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Sarah Grimké, Lettres sur l’égalité des sexes.

Introduction, traduction et notes par Michel Grandjean, Genève : Labor et Fides, 2016, 278 p.

Entre 1820 et 1840, la population des Étas-Unis double et le pays connaît une floraison de mouvements de réforme sociale, politique, religieuse, morale, où les femmes jouent un grand rôle par l’intermédiaire des sociétés caritatives qu’elles animent. Plusieurs de ces sociétés féminines, en Nouvelle-Angleterre, sont antiesclavagistes et elles organisent une première convention, en 1837, à New York. C’est quelques mois plus tard que paraît le livre de Sarah Grimké, réunion de quinze articles qu’elle a publiés dans le New England Spectator. Mais ce livre va bien plus loin que le combat antiesclavagiste, c’est une prise de conscience de l’infériorité sociale des femmes, qui n’ont guère plus de droits que n’en ont les esclaves.

Sarah Grimké (1792-1873) et sa sœur Angelina (1805-1879) sont nées à Charleston (Caroline du Sud) dans une famille épiscopalienne esclavagiste. Sarah, très jeune, souffre de cette situation et, malgré l’interdiction, apprend à lire à la jeune esclave qui lui est attachée. Elle s’instruit grâce aux livres et à l’aide de son frère Thomas (1786-1834). Elle rejoint en 1819 la Société des Amis (Quakers) puis va s’installer, avec sa sœur Angelina, à Philadelphie, la Pennsylvanie étant un état non esclavagiste. Elles adoptent les idées des Quakers, leur idéal d’humilité, leur boycott des produits du Sud (Free Produce) et elles apprécient la place qu’ils font aux femmes, jusque dans l’Église puisqu’ils ont une pasteure, Lucretia Mott. Mais cette fascination ne dure pas : en 1838, les deux sœurs sont exclues ; elles se sont en effet offusquées que les Quakers pratiquent, dans leurs réunions, la ségrégation, en ne mêlant pas Blancs et Noirs. Désormais elles revendiquent leur liberté à l’égard de la religion et prônent la libre interprétation de la Bible. Les femmes ne sont pas seules à combattre l’esclavage. Des hommes s’y consacrent aussi, comme William Garrisson qui a créé pour cela un journal, The Liberator, qui dure de 1831 à 1865. Il demande aux deux sœurs de venir faire des conférences. Parallèlement, elles écrivent un grand nombre de brochures, recourant souvent à des arguments théologiques, pour répondre aux pasteurs du Sud qui trouvent des justifications bibliques à l’esclavage. C’est dans ce contexte que Sarah rédige les Lettres sur l’égalité des sexes. Après cette publication, les deux sœurs renoncent peu à peu à tout engagement militant.

Les deux premières lettres se réfèrent à la Bible, seule autorité et où il n’est nulle part, écrit Sarah Grimké, question de la domination de l’homme sur l’homme (esclavage), ni de l’homme sur la femme, sauf par la force physique. Sarah analyse d’abord la Genèse, le récit de la Création, l’histoire de Noé, et déclare ne trouver nulle part le fondement d’une inégalité. La troisième lettre est une réponse à la lettre pastorale de l’Association générale des pasteurs du Massachusetts pour qui les conférences des deux sœurs sont insupportables, et qui défendent paternalisme, cléricalisme et traditionalisme. Elle y revient dans la quatrième, montrant que Jésus, dans le Sermon sur la montagne, s’est adressé à tous, femmes comme hommes. Les lettres suivantes (5, 6 et 7) démontrent que partout dans le monde les femmes sont traitées en inférieures. La huitième revient sur la condition des femmes aux États-Unis. Elle décrit de façon mordante les ravages de l’inégalité des sexes dans la vie quotidienne, les salaires, le manque de respect. Elle dénonce même ces hommes violeurs de leurs esclaves et qui ensuite vendent leurs propres enfants. Dans les lettres 9 et 10, en montrant que les conceptions que l’on a des rôles masculins et féminins varient en fonction des époques et des pays, Sarah amorce (sans en avoir conscience) la distinction entre le sexe, donnée biologique, et le genre, donnée sociale, construite. Les femmes ne sont ni moins intelligentes, ni moins courageuses que les hommes, mais c’est le regard, l’opinion que l’on en a qui les définissent. Dans la onzième lettre, elle dénonce l’habillement comme une forme d’aliénation des femmes, les détournant des choses importantes. Les lettres 12 à 15 envisagent la situation juridique des femmes qui sont dépouillées de toute existence légale en se mariant ; leur être est alors « absorbé par le maître » comme il l’est pour les esclaves. Pas plus que l’esclave, la femme ne peut intenter une action juridique ou faire des études. Dans la quatorzième lettre, Sarah revient sur un sujet qui lui tient à cœur : la femme doit absolument pouvoir devenir pasteur. Elle a conscience qu’elle se bat contre les préjugés les plus tenaces. Ses arguments : les pasteurs sont les descendants des prophètes de l’Ancien Testament ; or il y avait des prophétesses ; donc rien ne s’oppose au pastorat féminin. Alors pourquoi Paul (1 Corinthiens 14) interdit-il aux femmes de parler ? Tout simplement parce qu’il ne supporte pas les bavardages ! surtout qu’un peu plus loin, il parle des prophétesses (qui doivent se couvrir la tête). Enfin (lettre 15) Sarah écrit qu’il ne faut pas parler de droits de l’homme mais de droits humains ; que la femme a un rôle essentiel à jouer dans les réformes dont la société a besoin et qu’à ce titre, elle doit pouvoir se former pour travailler.

Ces quinze Lettres sont suivies de quatre Annexes, dont deux d’Angelina qui reprend les arguments de Sarah. Dans une troisième, Sarah affirme que le premier devoir d’une femme est de penser par elle-même, de quitter cette servitude mentale qui lui fait régler sa conduite sur celle des hommes. Et la quatrième est une très curieuse lettre adressée à la reine Victoria, par les deux sœurs qui tutoient la reine, la félicitent pour l’abolition de l’esclavage de 1833 mais lui demandent de supprimer le système de l’apprentissage qui le remplace pour sept années. Cette lettre n’est jamais parvenue à la souveraine.

Sarah Grimké n’est pas la première ; avant elle Mary Wollstonecraft écrivit une Défense des droits de la femme en 1792. Sarah la connaît, mais ne la cite pas à cause de sa réputation sulfureuse. Elle ne semble pas connaître les Français qui ont traité du même sujet, et l’on pense bien sûr à Olympe de Gouges. Sarah Grimké n’est pas allée jusqu’au bout de ses idées ; elle n’avait pas de revendications politiques. Elle n’a pas participé à la Convention de Seneca Falls (1848). Elle n’a pas su imprimer sa marque, elle a été un temps oubliée, mais ces Lettres, avec leurs formules choc, représentent le premier argumentaire cohérent qu’un Américain ait jamais écrit en faveur de l’émancipation des femmes.

Gabrielle Cadier-Rey