Édouard Secretan (1917-2017)
Édouard Secretan (1917-2017) était à soi seul toute une histoire, et même plusieurs, et toute une géographie aussi. Cette idée lui plaisait, et à nous de même. Peu d’hommes ont ainsi incarné et maîtrisé la double dimension du temps et de l’espace. Le temps fut d’abord celui même de sa vie, mille deux cents mois, puis encore quatre, de façon à franchir l’empan complet d’un siècle entouré des siens, une politesse de l’affection qui lui ressemble. Avant lui, et lui faisant nombre et cortège, la profondeur historique que crée l’appartenance à une famille de longue durée et de haute illustration. Depuis le milieu du xve siècle au moins, lorsque des Secretan acquièrent à Neuchâtel le droit de bourgeoisie, ce patronyme fait parler de lui, et dès lors toujours en bien semble-t-il, jusqu’aujourd’hui. Que ce soit dans la politique, le droit et les sciences, et l’on songe à Louis Secretan à la fois landamman à Lausanne, avocat de la famille Necker-Staël et illustre mycologue, ou dans la chose militaire avec Joseph, colonel dans la Garde impériale, combattant de Waterloo et éponyme d’une avenue parisienne, la lignée se distingue sans jamais dégénérer comme il arrive à d’autres. On ne dirait rien du célèbre Charles Secrétan, qui posa l’accent sur la cinquième lettre du nom, si trois titres de ses ouvrages n’anticipaient pas sur une partie des préoccupations et des activités d’Édouard : La philosophie de la liberté (1848), que notre ami pratiquait pour son propre compte et celui des autres, Le principe de la morale (1883), qu’il incarnait avec une fermeté discrète, et La question sociale (1886), pour laquelle il a beaucoup donné : souvent, il quittait la rue des Saints-Pères, où, généreusement prodigué, son immense savoir littéraire, historique, généalogique, héraldique, sigillographique, numismatique – la SHPF lui doit la réalisation de belles médailles commémoratives – faisait merveille, pour la rue Las Cases, au siège du Cedias-Musée social qui lui tenait particulièrement à cœur. Osera-t-on dire qu’il y avait chez Édouard Secretan quelque chose du « rôle social de l’officier », cet officier de l’armée française qu’il devint au déclenchement de la Seconde guerre mondiale, acquérant, né Suisse lausannois, la nationalité du pays qu’il aimait et servit vaillamment ?
C’est autant par ouverture d’esprit que du fait des circonstances qu’il embrassa un large espace. La guerre l’avait conduit au Levant alors tourmenté. Il y développa une sorte d’empathie méditerranéenne qui lui venait peut-être de sa mère d’origine grecque, et se tourna vers les populations et la civilisation musulmanes, dont ce petit-fils du rédacteur en chef de La Gazette de Lausanne apprit la langue et étudia les croyances. Au Maroc, où il fut contrôleur civil dix ans durant, il mit en œuvre ce qu’il avait compris. Il servit aussi en Libye et au Brésil. À la fin de sa vie, il était membre à la fois de l’Institut Abd el-Kader et du Comité national pour la reconstruction des Tuileries, peut-être en souvenir, qu’il cultivait, du massacre des Suisses le 10 août 1792 : un conservateur constructif, en somme. On ne dira rien ici de la couronne d’affection que formaient autour de lui ses six enfants, dont nous partageons aujourd’hui la peine et l’espérance, sinon pour témoigner du bonheur qu’elle lui procurait.
On comprend dès lors la chance que la personnalité d’Édouard Secretan représenta pour un quadragénaire hexagonal et incertain qui, à la fin de 1996, fut élu à la présidence de la SHPF. Ce dernier put s’appuyer non seulement sur un pilier de la rue des Saints-Pères, mais sur une expérience multiple et originale, et sur une foi qui n’excluait pas les œuvres. Il découvrit bientôt sous un crâne dégarni une jeunesse intacte, au rire joyeux. Six ans durant, le vice-président Secretan montra à notre Comité admiratif et reconnaissant ce que peuvent un esprit clair, un regard aiguisé et bienveillant, une diction nette et des convictions fortes. Qui n’a pas en mémoire ses nombreuses interventions, érudites ou pratiques, toujours pertinentes et souvent malicieuses, que l’on avait le bonheur d’entendre en nos séances que cet esprit indépendant et parfois entêté pour la bonne cause anima avec sa manière inimitable jusqu’à l’extrême soir de son existence ? Aussi est-ce avec émotion et gratitude que nous saluons Édouard Secretan, homme de bien, qu’aucun de ses amis, ici et ailleurs, ne pourra oublier.
Laurent Theis
Président honoraire de la SHPF