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Jacques Kaltenbach, Dans le cercle de fer. Journal du pasteur Kaltenbach dans Saint – Quentin occupé (1914-1917).

Présenté et annoté par Jean-Paul Lesimple et Jean-Marie Wiscart, Carrières-sous-Poissy : Éditions la Cause, [2016], 307 p.

Voici un livre très attachant. D’abord par la personnalité de Jacques Kaltenbach, par sa sincérité, son courage et sa foi, mais aussi parce que, plus d’un siècle après ces événements, l’ouvrage nous plonge concrètement (à travers l’exemple de Saint-Quentin) dans les souffrances que connurent les habitants des dix départements du nord de la France que les Allemands ont occupés pendant plus de quatre ans, souffrances dont le souvenir explique l’exode de 1940.

Jacques Kaltenbach est né le 25 décembre 1881, dernier des neuf enfants de Gustave Kaltenbach, venu, en 1848, comme tant d’Allemands, s’installer à Paris. Sa famille est luthérienne, mais Jacques et sa sœur Elisabeth, entraînés par leurs cousins, suivent le catéchisme du pasteur Sautter au temple du Saint-Esprit, enseignement réformé qui les marquera à jamais. En 1898, Jacques reçoit le premier prix d’allemand au Concours général. C’est à Édimbourg et à Boston qu’il complète la formation théologique initiale reçue à Montauban. Il est donc parfaitement trilingue. À Montauban, il se lie d’amitié avec Freddy Durrleman qui épousera sa sœur Élisabeth. Il est très tôt marqué par le mouvement revivaliste et l’expérience du christianisme social. En 1906, sa rencontre avec le pasteur Henri Nick est déterminante et Jacques va l’assister dans son œuvre d’évangélisation à Fives-Lille pendant cinq ans. En 1910, il épouse une jeune fille de Nîmes, Madeleine Olombelle, qui, pour des raisons de santé, est absente de Saint-Quentin quand les Allemands y entrent le 28 août 1914. Pendant plus de trois ans ils vivent séparés, n’arrivant que très difficilement et par différentes astuces, à échanger quelques lettres, les communications étant coupées avec la France qu’il appelle « libre ». C’est donc pour elle, sa « chérie », qu’il va tenir son journal, de manière qu’elle sache ce qu’il a vécu.

Saint-Quentin, en 1914, compte environ 50 000 habitants. C’est une cité industrielle active dont 90 % de la population appartiennent au monde ouvrier et mènent une vie souvent précaire que l’occupation allemande va aggraver. Dès le 7 octobre 1914, le Comité de Bienfaisance de dames a « dû accorder une multitude de secours à des familles qui d’habitude peuvent se tirer d’affaire toutes seules. » Les protestants sont autour de 2 500. L’implantation protestante est ancienne, revivifiée au xixe siècle par la présence de plusieurs manufacturiers protestants du textile (comme la famille Trocmé) et la création de nombreuses œuvres. Saint-Quentin compte normalement deux pasteurs, mais J. Kaltenbach se retrouve seul en août 1914 (son collègue ayant été mobilisé), heureusement aidé par Noël Christol, fils du missionnaire du Lesotho, et par quelques laïcs.

La ville connaît des difficultés grandissantes à mesure que l’occupation se fait plus dure. D’abord, ce sont les pénuries, de nourriture et de charbon. Les alliés, notamment la marine britannique, font le blocus de l’Allemagne. Or avant la guerre, ce pays importait environ le quart de sa nourriture. Mal nourris, les Allemands vont évidemment répercuter leurs difficultés sur les régions qu’ils occupent, s’efforçant d’en tirer le maximum ; il en est de même pour les matières premières. L’occupant réquisitionne tout ce qu’il peut dans les usines, puis chez les particuliers qui doivent livrer tous leurs objets en cuivre, dont leurs lits, puis leurs matelas de laine… Le charbon manque alors que le froid est intense. À ces pénuries en tous genres s’ajoute le régime de terreur qui s’abat sur la ville ; déroger au couvre-feu peut conduire à être condamné à mort, tout comme avoir hébergé un soldat français ou britannique. On voit le pasteur Kaltenbach assister un soldat anglais qui va être fusillé. Des otages sont emmenés ; des jeunes gens sont réquisitionnés pour travailler sur l’arrière des lignes allemandes. Les amendes pleuvent sur la ville…

C’est dans ce contexte que J. Kaltenbach conduit son action pastorale, avec ses aspects habituels et exceptionnels. La guerre a amené à Saint-Quentin comme dans tous les pays en guerre, un renouveau du sentiment religieux. Le pasteur se réjouit de voir augmenter le nombre de participants au culte. « Il avait même fallu ajouter des chaises dans le fond. » Il s’occupe particulièrement des jeunes, relançant les Unions chrétiennes de garçons et de jeunes filles. Pour répondre aux besoins religieux de ses paroissiens, il organise des réunions de prière, chaque jeudi et, pour lui, voir l’affluence s’accroître est le signe de l’« enrichissement spirituel » des participants. Kaltenbach a aussi affaire aux Allemands, soit auprès des autorités en intervenant pour essayer d’adoucir le sort de certains de ses paroissiens ; soit auprès des pasteurs. En général, il parle en français, mais sa maîtrise de l’allemand peut être une aide. Dans l’ensemble, il a de bons rapports avec les pasteurs allemands, surtout le pasteur Meyer. Un autre pasteur, un jour, lui emprunte même sa robe pour présider un service funèbre. C’est quelquefois par l’intermédiaire d’un pasteur allemand qu’il peut faire parvenir une lettre à sa femme. Le journal renseigne aussi sur la teneur de la prédication d’un pasteur dans des temps si troublés, sa recherche de textes significatifs. Kaltenbach constate que, dans ces circonstances si graves, certains textes de l’Ancien Testament prennent un sens nouveau. « Jamais les Psaumes ne me sont apparus comme aussi actuels et aussi bienfaisants qu’en ces temps de guerre. » Il assume aussi un rôle chargé auprès des blessés qui arrivent dans la ville par centaines, français et anglais, et aussi allemands. « J’ai des centaines de blessés à voir et il faut que je leur parle dans des moments particulièrement tragiques, en une langue qui n’est pas la mienne. » Il cherche à leur apporter le secours d’un texte de la Bible.

Au début de 1917, les Allemands donnent l’ordre d’évacuation de la région qu’ils vont transformer en désert après avoir pillé chaque maison. 120 000 personnes sont concernées, qui ne savent où elles devront aller ni ce qu’elles doivent ou peuvent emporter. Kaltenbach lui-même devra obtenir une autorisation spéciale d’un officier allemand pour avoir le droit d’emporter sa Bible. Ce sont des paroissiens désemparés, réunis au culte du 4 mars, avec qui il médite sur la prière de Gethsémané. Lui-même part le 16 mars. Avant d’être déporté en Belgique, il cache dans un coin de sa cave la première partie de son journal qu’il aura la chance de retrouver à la fin de 1918. En Belgique, il se retrouve dans la région de Charleroi, et accepte de desservir la paroisse de Marcinelle alors sans pasteur. Toujours soutenu par sa foi en la sollicitude de Dieu, il constate qu’en « aucun autre endroit, nous ne pouvions être mieux accueillis et en même temps plus utiles » ; néanmoins la pénurie alimentaire l’amène à ramasser force pissenlits ! Finalement, au mois d’octobre, grâce à un concours d’aides amicales, il obtient pour raison de santé la possibilité de regagner la France via la Suisse. Il retrouve sa femme à Marseille après plusieurs jours de voyage, le 7 octobre 1917. Là, en publiant le journal paroissial de Saint-Quentin, il cherche à maintenir un lien entre ses paroissiens éparpillés. En 1918, il s’occupe de deux ambulances, et en octobre 1919 il devient pasteur à Marseille. Sa sympathie pour les réfugiés se marque par l’intérêt qu’il porte aux Arméniens dans les années 1920 puis, pendant l’autre guerre, aux juifs qu’il convoyait vers Mens. Il n’avait pas oublié sa douloureuse expérience de Saint-Quentin.

Gabrielle Cadier-Rey