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Hélène Trocmé, William & Paul, technologie, entreprenariat et religion, Angleterre, France, États-Unis au xixe siècle

préface d’André Kaspi, Maisons Laffitte : Ampelos, 2017, 256 p.

Voici un grand livre qui a su allier la rigueur scientifique et une sympathie personnelle pour les protagonistes, puisque l’auteur descend des deux ! En grande spécialiste de l’histoire américaine et de ses sources, Hélène Trocmé illustre concrètement ce que l’historien François Crouzet appelait, pour le xixe siècle, un triangle nord-atlantique, entre la Grande-Bretagne, à l’origine des perfectionnements technologiques, la France du Nord-Ouest et la Nouvelle-Angleterre. Étudiant la trajectoire de deux capitaines d’industrie du textile, William Carter et Paul Trocmé, elle en montre les ressemblances, mais aussi des différences, moins dues à leur caractère qu’aux circonstances historiques dont ils n’étaient pas maîtres. Les deux entreprises qu’ils avaient construites ont disparu au cours du xxe siècle, essentiellement à cause de la concurrence internationale.

William Carter, né en Angleterre, a quitté sa patrie pour s’établir aux États-Unis en 1856. Il part de rien et n’a que sa bonne formation sur des métiers manuels de tricotage. Installé à Needham, au Massachussets, il crée dans sa cuisine un petit atelier de bonneterie et se spécialise dans des niches. Ses affaires prospèrent, il construit un atelier puis une usine, mais ce n’est qu’en 1874 qu’il adopte des métiers mécaniques. Paul Trocmé, lui, est le fils d’un marchand-fabricant textile établi à Saint-Quentin. Sa famille est protestante depuis longtemps puisque c’est sans doute sur des terres familiales que s’est tenue une assemblée du Désert dont le souvenir est conservé sous le nom de « La Boîte à cailloux ». Comme William Carter, les Trocmé sont encore dans la proto-industrialisation, en marchands-fabricants, donnant à travailler dans les campagnes environnantes, jusqu’au milieu des années 1870. Paul Trocmé épouse, en 1872, une jeune fille de Reims dont la dot va contribuer à la création d’une usine pour adopter un nouveau procédé, celui de la guipure ou fausse dentelle, puis ce sera, en 1902, la fabrication du tulle. Le succès est immédiat. William et Paul, malgré leurs différences d’âge et de formation, arrivent presque en même temps au seuil de la carrière industrielle et connaissent entre 1880 et 1914 leurs belles années.

William et Paul sont deux notables, deux citoyens engagés dans leur ville et leur Église, méthodiste pour Carter et réformée pour Paul. La Grande Guerre fait diverger leurs destins. La manufacture Carter fonctionne à plein, travaillant bientôt pour l’armée américaine. Mais c’est l’inverse pour Paul Trocmé. Saint-Quentin est occupé, depuis le 26 septembre 1914, par les Allemands qui se livrent au pillage de la ville et particulièrement des usines. L’occupation est très dure pour les habitants qui manquent de tout, de nourriture comme de charbon, et qui sont soumis à mille exactions. En février 1917, la ville est évacuée. Les Trocmé se retrouvent en Belgique où ils restent jusqu’à la victoire. Revenus à Saint-Quentin, ils doivent tout reconstruire, grâce à l’argent de la réparation des dommages de guerre. Paul abandonne la gestion de son entreprise à ses fils. Mais les nouvelles conditions économiques les amènent à se réunir à d’autres industriels pour former La Cotonnière de Saint-Quentin – qui fermera définitivement en 1973. Les entreprises Carter fermeront, elles, en 2000. William est mort en juillet 1918, et Paul en mars 1941. Un océan séparait les deux hommes, mais, outre le parallélisme de leurs carrières, leur mode de vie et leur vision du capitalisme correspondent bien à l’éthique protestante telle que l’a définie Max Weber.

Gabrielle Cadier-Rey