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Confessionnalisations transatlantiques

Les destins contrastés de Bastiaen Jansz Krol, d’Evert Willemsz Bogaert et de Govert Loockermans1

Willem Frijhoff

Université Érasme de Rotterdam

La pratique de la confessionnalisation : réflexions de théorie et de méthode

Dans l’historiographie américaine de la Nouvelle-Néerlande, l’accent est habituellement mis sur les colons établis à demeure, ceux qui ont fondé une dynastie fondatrice, sur leur success-story et sur l’américanisation rapide de leur vie. Mais dans les premières décennies, le va-et-vient entre la colonie et la patrie était encore fréquent, surtout (mais pas seulement) parmi les employés de la Compagnie néerlandaise des Indes Occidentales et les négociants ou leurs agents. Ceux qui rentraient dans leur pays d’origine peuvent nous être aussi utiles pour l’analyse historique de cette société naissante que les colons qui, pour des raisons parfois bien différentes de leur volonté initiale, devaient finalement y rester. À première vue, ces mouvements multiples dans l’espace atlantique s’inscrivent simplement dans les rapports administratifs et commerciaux entre la patrie et la colonie. Toutefois, la dimension religieuse y joue également un rôle, soit pour inciter au départ, comme dans le cas des premiers immigrants des années 1620, pour l’essentiel des protestants wallons, et dans celui des serviteurs de l’Église officielle2, soit dans un deuxième temps pour sceller culturellement le transfert transnational du colon par son insertion dans sa nouvelle communauté et l’appropriation d’une nouvelle identité religieuse.

Cette contribution s’inscrit dans une interrogation commune sur la pertinence de la notion de confessionnalisation dans les domaines d’outre-mer.3 Sous sa plus simple expression, on peut la définir comme une politique commune et consciente d’autorités séculières et religieuses destinée à imposer dans un territoire donné une seule confession institutionnalisée, à lui permettre l’organisation exclusive du culte public et de toute autre manifestation liée au domaine religieux et à promouvoir comme culture partagée de toute la communauté civile les expressions religieuses définies, promulguées et facilitées par cette confession. Cette notion a eu dans le passé beaucoup de succès parce qu’elle a profité d’une position théorique dans l’historiographie qui, rompant avec une histoire de l’Église intra-confessionnelle et souvent partisane, renouait la vie religieuse avec celle de la communauté civile, privilégiait les vues généralisatrices trans-ecclésiales et proposait une relecture de l’histoire socioreligieuse dans la perspective de l’histoire politique et sociale. Cependant, l’irruption récente de l’histoire culturelle, surtout dans sa version

« culturaliste », lui a fait perdre partie de sa pertinence, sinon de sa crédibilité. Cette histoire culturelle, en effet, se concentre davantage sur les pratiques culturelles, les valeurs, rituels et systèmes symboliques qui engendrent, constituent et structurent la communauté de l’intérieur que sur les politiques formulées d’en haut et les institutionnalisations instaurées de l’extérieur.

Dans mes propres travaux, que ce soit à propos des Pays-Bas Nord et Sud, de la France ou de la Nouvelle-Néerlande, j’ai marqué une nette préférence pour une approche autre, disons alternative, plus bottom-up que top-down, plus axée sur la pratique de la confessionnalisation que sur sa mise en œuvre formelle. Ma préférence va au modèle certalien, référant par cet adjectif à Michel de Certeau et à ses prises de positions théoriques sur les pratiques culturelles, par opposition au modèle foucaldien toujours très populaire, voire dominant dans l’historiographie, qui se réfère aux analyses de Michel Foucault sur le rapport entre culture et pouvoir mais tout autant aux grandes thèses d’Antonio Gramsci, de Norbert Elias, de Pierre Bourdieu et d’autres théoriciens de la domination par les élites politiques ou de l’imposition de modèles sociaux et culturels4. Je préfère mettre l’accent sur la nécessité qu’éprouve toute communauté d’embrasser activement une politique proposée pour que celle-ci devienne effective et réussie. Il n’y a pas d’adoption des normes d’en haut sans appropriation, adaptation, voire transformation en fonction des systèmes de valeurs et des représentations, désirs et besoins qui régissent la vie communautaire à sa base. Dans la perspective de Certeau, toute appropriation met en œuvre les tactiques de la vie quotidienne, souvent dotées de leur propre rationalité et d’une visée alternative ou plurielle qui peut trancher sur les intentions, prononcées ou sous-jacentes, de la politique confessionnelle formulée par ceux qui exercent le pouvoir en matière civile ou religieuse. L’image finale, que nous appelons la réalité historique, est toujours le résultat d’une négociation, le plus souvent tacite et souterraine, parfois même à contre-courant des modèles proposés, entre les parties en présence. Il s’agit donc de la définir soigneusement si l’on ne veut pas se méprendre sur le sens du mouvement social et culturel.

Cette approche est, en somme, le complément nécessaire d’une théorie des stratégies et des visions dominantes imposées ou proposées par des autorités, quelles qu’elles soient, et des grandes synthèses formulées par les historiens comme trame des évolutions historiques à grande échelle5. Bien sûr, il ne faut point négliger ou rejeter les visées stratégiques, ou sous-estimer leur poids dans le façonnement collectif de la communauté. Elles fixent des cadres et des conditions pour le travail de la communauté. Mais on doit bien reconnaître que les autorités, et partant les historiens, se jettent de la poudre aux yeux s’ils ne considèrent que les intentions, formules ou récits officiels rédigés ou transmis par les gens en position d’autorité politique, sociale, culturelle, scientifique ou religieuse et s’ils croient que leurs modèles d’analyse partisans ou unilatéraux reflètent tels quels la réalité. Pour la confessionnalisation, ces considérations ont une double importance. Elles suggèrent, d’une part, qu’aucune étude de la confessionnalisation ne saurait se passer d’une analyse de sa réalisation effective dans la communauté, de haut en bas ; d’autre part, que les acteurs dans les tranches intermédiaires du corps social, ceux par qui passent normes et valeurs, qui les transmettent et inculquent et qui négocient leur appropriation, jouent eux aussi un rôle créateur dans le processus d’ensemble.

Pour ce qui est d’une société à texture sociale complexe et nuancée et aux rapports pluriels entre la société civile et les Églises constituées comme celle de la Hollande d’Ancien Régime, cela nous oblige à examiner les processus sociaux avec beaucoup de finesse et de circonspection avant de pouvoir conclure à un processus effectif de confessionnalisation, sans même parler de sa réussite. Dans cette brève présentation je ne saurais donc les traiter avec tout le soin nécessaire. J’aborderai la question par un biais plus pointu, qui correspond à ma position théorique de départ. J’examinerai ici brièvement les destins opposés de deux acteurs qui ont joué un rôle dans la communauté religieuse et civile de la Nouvelle-Néerlande, deux personnages à bien des égards semblables qui répondent au premier des deux cas mentionnés plus haut. Il s’agit du premier consolateur des malades Bastiaen Jansz Krol, qui fut un bref moment directeur de la colonie, et du second pasteur de la Nouvelle-Amsterdam, Evert Willemsz Bogaert (ou Bogardus). Le premier eût pu rester en Nouvelle-Néerlande en tant que commis ou négociant, le second aurait dû repartir, mais pour l’un et l’autre le contraire arriva. Qu’est-ce que cela nous apprend sur les projets de vie des personnes concernées, sur le poids des contextes américano-bataves dans leur destin individuel et sur le rôle de la religion dans la colonie ? Jusqu’à quel point ces parcours de vies reflètent-ils des éléments d’un processus de confessionnalisation reconnaissable et généralisable ? En guise de contrepoint, je terminerai par la brève présentation d’un immigrant qui correspond à l’autre cas évoqué plus haut et incarne un troisième cas de figure, tout en réunissant des éléments des deux autres parcours, le marchand brabançon Govert Loockermans6.

Bastiaen Jansz Krol : le converti évanescent

En 1623, les premiers émigrés arrivèrent dans la colonie de la Nouvelle-Néerlande. L’année suivante, par l’Ordre Provisoire du 24 mars 1624, la Compagnie des Indes Occidentales qui venait d’être créée établit le culte réformé comme seul culte autorisé. Il n’y avait pas encore de structure ecclésiastique en place7. Cependant, l’usage voulait qu’un consolateur des malades, autorisé à accomplir en l’absence d’un pasteur les gestes élémentaires de la vie religieuse par des prières en commun et la lecture de sermons ou de textes dévots, accompagne les navires des compagnies de commerce. Ce tenant d’un office ecclésiastique subalterne – et d’ailleurs mal payé –, agréé par le consistoire mais exigeant peu de formation religieuse, devait assurer l’assistance spirituelle aux marins et aux colons dans les navires au long cours où les maladies étaient quasiment endémiques et les morts fréquentes, mais où il fallait aussi assurer un minimum de service religieux – d’autant que matelots et marins étaient traditionnellement fort pieux, voire superstitieux. C’est ainsi qu’en décembre 1623, peu après le démarrage effectif du travail de la Compagnie des Indes Occidentales et cinq ans avant l’arrivée du premier pasteur à la Nouvelle-Amsterdam en 1628, Bastiaen Jansz Krol reçut, à sa propre demande, mission de la Compagnie pour servir de consolateur des malades dans les Indes Occidentales. Notons tout de suite que Krol était lui-même un converti. Il fut baptisé le 23 février 1616 dans la Nouvelle Église sur le Dam d’Amsterdam, à l’âge de 21 ans. Ses parents, bateliers frisons, selon toute vraisemblance mennonites, avaient rejoint l’Église réformée lorsqu’ils s’étaient établis à Amsterdam, vers 1606. À cette occasion, une des sœurs cadettes de Bastiaen, âgée de deux ans, fut également baptisée dans l’Église réformée, mais Bastiaen lui-même, probablement déjà un apprenti ayant quitté le domicile paternel, attendit sa majorité pour joindre l’Église réformée – un trait de caractère qui atteste de son sens de l’autonomie. J’y reviendrai plus loin.

Il n’est pas sûr qu’il ait consciemment cherché à s’établir en Nouvelle-Néerlande : les Îles Caraïbes étaient très populaires à cette époque. Il y débarqua simplement avec son navire De Eendracht (La Concorde) et devait y rester en raison des besoins des colons qui avaient fait la traversée avec lui. D’ailleurs, avant la fin de l’année il retourna en Hollande pour transmettre leur demande de jouir des services d’un pasteur en titre. Le consistoire trouva cela bien prématuré mais autorisa Krol lui-même à assurer un minimum de rituel, comme un quasi-pasteur : les baptêmes, les mariages, ainsi que la lecture dominicale de l’Écriture Sainte et des sermons de quelques prédicateurs éprouvés. Il a également dû chanter ou jouer de cet instrument de musique à cordes que l’on enregistra en 1645 dans l’inventaire de ses maigres possessions. Cette mission le lia pour de bon à la colonie naissante. Mais sa femme, qu’il avait épousée en 1615 et qui en 1623 avait de lui au moins un fils survivant, venait de tomber enceinte d’un autre enfant après le décès prématuré de plusieurs filles. Comme elle ne l’accompagna pas en Amérique, l’appel du retour à la patrie et à sa famille demeurait fort.

Les employés de la Compagnie étaient nommés pour un terme fixe, trois ans dans le cas de Krol. Ayant achevé le premier terme de son mandat en 1626, il ne sollicite point le renouvellement de son contrat de consolateur des malades mais s’engage sur place dans une fonction purement civile, l’administration des possessions de la Compagnie à Fort Orange, près de l’actuelle ville d’Albany. Simultanément il participe à la traite des fourrures, comme tous ceux qui s’établissaient dans cette région clé du commerce néo-néerlandais. Dès 1629 il se met en outre au service de Kiliaen van Rensselaer, le joaillier fortuné d’Amsterdam qui venait d’obtenir dans cette région l’établissement d’un patroonschap, une immense seigneurie semi-féodale où une colonisation agraire intensive se doublait du commerce des peaux de castor qui faisait la richesse initiale de la colonie8. Krol ne renie point ses devoirs religieux mais il les exerce désormais à un niveau plus bas. Il devient simplement diacre de sa communauté tout en assurant probablement les lectures du dimanche dans ce territoire très éloigné du domicile du seul pasteur de la colonie à la Nouvelle-Amsterdam. Rensselaer, qui lui aussi était un réformé actif, appréciait sa façon de gérer son domaine et les relations harmonieuses qu’il avait su nouer avec la population indigène. C’est sur sa proposition qu’en 1632 Krol est nommé directeur de toute la colonie de la Nouvelle-Néerlande et stationné à la Nouvelle-Amsterdam. Toutefois, cette nomination tombe en pleine crise politique et administrative parmi les directeurs de la Chambre d’Amsterdam de la Compagnie qui était responsable de la Nouvelle-Néerlande. Ceux-ci décident de renouveler la totalité du personnel et, dès la fin de l’année, un autre directeur est expédié à Manhattan accompagné de plusieurs fonctionnaires subalternes. Le premier pasteur, Jonas Michaelius, lui aussi rappelé, est remplacé par Everardus Bogardus, le second personnage de cette présentation.

Krol rentre en Hollande où sa femme l’attend. Elle lui donne un peu plus tard un second fils. Il semble s’être remis au service de Rensselaer tout en entretenant ses liens avec la Compagnie des Indes car en 1638 il traverse à nouveau l’Atlantique pour redevenir commissaire de la Compagnie à Fort Orange, avant de retourner définitivement en Hollande en 1644, peu avant le décès de sa femme. Tout comme il l’avait fait avec elle, il se met alors en ménage avec une autre élue de son cœur, vivant maritalement avant de l’épouser, au grand dam du consistoire réformé qui suspend l’ex-consolateur des malades de la communion jusqu’à ce qu’il se soumette à la discipline ecclésiastique. Il n’eut probablement pas d’autres enfants, mais les deux fils de son premier mariage avaient hérité de son goût pour l’aventure et le Nouveau Monde : Anthony, né en août 1615, a 28 ans en 1643 quand il apparaît dans les sources américaines comme co-propriétaire d’une frégate au nom évocateur de La Garce. Il se livre à la course et au commerce du sucre et des peaux de castor. Tout comme son père, il doit avoir préféré le commerce libre au service contraignant de la Compagnie, car jusqu’à son départ définitif de la colonie en 1649 on le voit faire l’aller-retour entre différentes formules commerciales, enfreignant parfois allègrement les règles de la Compagnie.

Son frère Jan, né en 1634 et de 19 ans son cadet, prend alors la relève : dès 1655, âgé de 21 ans, il s’établit en Nouvelle-Néerlande, se livrant au commerce avec Amsterdam au moins jusqu’en 1657. Jan a probablement été apprenti imprimeur (on possède une gravure politique de sa main datant de sa jeunesse), puis chirurgien de métier puisque c’est en cette dernière qualité qu’il meurt en 1668 à Makassar au service de la Compagnie des Indes Orientales. Bastiaen Jansz lui-même doit avoir continué le négoce selon les occasions et les possibilités qui s’offraient à lui en tant qu’ancien directeur de la colonie. Mais d’après ce que l’on sait de l’état de ses finances et possessions, ce ne fut certainement pas un grand succès financier. Il ne quitte plus son pays natal jusqu’à sa mort en 1674, âgé de 80 ans et dernier des Krol. C’est en tant que consolateur des malades, commissaire de la colonie puis directeur, qu’il avait donné le meilleur de lui-même et atteint une certaine réputation tant parmi les colons que parmi les Amérindiens avec lesquels il s’entendait bien. L’on ne peut s’empêcher de penser que, tout en lui procurant peut-être le bonheur familial, son retour en Hollande amorça une lente mais longue déchéance sociale.

Cette carrière est certainement atypique par rapport aux vies bien tracées des colons qui s’établissaient à demeure dans la colonie en y fondant un foyer et une famille faisant maintenant la fierté de leurs descendants. Si de prime abord elle peut paraître un peu terne, elle s’est tout de même construite sur un fond religieux plus surprenant. Pour proposer ses services comme consolateur des malades, l’ouvrier textile sans éducation savante, voire faiblement alphabétisé, qu’était Krol a dû profiter de plusieurs facteurs l’incitant à un changement d’état religieux, à une forme d’auto-éducation religieuse, et finalement au départ de son pays dans un esprit missionnaire – car, comme il a laissé sa femme à la maison, il a dû prévoir des conditions de vie pénibles parmi les indigènes. Notons tout d’abord qu’il n’est baptisé qu’après son propre mariage, et même après le baptême dans l’Église réformée de son fils aîné, ce qui laisse supposer que ce Frison originaire d’une ville à bonne proportion mennonite était né de parents anabaptistes, tout en épousant plus tard une femme réformée. Par ailleurs, à l’âge de 22 ans, en 1623, l’année même de son examen comme consolateur des malades, il publie à l’attention des réformés orthodoxes un pamphlet rimé intitulé Troost der vromen die in desen tegenwoordigen staet der kercke Gods becommert zijn (Consolation pour les dévots qui s’inquiètent de l’état de l’Église de Dieu dans ce temps troublé). Ce pamphlet contient un vibrant appel anti-catholique. L’on peut donc postuler dans la vie du jeune artisan une forte expérience de conversion qui l’aura motivé à chercher à exercer une fonction ecclésiastique à sa portée et à partir en mission parmi les infidèles, tout en profitant de l’engouement pour le Nouveau Monde suscité par les victoires éclatantes des Hollandais en Amérique (tel le pillage de la flotte espagnole à Cuba par Piet Heyn en 1628, qui rapporta la somme colossale de 12 millions de florins), l’appel de l’aventure et des richesses nouvellement découvertes et la création de la Compagnie des Indes Occidentales (1621, effective en 1623). Une fois arrivé outre-mer, sa ferveur religieuse retombe mais il conserve son sens de l’aventure jusqu’à l’épreuve de la bureaucratie commerciale et de la politique quelque peu véreuse des grands négociants qui l’incite probablement à rentrer chez lui. Krol ne s’est jamais vraiment remis de ses déceptions. Tout comme ses fils, il reste le commerçant autonome aux mœurs libres qu’il était au plus profond de lui-même en dépit des velléités religieuses dont il avait été assailli au moment suprême de la confessionnalisation intensive de la Hollande, dans les années entourant le Synode de Dordrecht.

Evert Willemsz Bogaert : le colon malgré lui

C’est son expérience de conversion, en cette même année 1622/23, que Krol a en commun avec le second personnage de cette analyse, Evert Willemsz Bogaert, ou, comme il s’appelait depuis son passage par l’université de Leyde, Everardus Bogardus. Lui aussi fils d’artisan et formé comme tailleur d’habits dans l’orphelinat de Woerden, Evert Willemsz était cependant issu d’une famille bien réformée, probablement originaire de Flandre et réfugiée en Hollande lors des persécutions à l’époque du roi Philippe II et du duc d’Albe. Son oncle maternel Vincent Meusevoet avait été élevé comme jeune réfugié pour la foi en Angleterre, où il avait été plongé dans le puritanisme naissant ; une fois établi en Hollande et nommé pasteur, il y devient le principal traducteur en néerlandais de traités puritains, en particulier ceux du redoutable théologien William Perkins, et un pilier du courant orthodoxe de l’Église réformée. Son neveu Evert Willemsz, admis avec ses frères et demi-frères à l’orphelinat après les décès successifs de son père, de sa mère et de son beau-père, a dû être inspiré autant par le milieu puritain et les traductions de son oncle pasteur que par l’excitation que les luttes confessionnelles du premier quart du xviie siècle suscitaient dans son pays. Les conflits s’exacerbaient tout particulièrement dans sa petite ville natale, déchirée entre luthériens, arminiens et réformés rigoristes. L’orphelinat municipal géré par des représentants de l’orthodoxie réformée y faisait fonction d’instance de confessionnalisation planifiée.

Intelligent, inventif et d’esprit provocateur, l’adolescent de 15 ans, socialement démuni, est à la recherche d’une place dans la société. Il la trouve tout naturellement dans le ministère sacré, mais pour être en mesure d’atteindre cet objectif il dépend de la petite élite locale qui seule peut lui assurer une bourse d’études. Il doit alors s’imposer comme appelé par Dieu pour cette vocation particulière. Le piétisme puritain de son éducation fournit les cadres lui permettant de légitimer sa demande. Après une longue maladie, traduction en termes physiques de son ambition spirituelle, il est travaillé pendant plusieurs mois par des phénomènes mystiques spectaculaires qui débouchent sur une conversion en profondeur le régénérant, pour employer ses propres termes, comme un « nouvel Adam » et l’un des 144 000 élus de l’Apocalypse. Rapportées dans plusieurs pamphlets, ces expériences mystiques très personnelles le rendent un instant célèbre dans sa ville, puis en Hollande, et même au-delà. À travers elles Dieu parlait lui-même pour justifier les ambitions du jeune homme au saint ministère et de ce fait pour authentifier divinement les prétentions qu’avait sa communauté confessionnelle, celle des réformés orthodoxes, à la conduite de la communauté locale.

Aussi le conseil urbain de Woerden l’autorise-t-il à se préparer au saint ministère à l’université de Leyde. Mais, d’esprit farouchement autonome, il s’éclipse avant la fin des études et s’engage comme consolateur des malades dans une autre colonie, la Côte de Guinée (l’actuel Ghana) avant de revenir en Hollande où, en 1632, il est finalement reconnu apte au saint ministère. Par un nouvel enchaînement de hasards, et aidé par quelques patrons bien placés, il est ensuite envoyé en Nouvelle-Néerlande pour remplacer le premier ministre Jonas Michaelius, arrivé au terme de son mandat tout en étant disgracié pour son attitude rigoriste. Lors de son arrivée à Manhattan au printemps de 1633, Bogardus y croise Krol, sur le point de repartir. Mais par la suite il a dû le rencontrer à plusieurs reprises lors de ses passages à Fort Orange, dont il était formellement le responsable ecclésiastique pendant une dizaine d’années, jusqu’à l’arrivée de son premier collègue, le ministre Johannes Megapolensis, dans le domaine de Rensselaerswyck en 1642. Et qui sait s’il a profité de ses contacts amérindiens pendant les quelques essais que le pasteur fit pour convertir les indigènes ?

Tout comme Krol, Bogardus avait été nommé pour trois ans. S’il ne rentra pas à la fin de cette période, ce fut simplement parce que la communauté était en difficulté et qu’il n’y avait pas de successeur disponible dans l’immédiat. Cependant, jusqu’à la conclusion tragique de sa courte vie en 1647, il exprimait de temps à autre le désir de rentrer en Hollande. Toutefois, à la fin de son deuxième mandat comme ministre au service de la Compagnie, sa situation personnelle avait radicalement changé. En 1638 il s’était marié à la Nouvelle-Amsterdam avec Anna ou Annetgen, une veuve de quelques années son aînée, d’origine norvégienne et de confession luthérienne. Avec sa mère (une sage-femme au service de la Compagnie) et sa sœur cadette Marritgen, Annetgen avait émigré de Norvège vers la Hollande où elle avait vécu une dizaine d’années à Amsterdam. Elle y avait épousé le marin Roelof Jans, lui aussi Norvégien, et avait eu avec lui plusieurs enfants avant de s’embarquer en 1630 avec son mari, leurs enfants, sa mère et sa sœur, ainsi que quelques compatriotes, pour le Nouveau Monde. En raison de sa très nombreuse descendance mais aussi de la lutte pluriséculaire que ses descendants ont menée pour la propriété qu’elle a laissée à sa mort en bordure de la ville de New York et dont la valeur théorique avait considérablement monté au cours du temps, elle est devenue célèbre dans l’histoire de la colonie, puis de l’État de New York, sous son nom néerlandisé d’Anneke Jans. Mais cela est une toute autre histoire9.

Dans la vieille Amsterdam, Annetgen a peut-être servi comme domestique dans la maison de Rensselaer, suivant l’exemple de tant d’autres jeunes Scandinaves en quête d’un avenir meilleur dans la riche Hollande. Cela expliquerait pourquoi le marin Roelof Jans et sa jeune épouse, tous deux d’origine rurale mais sans expérience notable dans la gestion d’un domaine agricole, ont pu mériter la confiance du gestionnaire tatillon et redoutable qu’était le joaillier fortuné Kiliaen van Rensselaer qui les engage en 1630 comme tenanciers d’une des tout premières fermes qu’il fonde à Rensselaerswyck. Ils en sont d’ailleurs expulsés quelques années après, l’un et l’autre pour des raisons peu claires mais qui ne les empêchaient pas de reprendre comme tenanciers, puis d’acquérir comme colons en titre, une ferme de la Compagnie sur l’île de Manhattan, à l’orée du bois au nord de la petite ville (dans l’actuel quartier de Tribeca). Annetgen fait figure de vraie pionnière. Selon toute vraisemblance elle était dotée de cet esprit d’indépendance, d’initiative et d’âpreté au gain qui, initialement, pouvait seul lui assurer une survie acceptable dans ce monde sur-masculinisé, peu amène envers les femmes seules, sans revenu assuré ou sans protection. Ayant hérité de la grosse ferme de son mari précocement décédé, elle se retrouve aussi, à sa mort, mère de leurs cinq enfants âgés de 1 à 11 ans et dont trois étaient nés dans le Nouveau Monde.

Outre la charge financière que leur subsistance commune et l’éducation des enfants imposaient maintenant au pasteur, rien n’incitait sa femme et les enfants de son premier lit à rentrer en Hollande. Ce n’était pas vraiment leur pays d’origine et ils n’y avaient plus de famille. Le retour s’imposait d’autant moins que le pasteur agrandit rapidement la famille en y ajoutant quatre fils de lui-même. Une famille robuste où, contrairement à la plupart des ménages, presque tous les enfants atteindront l’âge adulte, et parfois bien au-delà, et se marieront jeunes dans des familles de colons immigrés au statut social consolidé en Nouvelle-Néerlande. La ferme, que sa femme a appris à gérer depuis près d’une dizaine d’années, et quelques autres possessions que le pasteur lui-même a acquises sur l’Île Longue (Long Island) pour cultiver du tabac ou élever du bétail, constituent à présent un moyen sûr de subsistance, d’autant que la Compagnie est un mauvais payeur notoire, qui doit constamment des arriérés de salaire considérables au pasteur et aux membres de sa parenté, en particulier sa belle-mère la sage-femme et le premier mari d’Annetgen – une des raisons pour lesquelles Bogardus était allé régler ses affaires et celles de ses proches en Hollande en 1647. Insensiblement ces propriétés font du pasteur un vrai colon dont les intérêts personnels et familiaux sont de plus en plus indissolublement liés au Nouveau Monde. En fait, Bogardus devient une figure hybride : mi-colon autonome, mi-employé de la Compagnie.

Son activité en tant que ministre en subit rapidement les conséquences. Dans la guerre contre les tribus indigènes que le directeur Willem Kieft déchaîne au début des années 1640, Bogardus prend le parti des colons qui, tout comme lui, sont menacés par les velléités d’extermination et les atrocités commises de part et d’autre. Plaidant pour une attitude compréhensive et moralement acceptable envers les Amérindiens, il s’oppose énergiquement aux représentants de la Compagnie, à commencer par Kieft lui-même. Leurs rapports s’enveniment rapidement, d’autant que Bogardus, au lieu d’adopter tel quel le schéma habituel des rapports confessionnalisés entre l’Église et l’État, dénonce et récuse sans équivoque du haut de sa chaire, dans l’église du fort, sous l’œil même du directeur, la politique néfaste, les initiatives militaires, la cruauté et l’incompréhension culturelle de celui-ci à l’égard des Amérindiens, tout en défendant le droit inaliénable de l’Église de prescrire les normes du comportement public au sein même de la société civile de la Nouvelle-Néerlande. En 1647, la guerre terminée, Kieft et Bogardus sont rappelés en Hollande pour se justifier devant la Compagnie et défendre leur point de vue devant les États-Généraux. Mais le 27 septembre 1647, âgés d’à peine quarante ans, tous deux se noient malheureusement devant la côte du Pays de Galles dans le mémorable naufrage de leur navire, La Princesse Amélie.

Sur le plan religieux, le directeur Kieft, un célibataire endurci issu d’une ancienne famille négociante d’Amsterdam, apparenté à des régents haut placés en Hollande et lui-même rompu au commerce pendant son long séjour de négociant en vins à La Rochelle, est plutôt un libéral – sa mère et son oncle maternel Joan Huydecoper, un des personnages phares du Siècle d’Or hollandais, avaient manifesté des sympathies arminiennes dans les années 1630 –, à l’opposé de son successeur Petrus Stuyvesant, un Frison rigoriste et un calviniste convaincu, adepte d’une confessionnalisation en profondeur. Le gouvernement de Kieft peut être caractérisé comme une période d’institutionnalisation politique et sociale assez réussie, d’un début d’urbanisation de la future New York, et d’une confessionalisation somme toute modérée. En raison des aléas de sa vie personnelle et familiale et de sa loyauté envers sa communauté d’adoption, Bogardus, dont tout laissait présager qu’il aurait une attitude positive à l’égard de la symbiose entre l’Église et l’État, est contraint de prendre une position critique dans ce domaine, autant pour des motifs religieux que pour des arguments communautaires – une position qui par ailleurs répond probablement au désir d’autonomie qui le caractérise depuis son adolescence. Quoi qu’il en soit, au lieu d’épouser les normes du gouvernement civil et de la Compagnie dont formellement il est l’employé, il prône avec énergie et beaucoup de violence verbale une société autre, jouissant de plus de liberté confessionnelle à l’égard de l’administration civile en raison même des droits inaliénables de Dieu et de son Église, et de la convivialité générale de base que ces droits imposent à ses yeux à tous les habitants de la colonie, aussi bien Blancs que Noirs et Amérindiens.

Comparaisons

Que nous livre pour notre problématique la comparaison de ces deux vies au service de l’Église réformée ? Qu’est-ce exactement qui lie Krol et Bogardus dans la perspective de notre questionnement ? Soulignons tout d’abord leur origine artisanale : ils viennent tous deux d’un milieu démuni qui dicte leurs débuts dans la société tout en orientant leur premier choix religieux vers l’Église réformée qui, en tant qu’Église officielle, incarne le pouvoir spirituel et culturel. Pour ces deux esprits forts, le changement de lieu et donc de communauté, par le service de l’Église, leur offre une porte de sortie de la misère et d’une situation de dépendance intolérable. C’est cependant en pleine conscience que l’un comme l’autre fait son second choix, pour le Nouveau Monde – la distance qu’ils mettent entre leur pays d’origine et leur nouvel espace de travail équivalant à une conquête de liberté –, quand bien même leur arrivée finale en Nouvelle-Néerlande, à titre temporaire ou définitif, est selon toute apparence régie par les urgences du moment et les vicissitudes du grand commerce au sein de la toute nouvelle Compagnie des Indes occidentales ; celle-ci est encore en quête d’une politique bien ciblée en temps de guerre, sans parler des aléas du départ des navires dans le port international qu’est alors devenu Amsterdam. Si tous deux sont envoyés en Amérique pour une période fixe, à la fin de ce mandat la suite de leur vie dépend assez largement de facteurs relevant du hasard et souvent bien indépendants de leur volonté.

Bien sûr, on remarque également des discordances construites ou subies entre ces deux vies, à commencer par les deux types assez différents de conversion qui marquent leur début public dans la vie religieuse et ecclésiale : conversion inter-confessionnelle pour Krol, conversion intra-confessionnelle pour Evert Willemsz. Mais ils divergent probablement tout autant dans leur vision globale du monde. Pour Krol, le monde atlantique du commerce international est une réalité complète, cohérente et vitale, et probablement nouvelle, différente à bien des égards de son milieu d’origine, mais prometteuse d’aventures et excitante dans la mesure où il pourra continuer à s’offrir le choix entre les deux rives de l’océan. Il se plie aux règles de ce commerce. D’ailleurs, le destin de ses deux fils en Nouvelle-Néerlande montre qu’il en a intériorisé les valeurs au point de pouvoir les transmettre au sein de sa famille. Bogardus, pour sa part, a dû voir son pays natal et sa nouvelle patrie comme deux mondes séparés et bien différents, quoique similaires ; il consacre une bonne partie de son énergie à vouloir modeler la communauté religieuse du Nouveau Monde d’après son exemple européen. Krol se refuse à devenir colon à demeure tandis que Bogardus s’y voit contraint par la pression du cours de sa vie ; soutenu par sa femme, il y réussit si bien qu’aucun de leurs enfants ne montre jamais la moindre velléité de rejoindre le pays d’origine de leur père (ou celui de leur mère !) et qu’il n’y a pas la moindre trace d’un contact avec leurs cousins germains dans la République, dont un était pourtant lui-même devenu pasteur dans un village de la Hollande du Nord.

Alors que le ministre Bogardus s’impose rapidement comme le porte-parole de l’opposition des colons à la politique trop intéressée de la Compagnie et de ses employés, Krol se dérobe très vite à de telles charges, peut-être parce que sa position dans le champ religieux est bien plus fondée sur une expérience ponctuelle et hautement personnelle de conversion que ce n’est le cas pour Bogardus. L’expérience mystique de ce dernier, pour extraordinaire qu’elle soit, s’inscrit dans le droit fil de l’orthodoxie réformée et profite à fond des cadres puritains d’interprétation du monde et du langage piétiste coutumier dans son milieu. Mais le jeune Evert Willemsz sait jouer avec ces pratiques formalisées et les tourner à son profit. Dès son adolescence il va à la recherche de son propre chemin, rompant régulièrement avec la voie toute tracée que lui est suggérée par les autorités ou par son environnement social.

Ces deux destins nous mettent donc en présence de deux modalités différentes de la vie dans les colonies qui, dans une certaine mesure, témoignent du succès relatif de la confessionnalisation par la façon dont les protagonistes se l’approprient. Pour en rester à la vision d’en bas de ce processus, on le voit déjà dans les gestes intimes de la vie, à commencer par le choix du conjoint. Tandis que Krol fonde à trois reprises une famille en faisant appel à une femme culturellement proche dont il embrasse la confession, Bogardus se choisit une étrangère, d’une nation différente, d’une langue différente, d’un milieu différent, voire – comble pour un pasteur à qui la Discipline de son Église l’interdit formellement – d’une confession différente. Car cette luthérienne, même si elle ne pratique probablement plus guère, est bien une représentante de cet État précocement confessionnalisé qu’est alors la monarchie danoise dont dépend la Norvège. L’inventaire après décès dressé en 1643, en présence du pasteur Bogardus, des biens laissés par son coreligionnaire et compatriote danois Jonas Bronck, le parrain du Bronx, nous apprend par la présence d’ouvrages liturgiques et spirituels à forte empreinte luthérienne, à côté d’ouvrages similaires de sensibilité réformée appartenant à sa femme hollandaise, que Jonas a dû se sentir personnellement concerné par la confession et la culture luthériennes, et qu’il a probablement pratiqué sa religion en privé, dans sa ferme.

Dans sa jeunesse Anneke Jans a dû baigner dans le même esprit ; elle doit en avoir gardé l’empreinte culturelle. Cependant, ni elle ni ses enfants ne figurent parmi les membres de l’Église luthérienne lorsque celle-ci commence à se profiler sous Stuyvesant en tant que communauté autonome dans la Nouvelle-Amsterdam. En fait, dès son séjour à Amsterdam, elle et son mari ont probablement opté pour l’Église officielle, conformément à l’usage chez elle en Norvège. Leurs enfants sont baptisés dans l’Église officielle – acte dont l’impact confessionnel est douteux, le baptême étant un rituel mutuellement reconnu par presque toutes les confessions. Le caractère public du rituel a dû primer la charge confessionnelle. Mais si chez Anneke l’Église officielle était luthérienne, en Hollande elle était réformée. Un vrai réflexe confessionnalisé, par conséquent, l’Église étant considérée comme faisant partie de l’État et soumise à son administration, dont elle est l’instrument.

Contrepoint : la confessionnalisation implicite

Ce dernier constat nous ramène à un troisième cas de figure : la confessionnalisation implicite mais totalement réussie, précisément en raison du faible degré de confessionnalisation formelle qui caractérise alors le régime néerlandais. Ce régime a dû dominer dans les domaines néerlandais, en Europe comme en dehors, en plus particulièrement dans le Nouveau Monde, car il repose sur le principe reconnu par le droit de la République d’une absence de contrainte de conscience, combinée avec une réelle contrainte en matière de culte public. Tout dépendait des contraintes informelles qui pesaient sur les colons pour rejoindre le culte officiel s’ils voulaient s’intégrer dans la communauté civile et profiter pleinement de ses avantages séculiers et moraux. Or, dans la colonie naissante, où les luttes théologiques étaient quasiment absentes et l’appartenance à l’Église réformée encore peu institutionnalisée, cette intégration se fait d’autant plus naturellement que la confession ne joue guère un rôle de marqueur dans le domaine public : les fonctions officielles sont pour l’essentiel décidées et distribuées dans la patrie européenne, et la moralité publique se définit bien davantage par rapport aux Amérindiens, aux ennemis européens sur les frontières (Anglais, Français, Suédois…) et peut-être les Noirs, esclaves ou affranchis, que par rapport à des dissidents religieux potentiels au sein même de la communauté des immigrés. Après 1650, lors de première grande vague de normalisation de la colonie, cela change peu à peu, mais au cours du premier quart de siècle de son existence, précisément en raison de l’absence d’une politique de confessionnalisation formelle et forcée, l’Église réformée réussit bien plus que dans la République elle-même à s’imposer comme la communauté religieuse de tous, le porte-parole de l’ensemble des employés de la Compagnie et des colons10.

On peut en prendre pour exemple un personnage emblématique dans l’histoire de la Nouvelle-Néerlande, mais dont le passé et le destin religieux n’ont jamais été à proprement parler questionnés, ayant toujours été pris pour évidents. Ce personnage est le négociant Govert Loockermans – un cas d’autant plus piquant que, par son second mariage avec Marritgen Jans, la sœur cadette d’Annetgen Jans, Loockermans est devenu le beau-frère virtuel du ministre Bogardus qui s’est noyé deux ans plus tôt. Govert Loockermans arrive en Nouvelle-Néerlande au printemps de 1633 par le même bateau qu’Everardus Bogardus, mais dans la position la plus subalterne qui soit, celle d’aide-cuisinier. Le renouvellement du personnel de la Compagnie qui avait scellé le destin du directeur Krol devient une aubaine pour le tout jeune Loockermans. Ayant acquis la sympathie du nouveau directeur Wouter van Twiller au cours de la très longue traversée (exceptionnellement elle a duré plus de six mois), il est nommé dès sa descente du bateau commis de la Compagnie. Profitant des connaissances acquises au service de la Compagnie et de ses compétences linguistiques, Govert saisit à nouveau sa chance dès la libéralisation de la traite des fourrures par la Compagnie en 1639 : il se fait commerçant, travaillant au long des côtes et allant et venant entre la Nouvelle-Néerlande et l’ancienne Amsterdam. Prototype d’un colon entreprenant et autonome, il joue un rôle actif dans toutes les instances qui critiquent la politique de la Compagnie. Au cours des décennies qui suivent, il réunit habilement en sa personne des positions subalternes au service de grands négociants européens, le rôle d’agent pour différentes maisons de négoce et sa propre entreprise de commerce qui fleurit au point de faire de lui une des plus grosses fortunes de la Nouvelle-Néerlande.

C’est la question de sa confession religieuse qui nous intéresse ici. Govert vient du Brabant espagnol. Il est né dans une famille de Turnhout, bien catholique et qui le restera. Ses oncles sont membres, et même doyens, des confréries de dévotion de la ville et à l’occasion ils servent de marguillier de l’église Saint-Pierre ; il a un cousin vicaire de l’église Sainte-Walburge à Anvers, deux petits-cousins également prêtres et des cousines au Béguinage. Lorsque Govert quitte Turnhout pour Amsterdam, puis pour le Nouveau Monde, on pourrait croire à un geste individuel de protestation contre la Réforme catholique, un geste de « protestant » en somme. Cela vaudrait alors également pour son frère Pierre et pour sa sœur Anneke, qui feront la traversée quelques années plus tard, tout comme deux de ses neveux. Dès le début on trouve en effet leurs noms dans les registres de baptême et de mariage de la colonie, comme acteurs ou comme témoins, et dès les années 1650 comme membres de l’Église réformée. Faut-il en déduire une conversion collective de la famille, un geste de protestation ou de rejet de ce qui se passe dans leur pays d’origine ? Ce n’est pas si sûr. Govert lui-même ne joue jamais un rôle actif dans l’Église réformée, à l’exception de la fonction de marguillier, qui dans l’Église officielle atteste plutôt de son rang social que de ses convictions intimes. Il est vrai qu’il reste la grande Bible familiale de Govert Loockermans dont les inscriptions de mariage et de baptême commencent par sa première union à Amsterdam en 1641. Mais ce livre, imprimé par Van Ravesteyn en 1624, avait alors déjà 17 ans d’âge. C’était un objet de famille qui venait visiblement de sa première femme, d’origine bien réformée, et au profil bien plus confessionnellement marqué que le sien. D’ailleurs, un jeune couple de bonne souche réformée aurait certainement acheté la fameuse Bible des États, l’édition autorisée désormais incontournable, imprimée et mise sur le marché par ce même Van Ravesteyn à partir de 1637.

Govert, lui, s’en tient à l’attitude neutre, mentalement ouverte et probablement libérale, qui est la marque même des grands négociants à succès. Mais au cours des années il s’est également bâti une solide réputation d’autonomie, d’obstination, voire de cruauté, qui a dû l’empêcher de s’engager dans la direction morale de sa communauté religieuse. En fait, tout comme les autres membres de sa famille, il s’est tout simplement conformé au régime dominant en place, glissant sans solution de continuité du culte catholique de son pays d’origine au culte protestant de son pays d’adoption. Une fois bien ancrés dans cette nouvelle communauté, lui et ses proches parents ont bien sûr embrassé l’Église réformée comme Église officielle et intériorisé ses rites et symboles, ses normes et sa spiritualité, d’autant que le mariage leur apportait souvent un conjoint plus actif dans l’Église, comme les Van Rensselaer, les Van Cortlandt, ou Jacob Leisler, le célèbre calviniste militant qui en 1689 organisa à New York la rébellion contre le roi Jacques II en faveur du roi-stathouder Guillaume III.

Il y a, en somme, tout lieu de réexaminer de plus près la question de la confessionnalisation dans les colonies en tenant compte des différents régimes religieux auxquels les colons appartenaient mais aussi des formes particulières d’appropriation du monde religieux que les conditions d’existence dans la colonie leur imposaient.

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1. Communication présentée au colloque « Colonisation et confessionalisation en Amérique du Nord à l’époque moderne », Amsterdam, 13-14 mai 2011.

2. Dans les Provinces-Unies, l’Église réformée n’était pas Église d’État, mais la seule Église autorisée dans l’espace public. On l’appelait aussi publieke kerk. Toutes les autres Églises, y compris les catholiques, devaient, du moins en théorie, limiter leurs expressions et activités au domaine purement privé et devaient rester invisibles dans l’espace public. Voir pour plus de précisions mes deux publications : « Was the Dutch Republic a Calvinist Community ? The State, the Confessions, and Culture in the Early Modern Netherlands », in : Andreas Holenstein, Thomas Maissen et Maarten Prak (dir.), The Republican Alternative : The Netherlands and Switzerland Compared, Amsterdam : Amsterdam University Press, 2008, p. 99-122 ; et « Shifting identities in hostile settings : towards a comparison of the Catholic communities in early modern Britain and the Northern Netherlands », in : Benjamin Kaplan et al. (dir.), Catholic Communities in Protestant States : Britain and the Netherlands c.1570-1720, Manchester : Manchester University Press, 2009, p. 1-17.

3. Dans le prolongement des travaux d’Ernst Walter Zeeden, puis de Wolfgang Reinhard et Heinz Schilling sur la confessionnalisation dans les pays allemands, la pertinence (limitée) de cette notion pour les Provinces-Unies fut discutée dès 1990 par Olaf Mörke, « Konfessionalisierung’ als politisch-soziales Strukturprinzip ? Das Verhältnis von Religion und Staatsbildung in der Republik der Vereinigten Niederlanden im 16. und 17. Jahrhundert », in : Tijdschrift voor sociale geschiedenis, vol. 16 (1990), p. 31-60. Mes propres publications citées dans la note précédente y ont fait suite. Voir plus généralement : Joel Harrington et Helmut Walser Smith, « Confessionalization, Community and State Building in Germany, 1555-1870 », Journal of Modern History 69 (1997), p. 77-101 ; Thomas Kaufmann, « Konfessionalisierung », in : Enzyklopädie der Neuzeit, t. VI, Darmstadt : J.B. Metzler, 2007, col. 1053-1070. Pour la France : Philip Benedict, « Confessionalization in France ? Critical Reflections and New Evidence », in : Raymond A. Mentzer et Andrew Spicer (dir.), Society and Culture in the Huguenot World, 1559-1685, Cambridge : Cambridge University Press, 2002, p. 44-61.

4. Voir Willem Frijhoff, « Foucault Reformed by Certeau : Historical Strategies of Discipline and Everyday Tactics of Appropriation », in : Arcadia. Zeitschrift für Allgemeine und Vergleichende Literaturwissenschaft, vol. 33, n° 1 (1998) [special issue : Cultural History after Foucault], p. 92-108 ; Id., « Michel de Certeau (1925-1986) », in : Philip Daileader et Philip Whalen (dir.), French Historians 1900-2000. The New Historical Writing in Twentieth-Century France, Chichester UK : Wiley-Blackwell, 2010, p. 77-92.

5. Cf. pour cette perspective Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles : La micro-analyse à l’expérience, Paris : Gallimard – Seuil, 1996.

6. Cet article repose sur mes recherches antérieures, détaillées et justifiées dans quatre études biographiques : « A Misunderstood Calvinist : The Religious Choices of Bastiaen Jansz Krol, New Netherland’s First Church Servant », Journal of Early American History 1, n° 1 (2011), p. 62-95 ; Fulfilling God’s Mission : The Two Worlds of Dominie Everardus Bogardus 1607-1647 [trad. par Myra Heerspink Scholz], Leyde – Boston : Brill, 2007 [The Atlantic World, vol. XIV] ; « Neglected networks : Director Willem Kieft (1602-1647) and his Dutch relatives », in : Joyce D. Goodfriend (dir.), Revisiting New Netherland. Perspectives on Early Dutch America [The Atlantic World], Leyde – Boston : Brill, 2005, p. 147-204 ; et « Govert Loockermans (1617 ?–1671 ?) en zijn verwanten : Hoe een Tunhoutenaar zich wist op te werken in de Nieuwe Wereld », Taxandria. Jaarboek van de Koninklijke geschied – en oudheidkundige kring van de Antwerpse Kempen (Turnhout), ann. XXXIII (2011), p. 5-68, en version anglaise (traduction par Wim Vanraes), « Govert Loockermans (1617 ?-1671 ?) and His Relatives : How an Adolescent from Turnhout Worked His Way up in the New World », mise en 2016 sur le site www.newnetherlandinstitute.org/files/4914/1079/7337/Loockermans_narrative_and_genealogy_final_revision_3.pdf.

7. Contrairement au Brésil néerlandais (1624/30-1654), où l’Église réformée organisait son travail dans le cadre d’une classe autonome, celle de Nouvelle-Néerlande resta sous l’autorité directe de la classe d’Amsterdam pendant toute la durée de son administration par la Compagnie des Indes Occidentales.

8. Janny Venema, Kiliaen van Rensselaer (1586-1643) : Designing a New World, Hilversum : Verloren / Albany : NY State University Press, 2010.

9. Voir Willem Frijhoff, « Emblematic myths : Anneke’s fortune, Bogardus’s farewell, and Kieft’s son », in : Laura Cruz et Willem Frijhoff (dir.), Myth in History, History in Myth : Proceeedings of the Third International Conference of the Society for Netherlandic History (New York : June 5-6, 2006) [Brill’s Studies in Intellectual History, 182], Leyde – Boston : Brill, 2009, p. 117-146 ; W. Frijhoff, Fulfilling God’s Mission, p. 571-591.

10. Pour un traitement plus approprié de ce thème, voir Willem Frijhoff, « Seventeenth-Century Religion as a Cultural Practice : Reassessing New Netherland’s Religious History », in : Margriet Bruijn Lacy, Charles Gehring et Jenneke Oosterhoff (dir.), From De Halve Maen to KLM : 400 Years of Dutch-American Exchange [Studies in Dutch Language and Culture, 2], Münster : Nodus Publikationen, 2008, p. 159-174.