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Olivier Christin et Yves Krumenacker (dir.), Les protestants à l’époque moderne. Une approche anthropologique

Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2017, 610 p.

Cet ouvrage rassemble trente-trois études qui ont pour ambition de relire l’histoire du protestantisme – français, mais pas seulement – de l’époque moderne dans une perspective renouvelée. Le but est de dépasser les « grands récits » traditionnels, les paradigmes interprétatifs historiographiques qui ont pendant longtemps façonné une image idéale et idéalisée de ce phénomène historique. Il s’agit donc de revenir sur des questions centrales telles que le rapport entre protestantisme et modernité, de vérifier l’impact de la nouvelle foi sur l’évolution de la croyance vers une conception moins magique et plus intériorisée et rationnelle du fait religieux, ou encore d’établir le lien entre confessionnalisation, discipline des mœurs et contrôle social des comportements. La volonté de réfléchir sur la base de nouvelles sources et de nouvelles approches à ces sujets très débattus n’aboutit toutefois pas à une simplification de la question et ne se limite pas à dépasser les spécificités confessionnelles en insistant sur les points de contact entre protestants et catholiques, comme cela a souvent été fait ces dernières décennies. L’objectif est plutôt de rendre plus complexe l’articulation entre vie sociale et croyances religieuses. Sans nier l’existence d’une identité protestante, les auteurs s’engagent dans un travail commun de réécriture de cette identité, à partir des pratiques concrètes et quotidiennes : une identité qui se construit au jour le jour, au travers de compromis et de choix opérés par les acteurs historiques, en tenant compte de leurs marges de manœuvre et des outils à leur disposition. Le résultat saisissant aboutit à proposer au lecteur un regard de bas en haut, capable de remettre au centre les hommes et les femmes de l’époque moderne. Il est alors frappant de constater le taux d’innovation par rapport aux lectures idéologiques, qui ont longtemps faussé la perspective, d’une prétendue humanité protestante, construite à partir de sources exclusivement normatives. L’étude des pratiques et des comportements des fidèles aussi bien que la relecture de la matérialité de la croyance que l’on retrouve tout au long de l’ouvrage contribuent à restituer la vision du monde des protestants de l’époque moderne et permettent de comprendre concrètement comment ils vivaient, imaginaient, se représentaient et se distinguaient en affichant leur foi dans un contexte de concurrence confessionnelle.

À partir du questionnement anthropologique de sujets très variés, tels que le mariage, la sexualité, la mort, les images, la lecture, l’ouvrage s’intéresse aux bouleversements dans la manière de dormir et de manger, de se vêtir et de parler ; dans tous ces domaines la Réforme produit des transformations – on pourrait même dire des révolutions – qui vont bien au-delà de la simple aspiration à une rénovation de la vie religieuse et se répercutent sur la vie sociale dans son ensemble. Les nombreuses contributions de spécialistes provenant de domaines de recherches différents (historiens, linguistes, théologiens, anthropologues, historiens de l’art…) sont organisées en cinq sections. La première et la deuxième s’intéressent à la culture matérielle (R. Mentzer, A. Nijenhuis-Bescher, M.-C. Pitassi, E. Wetter, P. Meyzie) et à la conception de l’espace des protestants (K. Luria, M.-H. Grintchenko, Y. Krumenacker, L. Daireaux, L. Jalabert) : au travers d’études sur les aspects concrets de la vie religieuse (chants, lectures, choix des langues, pratiques alimentaires), la réflexion se penche sur la construction de l’identité confessionnelle et invite à reconsidérer l’idée reçue d’un protestantisme qui aurait renoncé à l’usage des images et qui se serait caractérisé par l’austérité et la sobriété en matière d’ameublement et de décor des intérieurs. Certes, des différences subsistent avec les catholiques (notamment en ce qui concerne la présence de tableaux à sujet religieux dans les maisons réformées), mais les croyants protestants de l’époque moderne restent avant tout des hommes et des femmes de leur temps, dont les comportements et les goûts souvent ne correspondent pas aux rigoureuses prescriptions et aux attentes des ministres et des pasteurs, et se distinguent difficilement de leurs contemporains catholiques. D’autre part, ils ne renoncent jamais, dans un contexte concurrentiel de paysage urbain biconfessionnel, à marquer leur existence sociale, en s’appropriant l’espace public (rues, temples, cimetières…) et en le sacralisant par la consécration des nouveaux lieux de culte ou la purification des anciennes églises catholiques.

La troisième section est consacrée au « temps protestant » (L. Tuttle, J. Spaans, T. Vant ’t Hof, P.-J. Souriac, J. Foa, A. Landwehr, C. Koslofsky, J. Léonard) : existe-t-il un rapport différent au temps, à la ponctualité, au calendrier dans la communauté réformée ? Les réponses des auteurs, dans leurs variétés et différences, constituent une invitation à embrasser la complexité du phénomène : à la même date, le monde catholique partage avec le monde protestant certaines transformations ; la rupture entre les deux, dans le domaine de la temporalité, apparaît donc incomplète, comme le démontre, entre autres, la réapparition, dans la culture des réformés, d’un nouveau système rituel, qui rythme l’année, les mois et les semaines. Mais, comme le montre Jérémie Foa, le temps et la mémoire peuvent aussi se transformer en des enjeux de conflit et imposer aux acteurs historiques de s’engager dans une bataille de réécriture et de manipulation du passé en vue du présent.

La quatrième partie – « Langue, langage, dispositifs rhétoriques » (T. Debbagi Baranova, C. Plantin, I. Garnier, C. Skupien-Dekens, C. Bernat) – part du constat que la Réforme fut un événement linguistique majeur qui bouleversa les conditions de la prise de parole publique et l’accès aux textes sacrés. Il a existé à partir de la deuxième partie du xvie siècle, nous apprend Isabelle Garnier, une « langue protestante », en quelque sorte héritière de la langue des évangéliques des années vingt et trente, structurée sur la base de marqueurs linguistiques récurrents et bien identifiables (« seul », « l’Éternel », « certes », etc.), et reconnue comme telle par leurs adversaires. Cette langue, qui n’est pas seulement celle de l’invective, se construit, évolue et se fixe au fur et à mesure du durcissement confessionnel et participe à forger une identité protestante dans l’Europe du xvie siècle.

La dernière section s’intéresse aux conséquences de la diffusion de la Réforme sur le corps et sur ses usages sociaux (S. Burghartz, S. Karant-Nunn, A. Eurich, S. Gautier, R. Thomas, C. Grosse, C. Borello, L. Simonutti, A. Serdeczny) : là aussi il n’est pas toujours évident d’apercevoir la rupture nette avec le passé catholique si souvent mise en avant par les spécialistes. Le corps ne disparaît pas chez les protestants, il n’est pas simplement neutralisé, il reste un « objet du discours pastoral » (C. Borello), et surtout un enjeu de pouvoir, même lorsqu’il s’agit d’un cadavre, sur lequel la société – catholique aussi bien que protestante – ne cesse de vouloir exercer et renforcer son contrôle.

Guillaume Alonge