Pierre de L’Estoile, Les belles figures et drolleries de la Ligue
édition critique avec introduction et notes préparée par Gilbert Schrenck, Genève : Droz, 2016, 412 p.
Gilbert Schrenck et la maison Droz proposent pour la première fois une édition complète de cette œuvre de Pierre de L’Estoile (1546-1611), connue mais encore peu exploitée dans son intégralité, Les belles figures et drolleries de la Ligue. Il n’existe à ce jour qu’un exemplaire original dans la réserve de la Bibliothèque Nationale de France et des éditions incomplètes. Précédé d’une introduction de Gilbert Schrenck et augmenté d’un appareil critique visant essentiellement à situer le document, ce livre est l’édition d’un document constitué d’un recueil d’imprimés, de gravures et de quelques pièces manuscrites. L’édition est de qualité, que ce soit par son papier, son impression et son format hors norme (35x25 cm) qui permet une reproduction de toutes les pièces compilées dans cet ouvrage, y compris les plus grandes donnant lieu à des pages pliées. Les documents ainsi reproduits sont des dessins, mais aussi de nombreux textes imprimés ayant circulé dans les rues de Paris durant la Ligue. Un soin particulier a été apporté à ces reproductions qui sont parfaitement lisibles. Elles sont données seulement en noir et blanc, ce qui pour la plupart des œuvres n’altère pas leur qualité puisqu’il s’agit d’imprimés non mis en couleur. On peut regretter ce choix pour une petite minorité d’œuvres coloriées comme la longue frise des pénitents blancs et bleus. De même, on aurait souhaité davantage de précisions sur l’aspect formel des documents reproduits, notamment leur dimension et donc l’échelle de reproduction. À côté de ces reproductions, le livre offre une transcription de l’ensemble des pièces, les documents imprimés comme les manuscrits, y compris les notes marginales souvent ajoutées par L’Estoile. La plupart des textes sont en français, quelques-uns en latin. Ils ne sont pas traduits. Une liste des imprimeurs et libraires cités dans le recueil complète la publication en fin de volume, ainsi qu’un lexique, un index des noms de personnes et une bibliographie étoffée. Ce livre répond donc parfaitement à l’ensemble des objectifs d’une publication de sources. Soulignons que l’entreprise n’était pas aisée en raison du format très hétérogène du volume et de la volonté des éditeurs d’associer reproduction des pages et transcription, association qui faisait courir le risque de perdre son lecteur. Cet écueil est évité grâce à un cadre de présentation efficace.
Grand audiencier à la chancellerie de France, habitant de Paris qui passa le plus clair de sa vie dans la capitale, Pierre de L’Estoile fut un témoin des événements souvent tragiques qui marquèrent la vie de sa cité au cours des guerres de Religion. Considéré comme proche des « Politiques » à partir des années 1580, soutien d’Henri IV après 1589, s’il fut un temps emprisonné, il resta néanmoins dans le Paris ligueur des années 1590 et put observer de l’intérieur les spasmes d’une ville touchée par la guerre et l’engagement radical derrière un catholicisme militant. En plus d’être un témoin, Pierre de L’Estoile fut aussi un collectionneur de placards, libelles, sonnets et textes occasionnels qui circulaient dans les rues parisiennes et qu’il s’est mis en tête de traquer, collecter et conserver. Ce souci de la collection et de son ordonnancement chronologique lui a permis de rédiger son œuvre la plus connue, ses mémoires-journeaux de 1574 à 1611, en cours de réédition chez Droz sous les titres de Journal du règne d’Henri III et Journal du règne d’Henri IV, toujours sous la direction de Gilbert Schrenck.
Le présent livre, ces Belles figures, correspond véritablement à l’œuvre du collectionneur réalisée entre 1589 et les premières années du xviie siècle. Non prévu pour une publication, l’ouvrage propose un agencement par collages et reliure dans un registre factice de 150 placards sur 46 feuilles, y compris des placards de grand format. Il a ainsi l’apparence d’un catalogue de sources imprimées, témoin d’une première époque où les imprimeurs produisirent une très abondante littérature polémique. Déjà riches de cette dimension documentaire, ces Belles figures sont bien plus que cela. La plume de Pierre de L’Estoile ponctue çà et là cet assemblage par de brèves notes autographes pour situer certains documents et par quelques copies de pièces, chansons ou poèmes, dont il n’avait peut-être pas le support initial. Il est alors pleinement auteur de l’œuvre, s’assurant par ces incises manuscrites une cohérence dans la présentation de cette collection, reflet de sa lecture de l’histoire immédiate. Si le lecteur dispose grâce à cette belle édition d’une compilation d’occasionnels du temps de la Ligue parisienne, plongeant ainsi au cœur des textes polémiques et de leur rhétorique, il se voit tout autant offrir un ordonnancement de cette littérature par un témoin des événements qui, proposant un assemblage documentaire raisonné et assumé, donne une lecture originale des événements relatés. Pierre de L’Estoile compose sa collection autour d’une herméneutique de l’image, du texte polémique et de leur utilisation. Le titre plaçant ces documents sous le vocable de « drolleries » laisse entendre la dimension satirique que L’Estoile donne à ces pièces dont la plupart sont opposées à ses propres conceptions.
Cette édition des placards et autres occasionnels du temps des guerres de Religion s’inscrit dans une historiographie renouvelée depuis une trentaine d’années. Cette littérature polémique est analysée comme un objet d’histoire politique pour comprendre l’émergence des opinions et les engagements individuels et collectifs dans les affrontements confessionnels. Pour la question des images, Keith Cameron s’était penché dès la fin des années 1970 sur les caricatures d’Henri III (Henri III. A maligned or malignant King ? Aspects of the satirical iconology of Henri de Valois, 1978). Citons dans cette veine les travaux d’Annie Duprat sur « Les rois de papiers » et ses études sur la caricature du xvie au xviie siècle. Plus précisément sur les guerres de Religion, Philip Benedict a proposé une analyse de l’histoire graphique de Tortorel et Perrissin publiée à Genève au début des années 1570 et qui relate par l’image les événements français des premières guerres de Religion. Concernant l’analyse des discours, citons les travaux de Luc Racaut (Hatred in Print : Catholic Propaganda and Protestant Identity during the French Wars of Religion, 2002) et de Tatiana Debaggi-Baranova (A coups de libelles. Une culture politique au temps des guerres de Religion (1562-1598), 2012). Cette publication de sources s’inscrit pleinement dans cette veine historiographique, éclairant l’émergence d’une littérature d’opinion, que ce soit par le contenu même des libelles que par le traitement qu’a pu en faire Pierre de L’Estoile en constituant son recueil. Le corps glorifié d’Henri de Guise après l’assassinat de Blois (1588), le couteau de Jacques Clément qui assassine Henri III ou la force du premier Bourbon terrassant l’hérésie renvoient à des imaginaires politiques déjà bien identifiés et analysés. Ces images ici publiées, pour la plupart déjà connues mais de manière éparpillée, bénéficient de clefs de lecture qui permettent à leurs lecteurs de les comprendre. Leur agencement, leur cohérence et les choix opérés par Pierre de L’Estoile dans leur sélection invitent, grâce à cette publication, à penser ces productions comme un tout, à les situer dans un récit qui se développe simultanément des événements, écriture d’une histoire immédiate réactive aux soubresauts de la conjoncture.
L’histoire que Les belles figures nous conte est ordonnée autour de trois temps forts : l’assassinat des Guise à Blois en décembre 1588, l’assassinat d’Henri III par Jacques Clément à Saint-Cloud en août 1589 et le retour triomphal d’Henri IV dans sa capitale en 1594. Ces trois temps révélés par une production pamphlétaire à la chronologie irrégulière n’excluent pas des écarts avant 1588 et après 1594, mais l’essentiel est tout de même dans ces trois actes de l’histoire ligueuse. La plupart des documents, au moins pour les événements de 1588 et 1589, émanent des milieux ligueurs et sont résolument hostiles à Henri III. Ils portent au pinacle l’engagement religieux les Guise ou Jacques Clément. Le duc d’Epernon quant à lui a les pieds fourchus, Henri III qui n’est plus qu’Henri de Valois est un sorcier, dans des scènes d’un « théâtre de cruautés » relevant pour certaines de scènes de cauchemar. Les pièces sont le plus souvent construites de manière antithétique dans un combat réactualisé entre le Bien et le Mal. Pour Henri IV, le point de vue majoritaire change, les pièces offrant une image solaire de la monarchie triomphante. Cependant, ce retour de la félicité n’est pas sans risque, il est menacé par la permanence de monstres (animaux difformes, enfants siamois…) dont la représentation en fin de volume rappelle la précarité d’une paix en construction. La plupart des documents collectés sont des pièces polémiques, images, chansons, poèmes, récits, mais Pierre de L’Estoile a pris soin aussi d’incorporer des textes officiels, arrêts du parlement, ordonnances de l’hôtel de ville de Paris ou d’ailleurs, bulles pontificales, imprimés et placardés dans Paris. Cette coexistence entre la polémique et la prescription légale donne à cet assemblage une polyphonie de styles et de points de vue qui confirme l’auteur dans son rôle d’ordonnateur du récit. Pierre de L’Estoile associe les pièces, crée leur enchaînement logique et, sans l’écrire, propose ses clés de compréhension de l’histoire.
Enfin, ce texte révèle sans le dire les dangers auxquels s’est exposé Pierre de L’Estoile et le courage que sa passion pour l’histoire et la collection lui a insufflé. Suspect dans une ville opposée à ses convictions politiques, il sut louvoyer et conserver sa liberté. Sa place d’audiencier à la Chancellerie lui permit de collecter les pièces qu’il a accumulées et ses amis, souvent bien placés dans les rouages de l’État, lui furent d’une aide précieuse. Cependant la collection même de ces pièces le mit en danger. Au temps des troubles, une telle accumulation de textes pouvait le rendre suspect, et le ton satirique qu’il mit dans cet assemblage de « drolleries » l’exposait à des représailles. Une fois la paix revenue, cette collection n’en était pas moins risquée. On sait combien la paix henricienne inaugurée à partir du milieu des années 1590 s’est construite sur la figure du roi de Raison, s’affranchissant des passions religieuses au nom d’un ordre politique supérieur dont le roi seul était l’arbitre. Cette construction s’est accompagnée à la fois d’une réécriture de l’histoire en faveur d’un premier Bourbon et d’une interdiction mémorielle au nom d’une amnistie générale assimilée bien souvent à de l’amnésie. L’œuvre historique, si elle échappait au contrôle des historiographes royaux et de leurs réseaux, avait de quoi devenir suspecte car elle pouvait raviver les anciennes discordes. La collection de Pierre de L’Estoile était à la croisée de ces chemins. Soutien d’Henri IV, ami du procureur général du Parlement de Paris Pierre Pithou, L’Estoile était dans les bonnes grâces des gens influents à la fin du xvie siècle. Cependant, il n’était pas historien, encore moins historiographe, et sa collection même privée lui permettait de conserver une littérature polémique que la paix voulait détruire. Dans ce contexte, il prit des risques en conservant ces documents, en les dérobant des yeux de la puissance publique. Il sut se faire discret et préserver sa collection, il sut surtout se ménager des relations dans le milieu judiciaire. C’est peut-être grâce à ce risque calculé, à cet amour pour la collection d’imprimés et à une indéniable prudence que ce livre fut préservé et publié de nos jours dans cette belle édition.
Pierre-Jean Souriac