Pourquoi y a-t-il eu la Réforme ?
Observations d’un historien
Thomas Maissen
Directeur de l’Institut historique allemand (Paris)
Pourquoi y a-t-il eu la Réforme dont nous commémorons le moment déclencheur luthérien en cette année 2017 ? Pour un bon protestant, la réponse à la question est aisée. C’est la volonté de Dieu qui a montré sa pitié à travers Martin Luther et d’autres réformateurs, qui ont eu la tâche de purifier l’Église médiévale, catholique de tous les vices qu’elle avait accumulés pendant des siècles. La réponse de l’historien laïque ne portera pas sur ces questions de l’histoire du salut. L’historien laïque cherchera des explications dans les structures religieuses, sociales et surtout politiques de l’époque, la première moitié du xvie siècle, les temps de Charles Quint.
En 1516, celui-ci, alors Carlos Primero et âgé de seize ans, héritait des royaumes de Castille-Léon et d’Aragon à la mort de ses grands-parents Ferdinand et Isabelle. À la suite de son grand-père paternel, Maximilien Ier, il devint roi des Romains (1519) puis empereur du Saint-Empire Romain Germanique (1530) et, dans cette fonction, fut appelé Charles Quint. Il se trouva ainsi à la tête d’un empire (colonial) sur lequel le soleil ne se couchait jamais. Contrairement aux puissances montantes des monarchies nationales française, anglaise et espagnole, le Saint-Empire Romain Germanique demeurait un projet englobant, pensé comme universel. Maintenir la cohérence de cette mosaïque de territoires et de langues était une tâche herculéenne. 27 royaumes, 13 duchés, 22 comtés et 9 baronnies constituaient la monarchie composite de Charles Quint, un ensemble bigarré de différents systèmes légaux et organes de gouvernement. La seule institution qui les reliait entre eux, la seule « idéologie » qui leur était commune, c’était la foi catholique dans une Église, qui, elle aussi, avait des prétentions universelles. Toute sa vie durant, Charles Quint misa sur la collaboration avec le pape, principalement dans la lutte contre les Ottomans et les hérétiques protestants, même si cette collaboration n’alla pas sans conflits. Cela aurait été la collaboration de deux institutions universelles.
Par contre, une Église nationale s’était déjà développée dans les monarchies espagnoles sous Ferdinand et Isabelle, les Rois Catholiques (reyes católicos). Le roi, donc depuis 1516 Carlos Primero, pouvait y nommer les évêques et restreindre le pouvoir judiciaire de l’Église, punir les clercs et, dans certains lieux, se réserver la dîme et d’autres prélèvements qui constituaient un cinquième environ des revenus de l’État. Cela permettait à la couronne de contrôler, dans des pays hétérogènes et sans administration commune, une institution dont les clercs assumaient également l’administration « civile ». L’homogénéisation religieuse était aussi servie par la seule institution présente dans tous les territoires espagnols : la fameuse Inquisition. Cette dernière n’était pas, contrairement à l’époque médiévale, une institution judiciaire et exceptionnelle, contrôlée par l’Église. C’était une affaire de l’État, et sa mission était en particulier la lutte contre l’hérésie.
Comme en Espagne, une Église nationale, « gallicane », émergea dans le royaume de France au xve siècle. Orthodoxe au niveau du dogme, son organisation était soumise à la Couronne depuis le concordat de Bologne en 1516. La gouvernance de l’Église par les autorités était un fondement indispensable de la formation des États modernes. Charles Quint en disposait en Espagne ; allait-il pouvoir l’appliquer aussi dans le Saint-Empire ?
Telle était l’une des questions clés lorsque Charles Quint vint en Allemagne pour la première fois en 1520. Après son couronnement à Aix-la-Chapelle, il se rendit à la diète de Worms. Il fallait entre autres examiner le cas d’un moine de l’ordre des augustins, déclaré hérétique par une bulle du pape et condamné à mort. En 1517, ce Martin Luther s’était emparé de deux thèmes théologiques qui avaient déjà été vivement discutés pendant les décennies précédentes : le primat de l’Écriture et la doctrine de la justification. Mais c’est Luther qui, le premier, conclut de ces postulats que le salut ne pouvait plus se trouver au sein de l’Église actuelle si elle restait dans l’état où elle était. En plus, il en attribuait la responsabilité au pape et à la Curie romaine. Bientôt, Luther – comme ses adversaires – déclara que leurs positions théologiques respectives étaient « aussi éloignées l’une de l’autre que le ciel et la terre, l’été et l’hiver, Dieu et le Diable », selon la formule radicale et caractéristique d’un pamphlet luthérien de 1522. Dans l’imagier biblique binaire, le salut et la damnation, l’au-delà et l’ici-bas, le Christ et l’Antéchrist se faisaient face, dans une confrontation eschatologique.
Quelle fut la réaction de Luther à l’inévitable reproche que sa doctrine binaire provoquait « différends, dangers et discordes » ? Dans son célèbre discours à la diète de Worms le 18 avril 1521, il répliqua que l’on devait s’en réjouir. Car « les partis et les discordes » réalisaient la parole divine. Le Christ lui-même a dit : « je ne suis pas venu pour établir la paix, mais l’épée ». Luther cita jusqu’au bout ce passage de l’Évangile de Matthieu (10, 34ss) : « Car je suis venu mettre la division entre l’homme et son père, entre la fille et sa mère, entre la belle-fille et sa belle-mère ; et l’homme aura pour ennemis les gens de sa maison ». En 1527, Luther poussa l’interprétation de l’Évangile de Matthieu jusqu’à affirmer : « La nature et la manière de l’Évangile est en effet de provoquer soulèvement et discorde, résistance et persécution ».
En citant Matthieu, Luther se référait à une caractéristique de la foi chrétienne qui la distingue des autres religions, généralement transmises par le père et/ou la mère. En revanche, on devient chrétien de son propre chef. Ce n’est pas la naissance qui fait le chrétien, mais le baptême ; et il est réitéré par le choix de la première communion et de la confirmation. Pour cette raison, le baptême des adultes suscita également bien des partisans, particulièrement à l’époque de la Réforme. Ce choix pouvait, comme dans la citation de Matthieu, opposer l’individu à sa propre famille, mais également aux dirigeants politiques et religieux qui s’écartaient du droit chemin.
À la famille et au souverain se substituait la conscience de l’individu, véritable boussole guidant ses décisions et instance du devoir moral. Luther mit le mot « Gewissen » (conscience) au centre de sa doctrine. Rappelons à ce titre la fin de sa célèbre réponse à Charles Quint lors de la Diète de Worms :
« je suis lié par les textes de l’Écriture que j’ai cités, et ma conscience est captive de la Parole de Dieu ; je ne peux ni ne veux me rétracter en rien, car il n’est ni sûr, ni honnête d’agir contre sa propre conscience. […] Que Dieu me soit en aide. Amen ».
Grâce à sa conscience, qui place sa confiance dans la grâce de Dieu, le croyant découvrait que la liberté de tout chrétien le libère de la justification par les œuvres, ou, plus encore, du vain espoir qu’une piété fondée sur la performance lui serait utile. À travers sa propre expérience révélatrice de la liberté de conscience, Luther se sentait obligé de se placer en travers de tous ceux qui gênaient la réception du message de l’Évangile.
Cette résistance, il la rencontra à l’endroit même où aurait dû être prédite la bonne voie vers le salut : auprès du clergé formé à la théologie. Voilà pourquoi on ne pouvait les laisser décider quelle était la vraie doctrine. Plutôt qu’à ces théologiens, c’était à des laïcs de la décider, des laïcs qui suivaient leur conscience – et non des manuels de théologie et des syllogismes. Toujours en 1520, dans son pamphlet À la noblesse chrétienne de la nation allemande, Luther formula sa doctrine du sacerdoce universel de tous les baptisés pour légitimer l’ingérence des princes dans les querelles théologiques et ecclésiastiques. Conséquence logique, l’Électeur de Saxe Frédéric le Sage exigea un tribunal d’experts sans parti pris préalable au lieu du procès pour hérésie que voulait intenter la Curie sur l’un des siens, Luther. À travers cette demande, l’Électeur temporel faisait de la Curie une partie au même niveau que Luther, qui devrait défendre sa position devant un tribunal séculier dont l’autorité supérieure départagerait les questions de foi. Pour Frédéric le Sage, l’affaire Luther n’était pas une décision dogmatique où le Siège apostolique faisait autorité incontestée, mais une simple querelle juridique avec la Curie.
Charles Quint lui-même agit selon une logique similaire. Au lieu de simplement appliquer la condamnation de Luther pour hérésie par le pape en février 1521, qui avait déjà force de loi, l’empereur décida de la présenter auparavant aux états. Ainsi la Diète et le droit d’Empire devenaient plus importants que la Curie et le droit canonique. Conséquence logique, les états impériaux demandèrent en 1526, à la diète de Spire, « de vivre, gouverner et se comporter, comme ils gardent l’espoir et la confiance d’en répondre devant Dieu et la majesté Impériale » jusqu’à la tenue d’un concile. Par là, la conscience individuelle des gouvernants était le moteur principal du choix religieux dont il répondrait devant Dieu.
Mais qui étaient les gouvernants, dans ce camp protestant en cours de formation ? Ce n’étaient pas encore les princes d’Empire, comme à partir des années trente, mais surtout les puissantes villes libres et d’Empire comme Nuremberg, Strasbourg ou Ulm, dans lesquelles les enseignements de Luther avaient connu une diffusion rapide. Et comment la conscience d’une ville, d’une communauté, pouvait-elle se former et trancher entre Dieu et le Diable ? Là encore, cette mission – qui engageait le salut éternel – ne fut pas simplement confiée aux experts en théologie. En effet, les autorités temporelles réglèrent cette question de conscience dans un cadre qu’elles déterminèrent elles-mêmes : le colloque de religion.
Le premier eut lieu à Zurich en 1523, suivi de bien d’autres, comme à Nuremberg en 1525 ou Ulm en 1530. Que la décision approuve ou rejette la nouvelle confession, l’autorité qui organisait un colloque de théologie, dans les deux cas, assumait le sacerdoce universel (le principe luthérien selon lequel chaque baptisé est prêtre). Elle usurpa le gouvernement de l’Église par le pouvoir territorial, y compris pour juger des questions de dogme. Devant ce tribunal laïque, le représentant de l’Église officielle n’était plus automatiquement le représentant de la vraie foi du fait de son autorité, mais seulement une des parties. Celle qui aurait raison était celle qui le prouverait par sa maîtrise de la Bible comme seule autorité admise.
Ainsi éclata autour de 1520, dans le Saint-Empire, un conflit sur le contrôle des Églises et de leurs ressources, sur la formation des clercs aux tâches pastorales et sur leur sélection. La responsabilité des autorités vis-à-vis de la foi chrétienne et de l’Église s’étendit désormais également au contrôle et au financement de l’éducation, ainsi qu’à la pastorale en langue vernaculaire. Ce besoin était d’autant plus répandu que la messe en latin était beaucoup moins accessible aux laïcs allemands et septentrionaux qu’à ceux des pays de langue romane. Les débats en langue vernaculaire dans la communauté, à travers des pamphlets ou des colloques de religion, rendirent la décision chrétienne, dans une mesure jusque-là inimaginable, une décision personnelle aux conséquences majeures dans la vie quotidienne. De plus, le recours de Luther à la langue allemande permit de concevoir le christianisme comme une cause nationale. Dès les conciles réformateurs du xve siècle, des écrits en langue allemande, connus sous le nom de Gravamina der deutschen Nacion, avaient régulièrement critiqué la politique financière de la Curie avec ses indulgences et la vente de prébendes ecclésiastiques aux plus offrants. Bien des Allemands espéraient stopper par la Réforme l’hémorragie monétaire et l’accaparement des biens de l’Église par des étrangers à travers l’instauration d’une Église nationale autonome – comme en Espagne ou en France, mais de doctrine protestante.
Ce fut le destin de Charles Quint : en tant que roi Carlos Primero, le souverain Habsbourg pouvait développer l’Église nationale dans ses possessions espagnoles, mais en tant qu’Empereur il ne pouvait fonder une telle tradition à l’échelle de toute l’Allemagne. Peut-être cela aurait-il été possible s’il avait pu embrasser la foi luthérienne. Mais sa vie durant, Charles Quint ne vit aucune alternative au maintien politique de l’Empire dans le catholicisme. Au même moment, au vu de la puissance impériale limitée, se déclencha une compétition pour savoir à quelle échelle des états impériaux instituer une Église au niveau non de la nation, mais du territoire. Cela aboutit à la réforme des princes, qui mettait sur un pied d’égalité l’Église catholique et l’Église luthérienne, puis l’Église réformée, sur la base du principe cuius regio, eius religio : celui qui détient le territoire détermine la religion. La paix de religion d’Augsbourg en 1555, après la guerre de la ligue de Smalkalde entre Charles Quint et les états impériaux protestants, établit justement ce jus reformandi, le droit de réformer. Les sujets devaient donc adopter la confession de leur prince – ou bien émigrer.
La liberté de décision collective, qui avait permis les Réformes communales, devint ainsi la décision d’une seule conscience, la Réforme des princes (ou bien la Contre-Réforme des princes). Les princes de l’Empire virent que la protection de la vraie foi légitimait leur contrôle de l’Église. Cela conférait une stature d’État moderne, territorial, aux différents états impériaux traditionnels, se substituant à la compétence de décision universelle de l’Empereur et du Pape. La défense de la vraie foi permit aux souverains protestants, mais également, avec plus de réserve, aux catholiques, de mettre la main sur les biens de l’Église par le biais de sécularisations et de superviser le clergé et les croyants.
La paix d’Augsbourg de 1555 était l’aveu que l’unité confessionnelle de l’Empire ne pourrait être rétablie. Cette unité, au contraire, fut appliquée à l’échelon inférieur, à près de 400 territoires de l’Empire qui constituèrent un paysage confessionnel bariolé. La paix scella et fonda en même temps le caractère fédéral de l’Empire et de l’Allemagne, car avant l’avènement de la modernité ce n’était pas la langue, l’ethnie ou l’idéologie qui faisait la communauté et l’appartenance à un État, mais la religion. Partout en Allemagne émergèrent simultanément ce qu’on pourrait appeler des « Églises d’état impérial » au lieu d’une Église nationale allemande qui ne vit jamais le jour.
Ailleurs, en revanche, les protestantismes réussirent à créer une Église nationale. En Angleterre, l’origine n’en fut pas un désaccord théologique, mais les problèmes conjugaux d’Henri VIII. Il acquit l’autorité supérieure du souverain temporel sur l’Église épiscopale anglicane dont il prit la tête grâce à l’Acte de Suprématie en 1534. En Suède et au Danemark, des usurpateurs créèrent deux Églises nationales, avec au départ peu de soutien populaire ; mais les rois purent nommer évêques et archevêques et, comme en Angleterre, s’allier au clergé par un serment d’obéissance. Ces décisions opportunistes gagnèrent en force nationale à travers le développement de l’imprimerie dans ces territoires, et avec celle-ci les traductions de la Bible et d’autres textes religieux dans les langues nationales.
L’Europe du Centre-Est connut d’autres développements parce que, leur structure étant similaire à celle de l’Empire, aucune monarchie dominante ne s’était clairement établie. La grande noblesse put donc appliquer le cuius regio à son profit, et les vassaux durent adopter la foi de leur seigneur. En Hongrie, Pologne et Transylvanie, les magnats ne choisirent pas seulement entre le luthéranisme et le catholicisme, mais aussi entre la tradition réformée calviniste et même l’antitrinitarisme.
Ce n’est pas un hasard si, dans cette situation, le calvinisme put s’établir comme troisième confession la plus importante. Contrairement à la confession luthérienne, qui se manifestait concrètement dans des structures ecclésiales contrôlées par l’État, Calvin conçut une Église organisée au niveau local et qui n’avait pas besoin de se soumettre à un souverain temporel ni même de s’intégrer dans une constitution ecclésiastique générale, soit épiscopale soit synodale. Le contrôle de la foi et des mœurs par les consistoires permit aux réformés de s’établir dans des pays où le souverain catholique menaçait de les anéantir : dans les Pays-Bas espagnols, en Hongrie et dans d’autres territoires habsbourgeois, en Angleterre et, évidemment, en France.
Si, en France, le choix royal ne s’opposa pas à Rome, malgré des sympathies manifestes pour des réformes internes à l’Église, c’est parce que François Ier et ses successeurs préférèrent appliquer ces réformes avec leurs prélats gallicans plutôt que contre eux. C’est sur ces derniers que reposait l’Église nationale contrôlée par le roi. Des changements dans le dogme ou dans la hiérarchie auraient risqué d’ébranler ce socle important de son pouvoir. Dans les Églises d’État espagnoles, françaises ou anglaises, il n’était pas possible d’accorder durablement des solutions régionales d’exception comme pour les états impériaux en Allemagne. Faute de rempart dans ces monarchies occidentales fortes, les protestants, les huguenots, les puritains et dissenters, durent se référer à leur conscience individuelle, décision qui pouvait les mener à l’opposition et au tyrannicide – tout comme les catholiques minoritaires dans les pays sous domination protestante.
Que la version catholique du christianisme s’affirme, ou qu’une Église confessionnelle luthérienne ou réformée s’établisse, l’Église ne fut plus l’institution intégratrice occidentale d’aspiration universelle. Elle devint, à l’intérieur, un facteur d’homogénéisation des états impériaux ainsi que des États nationaux, et de différenciation à l’extérieur, ce qui provoqua bien des guerres. Ainsi, l’adoption de la Réforme créa les conditions d’adaptation des structures ecclésiastiques à l’ordre international émergeant dans l’Europe du xvie siècle : elle rendit impuissants les deux souverains universels, l’Empereur et le Pape. C’est le constat que fit Charles Quint lorsque, fatigué et frustré, il abdiqua en 1556, fait unique dans l’histoire de l’Empire. Sa déclaration fut une ultime mise en garde contre l’hérésie. Mais le protecteur de toute la Chrétienté savait qu’il avait échoué à rétablir la paix et l’unité. Sa foi universelle s’était divisée en plusieurs confessions concurrentes, et ces dernières alimentèrent idéologiquement le processus de différenciation politique des États modernes.