Anne Monnier, Le temps des dissertations. Chronique de l’accès des jeunes filles aux études supérieures (Genève, XIXe-XXe siècle)
Genève : Droz, 2018, 359 p.
Ce livre, publication d’une thèse, se compose de deux parties : la première est un historique du système scolaire genevois sur deux siècles (1836-2004). C’est celle qui nous intéressera. La seconde, plus didactique, s’attache à mettre en lumière le rôle et la fonction qu’a joué la dissertation dans l’institutionnalisation du français dans le secondaire genevois, en tenant compte des publics d’élèves différents et des mutations dans le mode d’enseignement.
La dissertation a été pendant des décennies l’exercice majeur de l’enseignement français, (même si, depuis une cinquantaine d’années, elle est souvent remise en cause), et les Genevois l’ont adoptée comme contrepoids à l’omniprésence du latin. Ce livre permet de comparer l’évolution de l’enseignement à Genève et en France, les contextes politique et religieux étant très différents, malgré la proximité géographique. La première particularité du système genevois, c’est qu’en Suisse romande, ce sont les professeurs en place qui sont chargés de la rédaction des programmes. La place éminente de la dissertation en français est donc le choix des enseignants, et cela dans un pays multilingue. Cet exercice a son origine dans les écoles secondaires de jeunes filles qui pratiquent un enseignement moderne, sans latin, « chapeauté par la dissertation ». Comme Françoise Mayeur l’a montré pour la France, la mise en place d’un enseignement moderne pour les filles a joué un rôle précurseur, modèle, dans sa mise en place pour les garçons, et ainsi a rendu plus simple l’adoption, à Genève, de la mixité scolaire en 1969. Jusqu’à cette date, garçons et filles étaient scolarisés dans des institutions secondaires différentes, sur des programmes différents.
Le Collège de Genève a été fondé par Calvin en 1559 et il donne aux garçons un enseignement secondaire. Il est mixte depuis 1969. À Genève, comme en France, au xixe siècle, l’enseignement secondaire des jeunes filles ne concerne que les milieux privilégiés, soit dans les familles, soit dans des institutions privées spécifiques. En 1836, le Collège ouvre, à côté de la filière classique, des classes françaises où le français remplace le latin et où sont introduites de nouvelles matières : mathématiques, géométrie pratique, géographie, allemand… Ces classes « modernes » débouchent sur une école industrielle. Pour les filles, il faut attendre l’arrivée au pouvoir des radicaux, en 1846. Avec eux, l’école est laïcisée, l’enseignement de la religion devient facultatif, et réduit à une heure par semaine. La gratuité est instaurée dans le primaire. L’enseignement secondaire est plus largement ouvert, notamment pour les filles avec la création, en 1847, de l’ESJF, École secondaire pour les jeunes filles. Les études durent quatre ans (de 11 à 15 ans), modernes évidemment, et pratiques, dans le but de former des mères instruites et éventuellement des collaboratrices de leur mari (au comptoir ou au magasin). Cette école imite celle de Berne et va, à son tour, servir de modèle à Camille Sée quand, en 1880, il fera voter en France la loi sur les lycées de jeunes filles. Mais à Genève, au début, les professeurs sont des hommes, les maîtresses n’étant chargées que des matières spécifiquement féminines. L’accès des femmes au rang de professeur devra attendre.
La loi de 1872 amène des nouveautés pour les jeunes filles. Deux nouvelles institutions secondaires sont créées : une école pratique complémentaire au primaire ; et une autre destinée à la partie rurale du canton, mixte dans les programmes mais non dans les locaux, le matin étant réservé aux garçons et l’après-midi aux filles. Cette même loi officialise un degré supérieur à l’ESJF qui devient ainsi ESSJF (École secondaire et supérieure de jeunes filles), de deux ans, introduisant de nouvelles matières. La loi ouvre aussi l’université aux femmes, mais, aucune école ne les y préparant, ce sont surtout des jeunes filles de l’est de l’Europe qui arrivent, notamment pour des études médicales.
La loi de 1886 fixe l’instruction obligatoire de 6 à 15 ans (en France, en 1936, on arrive à 14 ans…), ce qui fait accéder tous les élèves à l’enseignement secondaire, selon une stricte méritocratie par examens. Le niveau de formation des enseignants est fixé. Le Collège est réorganisé ; le français vient désormais en premier, avant le latin ; l’allemand est en troisième position. À partir de 15 ans, le Collège supérieur est subdivisé en quatre sections, classiques ou pratiques. Cette même année 1886 voit entrer la dissertation comme clef de voûte du système, épreuve certificative en français pour la maturité, qui permet l’accès à l’université. Cette même loi institue une école professionnelle qui permet aux garçons, sortant du primaire, entre 13 et 15 ans, d’entrer soit dans la section technique du Collège (qui mène au Polytechnicum), soit dans une des écoles professionnelles, telles les écoles d’horlogerie et des Beaux-Arts. Cette nouvelle école professionnelle donne un enseignement général en première année et spécialisé pour les deux autres. Quant aux filles, elles auront aussi une école : ce sera l’école professionnelle ménagère (EPM). En fait, c’est une école de culture générale qui complète l’instruction primaire tout en proposant un enseignement ménager qui occupe un tiers du temps. Bientôt des formations professionnelles spécifiques sont ajoutées. Ainsi s’est mis en place l’enseignement secondaire à Genève, avec ses institutions hiérarchisées, ayant chacune son public d’élèves.
Depuis le début du xxe siècle, des jeunes filles viennent au Collège pour les deux dernières années, afin de préparer la maturité. Mais le Collège se plaignant de ces perturbations, en 1922, c’est l’ESSJF qui va les y préparer et délivrer le diplôme. Désormais « l’État de Genève a réellement établi l’égalité des sexes devant l’instruction publique », dit-on. En fait, cela est inexact. Les jeunes filles de l’EPM n’ont pas accès aux filières supérieures de l’ESSJF, et les débouchés professionnels des garçons sont bien plus nombreux que ceux des filles. Néanmoins l’essentiel est acquis.
En 1940, un pas est fait vers la mixité dans plusieurs institutions du secondaire supérieur, au moins celle des programmes, un pas de plus vers la démocratisation grâce à au système de bourses plus ouvert, et grâce à un système de passerelles entre les différents niveaux et institutions. Au lendemain de la guerre se pose la nécessité d’une démocratisation accrue, une ouverture plus large que celle que prévoit, avec ses examens, la méritocratie. Derrière l’histoire de la mixité scolaire va se jouer, à partir des années 1950, la question de l’égalité entre les hommes et les femmes dans la société, en particulier sur le plan de la citoyenneté. En 1959, les cantons suisses romands de Vaud et de Neuchâtel accordent le droit de vote aux femmes sur le plan cantonal ; Genève suit en 1960. Au niveau fédéral, ce sera en 1971. Vaud introduit la mixité dans l’enseignement secondaire inférieur en 1955. Pour Genève, c’est en 1962, en réunissant l’enseignement secondaire inférieur, obligatoire pour les élèves de 12 à 15 ans, dans une même institution, dans un cycle d’orientation, que s’introduit par étapes la mixité. Dans les programmes, pour la première fois, mathématiques et sciences sont à égalité avec le latin. Avant que la mixité généralisée ne soit instaurée en 1969, la loi de 1966 décide la gratuité des écoles secondaires supérieures et de l’Université. La mixité décidée en 1969 entraîne la fusion de l’ESSJF et du Collège et la disparition des spécificités féminines (dactylographie, hygiène, économie domestique…). L’école professionnelle ménagère disparaît aussi. Une section biologie permet d’accéder aux études paramédicales.
Pour traduire dans les institutions cette volonté de démocratisation, une loi de 1972 crée l’ECG (École de culture générale). Un système basé sur une logique d’orientation continue remplace une logique de sélection. Alors qu’en France, à la même époque, c’est le collège unique qui est mis en place, à Genève cela existe depuis 1886, et c’est au niveau « supérieur » (lycée) qu’il s’organise. Pour cela sont prévus des cours de soutien et de rattrapage si le niveau nécessaire n’a pas été acquis pendant la scolarité obligatoire. Les options proposées sont nombreuses et, nouveauté, ce sont les élèves qui établissent leur propre plan d’études. Le diplôme de cette école ouvre sur des formations tertiaires. Vingt ans après, en 1992, le plan d’études est réécrit de manière à mieux s’adapter au public et aux besoins de la société. Après 2000, trois maturités sont préparées à Genève, celle du Collège (1886), la maturité (professionnelle (1996), la maturité spécialisée (2000), mais seule celle du Collège permet d’entrer à l’Université.
Cette histoire de l’enseignement secondaire à Genève, comparée à celle de la France, montre à la fois des parallélismes et des différences. Genève se révèle plus en avance que la France en ce qui concerne la laïcisation de l’enseignement et la gratuité du primaire dès 1846, soit plus de trente ans avant Jules Ferry. Plus précoce aussi en instituant, en 1847, un enseignement secondaire féminin, rendu gratuit en deux temps, 1886 et 1966. En avance encore en ouvrant aux femmes l’université en 1872, mais en retard pour sa gratuité. En avance par la création de nombreuses écoles professionnelles qui joignent à la culture générale une solide formation technique, ce qui traduit dans ce domaine une influence germanique. Mais, dans les deux pays, on trouve des débats comparables, des conservateurs s’opposant aux changements, que ce soit contre l’introduction d’un enseignement « moderne » qui rogne sur les humanités gréco-latines, ou qui estiment que « l’instruction des femmes n’est pas seulement fondée sur les droits des femmes, elle est aussi subordonnée à d’autres fins : la famille, les hommes, les enfants. »
Gabrielle Cadier-Rey