de l’alchimie, & y despendent beaucoup. Laisse les faire : cela les garentist d’un plus grand vice : & puis ils ont du revenu pour approuver ces choses. Quant aux medecins, en cherchant l’alchimie ils apprendront à connoistre les natures : & cela leur servira en leur art : & en ce faisant ils connoistront l’impossibilité de la chose57.

Il n’y a donc aucun danger à vouloir poursuivre un projet alchimique. Le secret divin est tel qu’aucune tentative ne peut le dévoiler. Finalement, ce que Palissy reproche à ceux qui cherchent la transmutation des métaux, c’est de négliger le connaissable déjà présent devant eux. La croissance des plantes, la diversité des matières, la variété des sensations, toutes œuvres de Dieu, sont à disposition pour être mieux comprises et mieux exploitées58. En menant leurs recherches obscures, les alchimistes oublient cette munificence de la nature, offerte à l’investigation savante :

Quant j’ay contemplé les diverses euvres & le bel ordre que Dieu a mis en la terre, je me suis esmerueillé de l’outrecuidance des hommes ; car je voy qu’il y a plusieurs coquilles de poissons lesquelles ont un si beau polissement qu’il n’y a perle au monde si belle59.

Dans sa diatribe contre les alchimistes, Palissy associe donc une impossibilité ontologique de connaître les secrets profonds du divin à une critique du dédain pour l’exubérance de la nature. En cette double prise de position pointe une séparation d’entre le divin et le savant. Le premier se distingue par son impénétrable logique et le second n’a de sens que parce qu’il est un champ d’expérimentation et d’observation quasi-infini. L’alchimie cherche en fait à créer une matérialité autre, à supplanter la nature par une subversion des entités existantes. C’est en ce sens que Palissy rejette ces pratiques. Il assure d’ailleurs faire une claire distinction entre les « distillateurs et tireurs d’essences » qu’il « loue grandement » et dont il estime la « science grandement utile et proufitable » et « ceux qui veulent usurper pour vivre à leur aise un secret que Dieu a réservé à soy, aussi bien comme la puissance de faire vegeter & croistre toutes les plantes & toutes choses. Car c’est Dieu luy mesme qui a jetté la semence des metaux en terre. Et ils veulent entreprendre de faire une euvre qui se fait occultement dans la terre, de laquelle ils ne connoissent ny le moyen ny les matieres, ny par quelle vertu ny comment, ny en combien la chose peut parvenir à sa perfection60 ». L’équipement cognitif et matériel manque aux alchimistes pour comprendre le mystère divin de la Création. L’engendrement des choses et la présence de la nature sont des domaines qui n’appartiennent pas aux hommes. Ceux qui cherchent à transmuter les métaux sont motivés par un gain malhonnête ; il n’est donc pas étonnant que Palissy condamne tout spécialement l’alchimie aurifère dont les produits n’apportent rien à l’homme61. Comme l’a noté Keith Cameron, « Palissy nous fait pénétrer les secrets de la nature mais non point de façon occulte. Pas besoin de cérémonie d’initiation pour suivre sa pensée ni pour comprendre l’implication de ses théories. Il nous expose la pleine puissance d’un homme intelligent face à la nature, face aux mystères de son Dieu62 ».

Dans cette distinction des ordres du connaissable, Palissy prend également ses distances avec certaines autorités savantes. C’est ainsi que Paracelse, référence médicale de la Renaissance, est critiqué pour ses dévoiement alchimiques. Les remèdes à base de métaux, développés par l’auteur des Sept Livres de l’archidoxe magique pour guérir la lèpre, ne convainquent pas Palissy :

Car peut estre qu’apres qu’il a eu trouvé quelque rare medecine, par le moyen des metaux imparfaits, marcassites ou autres simples, il fait accroire que c’est or potable, pour la faire trouver meilleure, & s’en faire mieux payer63.

L’autorité très grande de Paracelse, même si elle est déjà contestée à l’époque64, ne suffit pas pour convaincre Palissy. Le soupçon d’une manipulation dans les résultats et d’une manœuvre pour gagner davantage d’argent minent la réputation des remèdes aurifères du médecin allemand65. Le potier saintongeais se pose ici en nette rupture avec Paracelse ; ce dernier, à l’instar d’Agrippa – gagné par « la renaissance des platonismes et l’influence de la pensée ficinienne », comme l’a noté Jean Céard, ne dédaigne pas l’occulte66. Pour mieux situer la position du potier saintongeais vis-à-vis de Paracelse, on peut comparer son attitude de rejet à celles de savants de la fin du xvie siècle. Owen Hannaway a ainsi mis en évidence les contrastes structuraux entre le laboratoire d’Andreas Libavius, médecin et chimiste protestant, et celui de l’astronome danois Tycho Brahé. Le premier est un ferme opposant à l’hermétisme de Paracelse67. Son laboratoire est inclus au sein de sa maison construite dans un « plain style68 ». Tycho Brahé a, quant à lui, proposé un système planétaire en forme de compromis entre l’antique géocentrisme et les thèses héliocentriques de Copernic. Son observatoire, Uraniborg, est bâti sur l’île de Hven. La bâtisse est imposante et son architecture est totalement organisée par sa vocation de connaissance. Outre l’examen du ciel avec des instruments de grande précision, Tycho Brahé se consacre à la chimie au sein d’un laboratoire situé « in the vaulted basement69 ». Owen Hannaway remarque très justement qu’il existe un continuum paracelsien dans la pratique scientifique de l’astronome danois : « clear leitmotiv runs through Brahe’s chemistry, both cosmological and medical-namely, belief in a correspondence between the powers and effects of phenomena in the heavens and those of things that grow on and under the earth70 ». Tycho Brahé défend l’idée d’une chimie seulement accessible aux cercles aristocratiques. Au contraire, Libavius défend une « civic responsability » dans l’ouverture de son lieu de science. La séparation « between private and public certainly exists, but it is always possible to cross it ; if this were not the case there could be no civil society71 ». On mesure, à l’aune de cette différence dans les arrangements architecturaux, la centralité de la question du secret dans la science du xvie siècle. En prenant position contre les pratiques hermétiques, Palissy adopte un point de vue subtil. Si le secret divin reste de l’ordre de l’inconnaissable pour les hommes, les secrets savants sont d’un autre ordre. Ils prennent place dans l’économie des rapports humains et font donc l’objet d’une attention toute particulière de la part de Palissy. Ainsi concernant « l’art de Terre », c’est-à-dire son activité de potier et de céramiste, il construit un raisonnement en forme de maïeutique. Faisant dialoguer « practique » et « theorique », Palissy commence par interroger la nécessité du secret de fabrication :

Cuides tu qu’un homme de bon jugement vueille ainsi donner les secrets d’un art, qui aura beaucoup cousté à celuy qui l’aura inventé ? Quant à, moy je ne suis deliberé de ce faire que je ne sçache bien souz quel titre72.

Ce à quoi « theorique » répond que celui qui tient « [s]on secret caché » l’emmène « en la fosse », ce qui revient à s’enfermer dans une « fin […] maudite »73. En ce point précis de l’argumentation, Palissy fait intervenir la parabole des talents. Comme l’a montré Frank Lestringant, c’est un topos de l’œuvre du potier : elle est présente dans la dédicace au Maréchal de Montmorency ouvrant la Recepte véritable, ainsi que dans l’adresse au sieur de Pons au début des Discours admirables74. Il s’agit à chaque fois d’assurer la volonté de l’auteur de partager ses connaissances, « en premiers lieu plusieurs beaux secrets de nature, et de l’agriculture […] tendant à fin d’inciter tous les hommes de la terre, à les rendre amateurs de vertu et juste labeur75 ». Lorsqu’il défend sa pratique de potier et de céramiste, Palissy réintroduit cette idée d’une collectivisation des savoirs et des techniques :

il est escrit qu’un chacun selon qu’il a receu des dons de Dieu qu’il en distribue aux autres. Par ainsi je puis conclure que si tu ne me monstres ce que tu sçais de l’art susdit, que tu abuses des dons de Dieu76.

Mais Palissy tempère cette idée d’une circulation sans limite des connaissances et des tours de main. Il distingue donc des pratiques qui lui semblent ne pas toutes relever du même régime de diffusion77 :

Il n’est pas de mon art, ny des secrets d’iceluy comme de plusieurs autre. Je sçay qu’un bon remede contre une peste, ou une autre maladie pernicieuse, ne doit etre celé. Les secrets de l’agriculture ne doyvent estre celez. Les hazards & dangers des navigations ne doyvent estre celez. La parole de Dieu ne doit estre celée. Les sciences qui servent communément à toute la république ne doyvent estre celées. Mais de mon art de terre & de plusieurs autres arts, il n’en est pas ainsi78.

C’est le cas notamment du travail sur le verre ou des « boutons d’esmails » dont les inventeurs sont dépossédés des fruits de leur labeur par « la convoitise du gain, ou l’indigence des personnes79 ». Les « esmailleurs de Limoges », qui n’ont pas « tenu leur invention secrette80 », voient ainsi leur « art » devenir « si vil qu’il leur est difficile de gaigner leur vie au prix qu’ils donnent leur euvres81 ». Les connaissances relatives au bien commun et les savoirs qui servent l’intérêt général82 ne peuvent être tenus secrets. De la même façon, la parole divine n’a de sens que dans une totale transparence. Ce sont les préceptes protestants d’un accomplissement religieux sans intermédiaire83, qui orientent le rapport au monde des réformés. Mais dans le même temps, l’utilitarisme protestant ne peut avoir de sens si ceux qui ont créé et travaillé ne récoltent pas le fruit de ce labeur. Le secret de ces œuvres commerciales est donc légitime, en ce qu’il rend justice à ceux qui disposaient des compétences et du savoir nécessaire à la production de nouveaux objets ou de procédés inédits. Louis Audiat, dans sa biographie de Palissy, voyait, dans cette célébration du secret commercial, une préfiguration des « brevets d’invention » servant « à protéger l’inventeur contre les contrefaçons, et à lui assurer pendant quelques années au moins le fruit de ses labeur, le bénéfice de sa découverte84 ».

Toutefois, Palissy indique les limites de cette rétention d’informations concernant les connaissances pratiques monnayables : la vente de produits ou de remèdes donnés par Dieu dans la nature est une corruption très grave des principes de la sapience partagée. Les apothicaires suscitent l’ire de Palissy. Reprenant les critiques du médecin protestant Sébastien Colin (qui écrit sous le « pseudonyme anagrammatique de Lisset Benancio » une sévère dénonciation des malversations d’apothicaires85), le potier saintongeais remarque que « les Apoticaires vendent la vertu des plantes et drogues que Dieu nous baille gratis, sans cultiver, ce qu’ils ne doivent faire, et […] c’est grandement offencé envers Dieu »86. Il y a donc une grande différence entre celui qui travaille à prolonger l’œuvre divine en observant la nature et en produisant des objets nouveaux et celui qui se contente de prélever dans l’environnement des fruits de la Création déjà mûrs. Si la luxuriance des plantes, des animaux et des minéraux recèle d’infinies possibilités pour une exploitation optimale de leurs potentialités, il revient à l’homme et à sa détermination laborieuse de restituer, par l’observation et l’expérience, ces forces à l’état latent. Palissy insiste :

Regarde les herbes qui sont les plus froides […] croissent en lieux les plus chauds et se y nourrissent. Les chaudes et seiches en l’eau, comme les cressons ; puis il y en croist des froides et seiches comme les capillaires : parquoy tu ne sçaurois iuger qui est la cause, sinon que Dieu a donné ses vertu si occultement que l’homme ne les peut comprendre. Et pour sçavoir quelle vertu elles ont il les faut experimenter par experience87.

Le secret ici est une incitation à la découverte et à la pratique ; il est un aiguillon pour mieux appréhender les phénomènes naturels.

Le geste expérimental de Palissy introduit un certain nombre de ruptures dans la façon de concevoir le rapport savant au monde. D’une part, même s’ils s’articulent dans l’espace clos d’une hétérotopie édénique, la science botanique, le refuge religieux et l’entreprise économique ne relèvent pas du même projet. Ce qui les unit est le labeur humain, capable de prolonger et d’exaucer le dessein de Dieu. Palissy introduit donc des écarts entre les plans religieux, savant et économique. Ce faisant, il imagine la possibilité d’un savoir plus autonome, qui ne se confond pas avec les autres activités humaines. D’autre part, la place du secret est réduite dans la science promue par Palissy. Les savoirs sont ouverts à l’intérêt général ; ils doivent, dans la mesure du possible, ne pas être réservés à quelques initiés. Loin de l’hermétisme des alchimistes, c’est une connaissance partagée que le potier tient à valoriser. Les seuls secrets qui lui paraissent légitimes sont ceux qui protègent la création commerciale. De fait, ces derniers ne relèvent pas d’un intérêt politique ou scientifique supérieur. On mesure donc, à la lecture des œuvres de Palissy, les transformations cruciales qu’il défend dans le rapport aux savoirs. Son geste expérimental, fondé sur un déchiffrement raisonné du monde naturel, défend une lecture sans intermédiaire du dessein divin88. En autonomisant le sujet savant, la foi réformée met à distance la révérence aux autorités. Si celle de Dieu est encore inatteignable, la sécularisation ainsi ébauchée ne cessera d’être poursuivie tout au long de la révolution scientifique. L’assurance d’un monde naturel que l’on peut tout à la fois explorer et expliquer, la séparation des sphères politique, économique et savante, la disqualification partielle du secret organisent les fondements philosophiques d’une modernité savante qui se prolongera par le rejet complet de l’ordre religieux et l’autonomie plus forte encore à l’endroit de toutes les formes de pouvoir. Palissy a participé de ce vaste mouvement d’émancipation par et pour les pratiques savantes ; il l’a fait en se fondant sur les préceptes protestants, qui ont introduit de nouvelles exigences dans la saisie rationnelle du monde.

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1. Texte remanié d’une communication présentée au colloque Spectres de l’érudition (Université de Lausanne, 21-23 mars 2018).

2. Parmi les travaux qui ont contribué à resituer Palissy dans les problématiques savantes du xvie siècle, on consultera avec profit Wallace Kirsop, « The Legend of Bernard Palissy », Ambix 9-3, p. 136-156 et H. R. Thompson, « The Geographical and Geological Observations of Bernard Palissy the Potter », Annals of Science 10-2 (1954), p. 149-165. Palissy a parfois été présenté comme un précurseur dans la théorie de l’absorption des minéraux par les plantes ; Christian Feller a mené une enquête minutieuse montrant qu’il n’en était rien : Christian Feller, « Une fausse rupture ou de l’intérêt du retour aux sources en histoire de l’agronomie : l’exemple de la nutrition minérale des plantes et du “génial” Palissy », in P. Robin, H.-P. Aeschlimann, C. Feller (dir.), Histoire et agronomie : entre ruptures et durée, Paris : IRD Éditions, 2007, p. 181-201.

3. Frank Lestringant, « Bernard Palissy, ou l’inquiétante étrangeté. Le “potier du roi” en son demi-millénaire », BSHPF 155 (2009), p. 771.

4. Pierre Bruniet, « Les premiers linéaments de la science géologique : Agricola, Palissy, George Owen », Revue d’histoire des sciences et de leurs applications 3-1 (1950), p. 73. Pour une perspective plus large encore, voir Robert Halleux, « La littérature géologique française de 1500 à 1650 dans son contexte européen », Revue d’histoire des sciences 35-2 (1982), p. 114, 116s, 119 et 128.

5. Voir par exemple Gabriel Gohau, Une histoire de la géologie, Paris : Seuil, 1990, p. 42-43.

6. Martin J. S. Rudwick, The Meaning of Fossils : Episodes in the History of Palaeontology, Chicago : The University of Chicago Press, 1976, p. 42.

7. Noam Andrews, « The space of knowledge. Artisanal epistemology and Bernard Palissy », RES. Anthropology and Aestethics, 65-55 (2014-2015), p. 275-288. Voir également Pamela H. Smith, The Body of the Nature Artisan. Art and Experience in the Scientific Revolution, Chicago : The University of Chicago Press, 2004, p. 100-106.

8. Clifford D. Conner, Histoire populaire des sciences, Montreuil : L’Échappée, 2011, p. 292-293.

9. Robert K. Merton, « Le puritanisme, le piétisme et la science », in Jean-François Braustein (éd.), L’histoire des sciences. Méthodes, styles et controverses, Paris : Vrin, 2008, p. 125 (original : « Puritanism, Pietism, and Science », The Sociological Review, XXVIII-1 (1936), p. 1-30.

10. Ibid., p. 125.

11. Charles Webster, The Great Instauration. Science, Medicine and Reform 1626-1640, Londres : Duckworth, 1976, p. 1. Pour une focalisation sur le puritanisme, voir Charles Webster, « Puritanism, Separatism, and Science », in David C. Lindberg, Ronald. L. Numbers (éd.), God & Nature. Historical Essays on the Encounter between Christianity and Science, Berkeley : University of California Press, 1986, p. 192-217.

12. Pierre Bourdieu, « Espace social et genèse des “classes” », Actes de la recherche en sciences sociales 52-53 (1984), p. 3-14.

13. Sur les expériences médiévales du jardin, voir Viviane Huchard, Pascale Bourgain, Le jardin médiéval : un musée imaginaire. Cluny, des textes et des images, un pari, Paris : PUF, 2002.

14. Pamela Findlen, Possessing Nature. Museums, Collecting, and Scientific Culture in Early Modern Italy, Berkeley : University of Chicago Press, 1994, p. 92.

15. Ibid., p. 92.

16. Pierre Belon, Les Remonstrances sur le default des labours & culture des plantes & de la coignoissance d’icelles, Paris : Gilles Corozet, 1558.

17. Je me permets de renvoyer à Jérôme Lamy, « Sur le bord net de l’épistémè ? Les Remonstrances de Pierre Belon et l’économie botanique de la Renaissance, en France et en Italie », in Florent Libral, Fanny Népote (dir.), Œuvres en rupture entre France et Italie. Arts, sciences et lettres (xvie-xviie siècle), Toulouse : Presses Universitaires du Midi, 2018, p. 35-50.

18. Keith Thomas, Dans le jardin de la nature. Les mutations des sensibilités en Angleterre à l’époque moderne (1500-1800), Paris : Gallimard, 1983, p. 19.

19. Peter Harrison, The Bible, Protestantism and the Rise of Natural Science, Cambridge : Cambridge University Press, 1998, p. 238.

20. Bernard Palissy, Recepte véritable par laquelle tous les hommes de la France pourront apprendre à multiplier et augmenter leurs thrésors, in Œuvres complètes, édition présentée et annotée par Keith Cameron, Jean Céard, Marie-Madeleine Fragonard, Marie-Dominique Legrand, Frank Lestringant, Gilbert Schrenck, sous la direction de Marie-Madeleine Fragonard, Paris : Honoré Champion, 2010, p. 102.

21. Ibid., p. 106.

22. Ernst Troeltsch, Protestantisme et modernité, Paris : Gallimard, 1991, p. 106.

23. La thèse de l’utilitarisme protestant permettant une compatibilité entre l’ascétisme de la Réforme et les valeurs du capitalisme a été défendue par Max Weber (L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris : Flammarion, 2002).

24. Bernard Palissy, Recepte véritable, in Œuvres complètes, p. 111.

25. Ibid., p. 132.

26. Ibid., p. 132.

27. Ibid., p. 167.

28. Ibid., p. 175.

29. Ibid., p. 175.

30. Ibid., p. 189. Les « voyes » sont des courges.

31. Ibid., p. 189-190. L’« aubelon » désigne le houblon. 32. Ibid., p. 190.

33. Les boulevards, c’est-à-dire, ici, des « bastions avancés » (Bernard Palissy, Recepte véritable, in Œuvres complètes, p. 229, note 573).

34. Bernard Palissy, « De la ville de forteresse », in Œuvres complètes, p. 229.

35. Bernard Palissy, Recepte véritable, in Œuvres complètes, p. 107.

36. Ibid., p. 107.

37. Ibid., p. 108.

38. Frank Lestringant, « L’Éden et les ténèbres extérieurs. De la Recepte véritable aux Discours admirables », Albineana. Cahiers d’Aubigné 4 (1992), p. 120. Simone De Reyff soutient au contraire que Palissy, dans son projet de « réorientation des mœurs et des valeurs, en ce temps de crise », ne confond pas son jardin terrestre, capable de réguler les oppositions religieuses, avec l’Éden (Simone De Reyff, « De la retraite à la présence au monde : jardins de la Renaissance », Seizième siècle 5 (2009), p. 183-184).

39. Bernard Rivet, « Réflexions sur quelques aspects économiques de l’œuvre de Bernard Palissy », Albineana. Cahiers d’Aubigné 4 (1992), p. 167-180.

40. Frank Lestringant, « Bernard Palissy à Saintes », Albineana. Cahiers d’Aubigné 4 (1992), p. 13.

41. Pour un aperçu de la vie de Paul Contant, voir Russell Ganim, « The Great Chain of Being : Life and Literature in Paul Contant’s Le Jardin, et Cabinet Poétique », Cabinet du dix-septième XV-2 (2014), p. 63-81.

42. Arlette Roy, « La faculté de Poitiers et la Réforme », in Jean Dhombres (dir.), Aventures scientifiques. Savants en Poitou-Charentes du xvie au xxe siècle, Poitiers : Les Éditions de l’Actualité Poitou-Charentes, 1995, p. 62.

43. Myriam Marrache-Gouraud, Pierre Martin, « Introduction », in Paul Contant, Jardin et Cabinet poétique (1609), Rennes : PUR, 2004, p. 20.

44. Paul Contant, Le jardin et cabinet poétique, Poitiers : Antoine Mesnier, 1609, p. 61.

45. Olivier de Serres, Le Théâtre d’agriculture et Mesnage des champs, Paris, Jamet-Métayer, 1600, p. 499.

46. Yvette Quenot, « Du jardin de Bernard Palissy au jardin d’Olivier de Serres », Albineana. Cahiers d’Aubigné 4 (1992), p. 95.

47. Ibid., p. 95.

48. Ibid., p. 100.

49. Ibid., p. 103.

50. Michel Foucault, « Des espaces autres (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967), Architecture, Mouvement, Continuité 5 (octobre 1984), p. 46-69.

51. Marie-Madeleine Fragonard, « Introduction. La carrière de Palissy », in Œuvres complètes, p. 41.

52. Bernard Palissy, Discours admirables de la nature des eaux et des fontaines, in Œuvres complètes, p. 322.

53. Ibid., p. 326.

54. Ibid., p. 326. Jean Céard précise, en note des Œuvres complètes, que l’idée selon laquelle Dieu ordonne aux choses de croître se trouve à la fois chez Paul (1 Cor 3, 6-7) et chez Calvin dans ses Commentaires sur la Genèse (note 22).

55. Ibid., p. 338.

56. Ibid., p. 338.

57. Ibid., p. 338.

58. Ibid., p. 340.

59. Ibid., p. 341-342.

60. Ibid., p. 349.

61. Ibid., p. 375. Voir Jean Céard, « Bernard Palissy et l’alchimie », Albineana. Cahiers d’Aubigné 4 (1993), p. 157.

62. Keith Cameron, « L’originalité de Bernard Palissy », Albineana. Cahiers d’Aubigné 4 (1992), p. 141.

63. Bernard Palissy, Discours admirables de la nature des eaux et des fontaines, in Œuvres complètes, p. 372. Dans la note 16 de cette page des Œuvres complètes, Jean Céard précise bien que la « suspicion » soulevée par Palissy est « alimentée par l’atmosphère de secret dont l’avis “Aux lecteurs” du Demosterion de Le Baillif entoure la médecine de Paracelse ».

64. Didier Kahn, Alchimie et paracelsisme en France à la fin de la Renaissance (1567-1625), Genève : Droz, 2007.

65. C’est aussi l’hermétisme de Paracelse qui rebute Palissy, voir Keith Cameron, « L’originalité de Bernard Palissy », p. 139.

66. Jean Céard, La nature et les prodiges. L’insolite au xvie siècle, en France, Genève : Droz, 1977, p. 342.

67. Owen Hannaway, « Laboratory Design and the Aim of Science : Andreas Libavius versus Tycho Brahe », Isis 77-4 (1986), p. 587.

68. Ibid., p. 590.

69. Ibid., p. 597.

70. Ibid., p. 597.

71. Ibid., p. 599.

72. Keith Cameron, « L’originalité de Bernard Palissy », p. 141.
Bernard Palissy, Discours admirables de la nature des eaux et des fontaines, in Œuvres complètes, p. 479.

73. Ibid., p. 479.

74. Frank Lestringant, « L’Éden et les ténèbres extérieures. De la Recepte véritable aux Discours admirables », p. 121-122. Sur la parabole des talents, voir également Simone De Reyff, « De la retraite à la présence au monde : jardins de la Renaissance », p. 179.

75. Bernard Palissy, Recepte véritable, in Œuvres complètes, p. 90.

76. Bernard Palissy, Discours admirables de la nature des eaux et des fontaines, in Œuvres complètes, p. 479. Dans la note 3 de cette page des Œuvres complètes, Jean Céard souligne que « le devoir d’enseigner est très étroitement associé à l’utilité collective (agriculture, nourriture, remède, salut), que Pratique oppose à l’art, au luxe, aux “gentilles inventions”, qui restent des exceptions à toutes les lois communes ».

77. Voir sur ce point Pamela O. Long, Openness, Secrecy, Authorship. Technial Arts and the Culture of Knowledge from Antiquity to the Renaissance, Baltimore : The Johns Hopkins University Press, 2001, p. 242-243.

78. Bernard Palissy, Discours admirables de la nature des eaux et des fontaines, in Œuvres complètes, p. 480.

79. Ibid., p. 481.

80. Ibid., p. 481.

81. Ibid., p. 481.

82. Keith Cameron, « L’originalité de Bernard Palissy », p. 136. Je me permets également de renvoyer à Jérôme Lamy, « Des sciences par et pour le gouvernement. Sur le régime régulatoire des sciences contemporaines », Sociologie et Société, vol. XLVII-2 (2015), p. 287-209 et Id., « L’État et la science. Histoire du régime régulatoire (France, xvie-xxe siècles), Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique 134 (janvier-mars 2017), p. 87-111.

83. Jean Baubérot, Histoire du protestantisme, Paris : PUF, 2010, p. 9.

84. Louis Audiat, Bernard Palissy : étude sur sa vie et ses travaux, Paris : Didier, 1868, p. 101. (La mention est faite par Bernard Rivet, « Réflexions sur quelques aspects économiques de l’œuvre de Bernard Palissy », Albineana. Cahiers d’Aubigné 4 (1992), p. 173.)

85. Claude Longeon, Une province française à la Renaissance. La vie intellectuelle en Forez au xvie siècle, Saint-Étienne : Centre d’Études Foréziennes, 1975, p. 436.

86. Bernard Palissy, Declaration des abus et ignorances, in Œuvres complètes, Paris : J.-J. Dubochet et Cie, 1844, p. 396.

87. Ibid., p. 420.

88. Marie-Madeleine Fragonard note très justement que, dans la façon dont Palissy envisage la nature, la perspective protestante est double : d’une part « la soumission au pouvoir divin », d’autre part, « la certitude de l’élection, c’est-à-dire de l’accès à une lisibilité maximale et euphorique possible. Possible et momentanée, durement gagnée par l’épreuve, mais possible. Et à son tour, cette conception religieuse entre en concurrence formatrice et agonique avec la science » (Marie-Madeleine Fragonard, « Introduction. La carrière de Palissy », in Œuvres complètes, p. 40-41).