Marilyn Garcia-Chapleau, Le Refuge huguenot du cap de Bonne-Espérance. Genèse, assimilation, héritage
Paris : Honoré Champion, collection « Vie des Huguenots » n° 74, 2016, 736 p.
Issu d’une thèse en civilisation des mondes anglophones soutenue en 2013 à l’université Paul Valéry (Montpellier 3), cet ouvrage apporte une contribution majeure à notre connaissance de la migration vers l’Afrique australe de réformés francophones à la fin du xviie siècle. Il s’agit d’une étude globale, qui mêle histoire, sociologie, études littéraires et analyse de la mémoire huguenote dans cet espace, finalement peu concerné numériquement par l’arrivée de Français, mais dans lequel les usages mémoriels de l’histoire rendent indispensable une connaissance sûre des sources et de leurs apports. Même si certains termes ne sont pas directement discutés en introduction de façon générale, comme l’emploi de « Refuge » et de « diaspora » (lacune toutefois comblée en partie par la préface de Bertrand Van Ruymbeke), l’auteure connaît parfaitement son sujet, ses sources et sa façon de les traiter est claire, articulée et convaincante.
La première partie de l’ouvrage est consacrée à la « genèse » de l’installation des huguenots dans la région du Cap. S’il est en effet nécessaire de présenter les conditions de l’arrivée des réformés francophones, cela amène à des digressions parfois longues et moins bien maîtrisées que le cœur du sujet stricto sensu. Les migrations vers cette partie du monde sont organisées par une compagnie commerciale monopolistique, la Vereenigde Oostindische Compagnie (VOC), et non par l’État néerlandais. Car les départs vers le Cap se font via les ports des Provinces-Unies, et souvent après de premiers errements des individus. L’établissement est avant tout une étape sur la route vers le monde insulindien. Quoi qu’il en soit, cette prise en main par la VOC a des conséquences, car c’est la Compagnie qui contrôle les colons, au point que l’on peut comparer leur sort à celui de serfs dans une certaine mesure, même si la condition de véritables esclaves est elle aussi à prendre en compte.
Après avoir prêté serment aux États généraux des Provinces-Unies et à la VOC, après avoir également apporté la preuve de leur confession de foi réformée, les huguenots voyagent et s’installent : c’est l’objet de la deuxième partie de l’ouvrage. Une enquête minutieuse, bateau par bateau, est menée pour déterminer combien ils sont en 1688-1689. On aboutit à moins de 200 personnes au statut de « free burghers », ce qui est évidemment très peu rapporté au Refuge huguenot dans son ensemble et ses 150 à 180 000 individus. Ce nombre est à augmenter de celui de Français arrivés par la VOC avant et après cette séquence suivant la Révocation, mais on reste sur des échantillons assez faibles (moins de 300 personnes entre 1652 et 1700). Pourtant, cela n’empêche pas l’auteure de mener sur ceux-ci une enquête sociologique assez fine qui remet en cause certains stéréotypes ultérieurs : on voit ainsi arriver des hommes (et dans une moindre mesure des femmes) d’extraction plutôt modeste et venant d’horizons géographiques très divers.
La dernière partie, sur l’« invention du huguenot », propose une interprétation des conditions d’assimilation, aboutissant à une disparition rapide du français et des structures communautaires, en grande partie du fait de la volonté de la VOC de disperser les huguenots et de ne leur laisser aucune autonomie spécifique parmi les colons européens. Rapidement assimilés aux néerlandophones, ils deviennent donc des membres des communautés que l’on peut qualifier d’« afrikaners ». On pourra regretter un certain flou conceptuel entre « assimilation », vue comme « forcée », et « intégration », perçue comme
« volontaire », alors même que les derniers travaux de Myriam Yardeni dans la première moitié des années 2010 ont montré tout l’intérêt de bien faire la part entre le processus culturel qu’est l’assimilation et le phénomène politico-économique qu’est l’intégration.
À partir de l’historiographie et de l’étude des écrits des xixe et xxe siècles, l’auteure nous emmène ensuite sur le terrain, passionnant, de ce qu’elle appelle la « captation afrikaner » de la mémoire huguenote, en réaction à l’impérialisme britannique. Elle ne fait l’impasse sur aucun historien (même les plus contestables et contestés, comme Bernard Lugan), mais avec un esprit critique remarquable qui lui permet d’aborder avec beaucoup de prudence et de sérieux l’épineuse question des rapports avec l’apartheid. Cette captation s’accompagne d’études généalogiques, ainsi que d’une recherche parfois étonnante, vue de France, des proportions de « sang huguenot » chez les Afrikaners. On voit aussi la naissance de mythes, comme celui des huguenots nobles (pourtant absents de cette partie du monde). Cette partie aborde aussi, tout aussi rigoureusement, la toponymie et l’onomastique.
Ces trois parties sont suivies d’une impressionnante série de notices biographiques des personnes concernées, ainsi que d’annexes et d’outils remarquables, dans un véritable souci d’être utile aux chercheurs voulant se lancer dans des analyses comparatistes. L’auteure montre d’ailleurs son intérêt pour la distinction entre ce qui peut être comparable avec d’autres refuges (notamment atlantiques) et les caractères plus proprement idiosyncratiques.
Voici donc un apport important, dans l’historiographie francophone, sur un aspect jusque-là trop méconnu du Refuge huguenot.
Julien Léonard