Martin Luther, hier et aujourd’hui
Marc Lienhard
Professeur à l’Université de Strasbourg
I.
Il y a un siècle, beaucoup en France, mais aussi en Allemagne, associaient Luther au germanisme, à l’œuvre pendant la guerre de 1914-1918. Quand la guerre éclata en 1914, la foule rassemblée devant le palais impérial à Berlin n’avait-elle pas entonné son chant « C’est un rempart que notre Dieu » ? Parmi les publications et les prédications, je retiens un titre de 1915 qui fait frémir : « L’épée de l’Allemagne consacrée par Luther » (Wilhelm Walther). On savait tout cela plus ou moins en France. Les protestants français étaient alors sur la défensive : eux qui se réclamaient aussi de Luther pouvaient-ils le faire en bonne conscience s’il était le prophète du germanisme agressif ? Certains auteurs catholiques français n’ont d’ailleurs pas hésité à utiliser cette approche pour discréditer les protestants.
Il était tentant pour certains protestants français d’écarter alors Luther, de relativiser son apport à la Réforme française. Certains ont mis en avant Lefèvre d’Étaples comme source de cette Réforme, d’autres insistaient sur les différences entre Luther et Calvin. Un historien protestant français essaya de sauver la mise en avançant divers arguments pour affirmer que Luther n’était pas un Allemand, mais un Slave. Mais ces différentes approches ont fait long feu. Nous ne pensons plus aujourd’hui que Lefèvre d’Étaples initiait une Réforme protestante et nous ne faisons plus une différence fondamentale entre Luther et Calvin. Il y a cent ans déjà, des auteurs protestants français avaient bien saisi, comme Troeltsch du côté allemand, que Luther n’était pas le promoteur du germanisme, mais témoin d’un Évangile à portée universelle. Henri Monnier montrait ainsi que le Dieu de Luther était celui de la grâce et du pardon. La religion de Luther était intérieure, alors que le germanisme bénissait l’agression. De son côté, Jean Viénot soulignait que Luther avait libéré l’individu et valorisé les droits de la conscience. Le nationalisme allemand, au contraire, était collectiviste et totalitaire.
Mais si méritoires qu’aient été ces publications, elles n’ont pas dissipé les soupçons ni empêché les amalgames entre Luther et le nationalisme allemand, ni encouragé les protestants français à beaucoup s’intéresser à Luther.
Depuis un siècle, notre image de Luther a beaucoup changé. Nombre de ses écrits ont été publiés en français, y compris dans la collection prestigieuse de la Pléiade. À côté des théologiens, des historiens français – à commencer par Lucien Febvre – ont mis en avant la démarche religieuse de Luther. Et même dans l’espace catholique, l’hérétique dépravé, diviseur de la chrétienté qu’était Luther au début du xxe siècle est devenu fréquentable, comme une source d’inspiration et une manière légitime de faire de la théologie.
Alors, qui était Luther ? Que voulait-il ? Qu’a-t-il fait ?
II.
À l’origine, Luther ne s’est pas mis en mouvement pour réformer l’Église de son temps, il n’avait pas de programme et était plutôt pessimiste quant aux chances d’une réformation que, avec d’autres, certes, il appelait de ses vœux. Pendant des années, ce sont deux autres choses qui ont compté pour lui : d’une part la quête personnelle de Dieu et, d’autre part, une lecture incessante et passionnée de la Bible.
La quête de Dieu le conduit au couvent : qui est Dieu, où est Dieu ? Comment le trouver ? Comment être en paix avec lui ? Quel est son vrai visage ? Luther n’est pas le seul à se poser la question, tant les chrétiens de la fin du Moyen Âge sont tourmentés par la peur du Dieu juge et du jugement dans l’Au-delà. La théologie et l’Église de son temps offraient, certes, des remèdes à la peur : selon certains théologiens, l’homme pouvait se préparer à l’obtention de la grâce par ses propres efforts de sanctification. Et il y avait les offres institutionnelles telles que la voie monastique, les indulgences ou toutes sortes de pratiques ascétiques. Luther s’est engagé dans cette voie, mais il n’a pas trouvé la certitude et, face au Dieu juge, il n’a cessé de se demander s’il en avait fait assez.
Et c’est là qu’intervient l’autre aspect de sa démarche : la lecture incessante de l’Écriture sainte. Il la parcourt jour et nuit dans sa vie de moine, il l’enseigne à ses étudiants, il la prêche ; mais il la lit aussi pour lui-même. C’est ainsi qu’il découvre ou redécouvre ce qui va être au cœur de sa foi : le Dieu annoncé par l’Évangile est un Dieu d’amour, un Dieu qui fait grâce. Certes, il est toujours le Dieu saint, le Dieu exigeant et le Dieu mystérieux, mais l’Évangile nous révèle son cœur, son dessein d’amour pour chacun, même quand il fait souffrir ce dernier ou qu’il l’accuse. « Alors, écrira-t-il plus tard, je me sentis renaître et entrer par des portes largement ouvertes au Paradis même ».
Mais voilà que la question de l’Église va se poser avec celle des indulgences, ces remises de peine, moyennant finance, au pénitent qui a confessé ses fautes et reçu l’absolution, mais doit encore se soumettre à des peines pour sa sanctification. Ces remises de peine ne concernaient pas seulement le chrétien individuel en lui conférant, selon Luther, une fausse sécurité et en le dispensant, à tort, de se soumettre aux peines et de suivre Jésus Christ. Luther s’en prend aussi à la prétention de la papauté à disposer des mérites du Christ et des saints et à pouvoir agir sur l’Au-delà. Dès lors, c’est la question de l’Église et de l’autorité dans l’Église qui est posée : à qui appartient l’autorité dernière ? À l’Écriture, affirme Luther qui ne trouve pas de base scripturaire fondant les indulgences. Mais il va plus loin en affirmant que l’Église n’a pas de chef terrestre et que la vérité de l’Évangile est maîtresse aussi du pape. Le seul chef de l’Église est le Christ, présent par l’Évangile annoncé par des témoins qui, ministres de la Parole ou simples fidèles, sont tous prêtres. Et l’Église de Jésus Christ est là où la Parole est annoncée et les sacrements célébrés selon l’Évangile.
III. Ce que Luther a réalisé
Plus d’un tiers de l’Europe occidentale a écouté la voix de Luther et adhéré à son message. Sur le plan proprement religieux, une nouvelle manière de vivre la foi chrétienne de toujours s’est imposée, enracinée dans la Bible, nourrie par la prédication et la célébration des deux sacrements maintenus par Luther, éduquée par les catéchismes et s’exprimant aussi bien par des confessions de foi que par l’engagement quotidien dans le cadre familial et social. Des Églises séparées de Rome ont été mises en place, la messe perdait son caractère sacrificiel, la cène était distribuée sous les deux espèces, le chant de l’assemblée valorisé. Michelet dira : « Quand Luther parut, toute la terre chanta » ! Les différences entre clercs et laïcs étaient abolies, les pasteurs, mariés, étaient intégrés dans la société, les couvents étaient fermés.
Au-delà même des Églises, il faudrait parler de l’impact culturel et sociétal de l’action de Luther. Luther n’a pas seulement contribué à l’émergence de l’allemand moderne, mais son insistance sur la Bible, qu’il a traduite de manière impressionnante, combinée à l’essor de l’imprimerie, a aussi favorisé l’alphabétisation et une scolarisation accrue des enfants. Et n’oublions pas l’impact de la Réforme sur la musique, qui, selon Luther, « chasse le diable ». La ligne qui va de Luther à J. S. Bach est bien connue. Il y a aussi l’impact sociétal, la valorisation de l’individu et de sa conscience, ou encore la distinction entre le domaine spirituel et le domaine temporel, qui mettait un terme à l’emprise de l’Église sur les autorités civiles, mais qui fixait aussi des limites à l’emprise des autorités civiles sur les consciences.
Jean Jaurès n’avait-il pas raison de dire de Luther : « Celui qui renouvelle le ciel rénove la terre » ?
On peut se demander pourquoi Luther a exercé une si grande influence. Il y avait, certes, tout ce qui a pu contribuer à la diffusion de ses idées : l’imprimerie, l’attente de réformes, la volonté d’émancipation des princes ou celle de vastes couches sociales à l’égard de l’emprise de l’Église, le rôle des humanistes.
Mais c’est un petit moine et obscur professeur de théologie aux confins de l’Empire qui a galvanisé les foules, libéré les énergies, revitalisé en quelque sorte le christianisme, initié des démarches et des débats qui se poursuivront à travers les siècles. Et tout cela, il l’a fait par ses écrits. Un tiers de la littérature allemande de l’époque émanait de sa plume et, traduits en d’autres langues, ses écrits ont touché presque toute l’Europe. Ce n’était pas un guerrier ou un homme politique qui a changé l’Europe, mais la parole d’un petit témoin de l’Évangile.
IV. L’homme
Certes, il ne s’agit pas de sacraliser Luther, d’en faire un saint ou un génie. « Qu’on laisse de côté Luther », écrit-il en 1522, « fût-il un coquin ou un saint ». Il était un homme de son temps. Il croyait aux sorcières, il pensait que le soleil tourne autour de la terre et que le monde existe depuis 6 000 ans, il partageait les stéréotypes de son temps : les Italiens sont fins et fourbes, les Allemands querelleurs et buveurs, mais sincères. Et que dire de la violence de ses polémiques ! Lui-même le reconnaissait : « Je ne peux pas nier », écrit-il dans une lettre, « que je suis plus véhément qu’il ne convient » (WA Br 2, 44, 65, n° 255). Et nous n’oublions pas ses écrits violents de 1543 contre les juifs, que nous rejetons aujourd’hui avec force, en pensant aussi à l’usage qu’on a pu en faire entre 1933 et 1945, alors que vingt ans auparavant il avait, dans son écrit de 1523 (Que Jésus Christ est né juif), plaidé pour la solidarité avec les juifs et que beaucoup le considéraient comme un ami des juifs.
Il a connu le doute. En 1521 il écrit : « Combien de fois mon cœur ne s’est-il pas agité et ne m’a-t-il pas dit : es-tu seul sage ? Tous les autres se trompent-ils ? » (WA 8, 482, 32). L’inquiétude, voire le doute, l’envahit aussi quand il est confronté aux défaillances et faiblesses des Églises protestantes. En même temps, quelle foi, quelle certitude ! À plus d’une reprise il proclame : « Je sais que la vraie doctrine et la Parole de Dieu sont là, je veux y demeurer attaché ».
« Il n’y a pas lieu de s’alarmer, de s’agiter ou de s’inquiéter », peut-il dire (WA Br 3, 404, 16 – 405, 20, n° 807), « la tristesse et son agitation, nous voulons la laisser à l’esprit de Carlstadt [un de ses adversaires protestants] […]. C’est l’affaire de Dieu, c’est le souci de Dieu, c’est l’œuvre de Dieu, c’est la victoire de Dieu, c’est la gloire de Dieu. C’est lui qui combattra et qui remportera la victoire, sans nous. Luther a fait ce qu’il devait faire, c’est-à-dire annoncer la Parole, mais par la suite, celle-ci ou plutôt Dieu lui-même a fait son œuvre, quand lui, Luther, dormait ou buvait de la bière avec ses amis ».
Peut-on lui reprocher du subjectivisme quand, pour établir la vérité, il ne s’en remettait qu’à lui-même, à sa conscience ou à sa raison ? On lui a fait ce reproche dans les milieux catholiques, presque jusqu’à nos jours. En fait, il y a pour Luther un vis-à-vis objectif qui est le Christ, annoncé par la Parole de Dieu dans la Bible. Certes, dans son interprétation de la Bible, Luther a fait des choix, mais il a interprété l’Écriture en fonction d’un centre qui est le Christ Sauveur. C’était là une réalité et une vérité qui s’est imposée à lui comme elle s’est imposée à d’autres grands témoins de l’Évangile, tel saint Augustin, par exemple.
Était-il un rebelle, comme on l’affirme quelquefois jusqu’à nos jours ? Résistant, certainement, quand l’institution a voulu le faire taire ou lui imposer une vérité ; rebelle, non, dans la mesure où, dans ses quatre-vingt-quinze thèses, il a posé un certain nombre de questions que même certains de ses adversaires ou des historiens du xxe siècle ont considérées comme légitimes.
Était-il un prophète ? À certains égards oui, mais il écarte le plus souvent ce qualificatif. Il se voyait avant tout comme un docteur en Écriture sainte, un interprète de la Bible. Même s’il connaît la solitude des prophètes, il peut écrire : « Je ne dis pas que je suis un prophète, mais mes adversaires doivent craindre que j’en sois un ! »
V.
Cela dit, il est vrai que cinq siècles nous séparent de Luther. Bien des choses ont changé dans la culture et la société, et aussi dans la théologie.
Après Luther, des sociétés civiles, marquées par des confessions opposées, se sont affrontées en Europe, voire à l’intérieur de certains pays comme la France, les armes à la main. Ce fut ensuite le temps des Lumières, temps de la relativisation par la raison de bien des doctrines traditionnelles, mais aussi temps de la tolérance. Il y eut aussi le piétisme et les Réveils qui plaçaient l’expérience religieuse et la vie pieuse au-dessus des croyances et qui mirent en place des institutions nouvelles telles que les cercles d’édification à l’intérieur des paroisses, et des œuvres et mouvements de type diaconal ou missionnaire. De nouvelles perceptions de la Bible sont apparues, attentives au contexte historique et à la diversité du message biblique, rétives à l’idée d’une interprétation littérale de la Bible.
Le protestantisme des xxe et xxie siècles est marqué par ces divers courants et mouvements. Avec les autres Églises chrétiennes et les autres religions, il est aussi confronté à de nouveaux défis. Il a fait l’expérience des totalitarismes du xxe siècle, puis, plus largement, il fait aujourd’hui l’expérience du grand défi de la sécularisation. Il connaît aussi toutes sortes de renouveaux, religieux et spirituels, mais aussi théologiques. Au début du xxe siècle, une renaissance des études sur Luther a vu le jour. Il y a eu la théologie dialectique initiée par Karl Barth, qui impliquait aussi un certain retour à la Réforme du xvie siècle et aux sources du protestantisme. Rappelons d’autre part l’émergence du mouvement œcuménique qui n’entraîne pas nécessairement une mise en cause des identités particulières, mais qui permet un partage des charismes des diverses Églises, au nom d’un nouveau paradigme, celui de la diversité réconciliée.
Alors que peut nous apporter Luther aujourd’hui ? J’essaie de l’exprimer sous la forme de six thèses (et non 95 !) :
1. C’est d’abord un discours sur Dieu qui porte non sur son en-soi, sur son mystère et sa transcendance, mais sur sa présence dans la personne du Christ et sur ce que cela signifie pour l’être humain.
2. Une vision de l’être humain, engagé certes dans la vie familiale, sociale et politique, mais dont l’humanité ne se réduit pas à ses actes, qui reste humain dans ses échecs et ses fautes, et qui le reste aussi quand il ne peut pas (ou plus) travailler, parce qu’il vit en relation de confiance avec cet Autre que les croyants appellent Dieu. C’est le thème de la justification par la foi et de la liberté chrétienne. Sous peine de s’étioler, cette liberté a besoin d’être portée toujours et encore par une spiritualité.
3. Une présentation de la foi comprise comme décision libre et personnelle qui ne peut pas et ne doit pas être imposée par quelque contrainte que ce soit, mais seulement suscitée par la parole des témoins et nourrie par la méditation du texte biblique.
4. Cette foi se vit à la fois personnellement et dans l’espace communautaire de l’Église. Celle-ci, tout humaine qu’elle soit et marquée par les aléas de l’histoire, est le lieu où la Parole de Dieu est annoncée et l’Évangile transmis. En même temps elle est un lieu confessant, un lieu de partage et de service.
5. À la suite de Luther nous serons attentifs à la distinction entre les deux règnes, c’est-à-dire entre l’espace des réalités humaines, du corps, du droit et des autorités civiles, et d’autre part celui, spirituel, de l’Évangile et de l’Église. Le seul pouvoir de l’Église est celui de la Parole, mais qui concerne aussi l’espace public. Quant à l’État et aux autorités civiles, leur pouvoir ne s’étend pas aux consciences, mais doit permettre le vivre ensemble. Ainsi comprise, cette distinction préfigure la laïcité.
6. Luther nous rappelle que la vocation chrétienne ne se vit pas seulement au couvent ou dans l’Église, mais dans la société. On a pu parler à ce propos d’ascétisme intramondain. « Il n’y a jamais eu de saint qui ne se soit pas occupé d’économie et de politique » (Luther). Ce dernier a souligné que la politique est affaire de raison. Les chrétiens s’efforcent, selon Luther, d’insuffler dans la vie sociale, dans les institutions et dans les comportements, l’amour fruit de la foi et la solidarité avec les plus faibles.