Jean-Marie BOURON et Bernard SALVAING (dir.), Les missionnaires : Entre identités individuelles et loyautés collectives (XIXe-XXe s.), Actes du colloque international du Centre de Recherches et d’Echanges sur la Diffusion et l’Inculturation du Christianisme, Paris : Karthala, 2016, 341 p.
C’est toujours avec impatience que les chercheurs en histoire des missions et missiologie attendent les travaux du Centre de Recherches et d’Echanges sur la Diffusion et l’Inculturation du Christianisme (CREDIC). L’ouvrage ici discuté est la publication des actes du colloque organisé à Nantes du 25 au 30 août 2014 par le CREDIC, en partenariat avec le CRHIA (Centre des Recherches en Histoire Internationale et Atlantique) et l’Université de Nantes, sous le thème « Jeux et enjeux identitaires des acteurs de la mission (XIXe-XXIe siècles) ». Les directeurs d’ouvrage Bernard Salvaing et Jean-Marie Bouron ont opté pour la publication pour un titre qui met en avant le statut complexe des agents de la mission sur le terrain, « entre identités individuelles et loyautés collectives ». Ce faisant, ils mettent l’accent sur les pierres d’achoppement qui purent émerger entre la personnalité et la vocation d’individus, hommes et femmes singuliers, et les differents corps auxquels ils appartenaient — dénomination, nationalité, et bien entendu organisation missionnaire. L’articulation entre le collectif et le singulier, comme le montrent les quinze articles de l’ouvrage, est loin d’être évidente, notamment dans des contextes coloniaux et postcoloniaux, ou encore lorsque plusieurs sociétés missionnaires cohabitent sur un même territoire. La tension entre altérité et identité, inhérente au projet missionnaire à vocation universelle, n’en est alors que plus flagrante. Ainsi l’» alchimie des identités » missionnaires (p. 7) se décline-t-elle dans cet ouvrage en une galerie de portraits d’individus, hommes et femmes, qui ont en commun des affiliations, des vocations, des personnalités et des origines nationales, régionales et même familiales marquées et variées, parfois conflictuelles.
Après une introduction particulièrement efficace sous la plume de Jean-Marie Bouron, l’ouvrage s’organise en trois parties : groupes d’appartenance et identités collectives ; portraits singuliers et identités plurielles ; la situation missionnaire, une matrice identitaire. Si certains de ces « portraits singuliers » en restent parfois au stade de la description et manquent de mise en perspective problématique et/ou historiographique, d’autres éclairent les itinéraires géographiques et accommodements identitaires de ces agents apostoliques de façon à mettre en lumière les ruptures, conflits et modulations qui sont trop souvent passés sous silence dans l’historiographie missionnaire. À l’image lisse, figée et faussement immuable du missionnaire mise en avant par les organisations des années 1850 au début des années 1960 (le « broussard », immanquablement un homme blanc, téméraire et intrépide), le recueil oppose la mosaïque d’identités plurielles, parfois conflictuelles, qui collaboraient ou s’affrontaient en terre de mission. Cet effort de déconstruction des clichés missionnaires (souvent mis en avant par les organisations missionnaires elles-mêmes) a été entamée par des historiens anglo-saxons comme Jeffrey Cox qui, déjà dans The British Missionary Enterprise since 1700 (Routledge, 2008), mettait l’accent sur le fait que les femmes et les missionnaires autochtones constituaient la base réelle de toute l’entreprise missionnaire européenne, même si les sources occultent bien souvent leur rôle (notamment les sources publiées). Trois articles de l’ouvrage reviennent ainsi en détail sur les processus de construction identitaire de femmes missionnaires, ceux des religieuses canadiennes au Cameroun (S. Balla Ndegue, p. 57-72), de l’artiste fresquiste Marie Baranger (E. Cakpo, p. 157-170) et de missionnaires auprès des Amérindiens du Canada (M. Robinaud, p. 229-258). Comme souvent dans les ouvrages du CREDIC, la part belle est faite à l’interdisciplinarité : par exemple, l’article de Valérie Aubourg sur deux missionnaires basés à la Réunion dans les années 2000 (p. 187-203) est une enquête ethnographique. L’histoire de l’art offre également une porte d’entrée différente sur l’histoire des identités missionnaires, comme le montrent les articles d’Emilie Gangnat (p. 21-34) sur les « clichés » photographiques missionnaires ou de Vendelin Abouna Abouna (p. 35-56) sur l’utilisation au Cameroun d’œuvres d’art locales par deux congrégations différentes. L’ouvrage intéressera les spécialistes d’histoire coloniale, tant les querelles identitaires des missionnaires sur le terrain furent bien souvent attisées par des querelles nationales ou internationales. Si l’on peut penser à l’Ouganda où les intérêts des Pères blancs français se heurtèrent à ceux des missionnaires anglicans britanniques, on lira avec intérêt les articles qui examinent les frictions identitaires des missionnaires au Togo (K. Napala, p. 73-90), à Madagascar (M. Spindler, p. 139-156), dans la Gold Coast (J.-M. Bouron, p. 207-228) ou en Haute-Volta (M. Somé, p. 259-279).
La troisième partie de l’ouvrage, qui étudie combien le terrain de la mission façonna les constructions identitaires de ses agents, vient ainsi étoffer le champ d’études apparemment infini des liens entre missions et empires. Si la plupart des contributions sont orientées vers l’Afrique, on notera avec intérêt l’article à deux mains de William Elvis Plata et Sergio Caceres-Mateus sur l’Iglesia Evangélica Cuadrangular pentecôtiste colombienne qui s’est vu forcée de prendre part aux questions sociopolitiques de la région du Magdalena Medio pour résister à la violence des narcotrafiquants (p. 281-299). On a là un exemple contemporain particulièrement original de missionnaires qui ont dû s’adapter au contexte politique et social de leur terre de mission, infléchissant ainsi parfois l’esprit même de leur vocation, transformant leur message. Les aménagements, compromis et transactions culturels et identitaires façonnent ainsi le quotidien des agents de la mission, en contexte colonial comme postcolonial. L’article de J. van Slageren, qui suit deux missionnaires baptistes jamaïcains au Cameroun de 1842 à 1886 décline le thème de l’hybridité culturelle de manière particulièrement intéressante à partir de leurs journaux personnels, retraçant ainsi leurs itinéraires transatlantiques (p. 243-258), et étudiant la façon dont ils conçurent leur mission différemment des missionnaires européens (p. 243-258).
Il est également fait cas dans deux des contributions à l ’ouvrage des passerelles qui purent exister entre mission et sciences, lorsque les missionnaires purent parfois mettre en retrait leur vocation apostolique pour servir d’autres intérêts — on redécouvre ainsi Teilhard de Chardin en Chine (B. Truchet, p. 171-185) et l’on découvre la figure du père Zappa dans le Haut-Niger (P. Trichet, p. 121-138), linguiste et cartographe. L’activité scientifique de ces hommes vint ainsi modeler leur identité et leur action, influençant leurs pratiques sur le terrain, ou parfois même, comme pour Teilhard de Chardin, occultant leur identité première de « missionnaire » aux yeux du public.
L’article de Jean-François Zorn est à part, puisqu’il vient interroger l’évolution de l’identité missionnaire de toute une famille et donc de sa mémoire, privée et publique, intime et projetée : celle de la famille Casalis. De 1812, année de naissance d’Eugène Casalis, missionnaire de la SMEP au Lesotho, aux années 2010, quand en 2012 fut célébré le bicentenaire de sa naissance, J.-F. Zorn revient sur la constitution d’une véritable « tribu » missionnaire sur cinq générations, dont l’identité fut façonnée autour de la figure quasi-mythifiée d’Eugène Casalis et de son travail auprès de Moshesh, roi du Lesotho.
On retiendra ainsi le foisonnement des identités missionnaires, dont l’étude reste bien un « chantier permanent », comme l’affirme Jean Pirotte dans la conclusion de l’ouvrage (p. 301-312). Il est dommage qu’aucune de ces contributions ne s’interrogent sur les itinéraires identitaires et vocationnels probablement aussi mouvants des missionnaires autochtones, ce que les directeurs d’ouvrage semblent eux-mêmes regretter (p. 16). Un cadrage historiographique plus solide, qui inclurait des références bibliographiques plus variées, ancrerait cet ouvrage plus fermement dans les débats qui animent aujourd’hui les champs de l’histoire coloniale, de l’histoire des sciences et de l’histoire connectée, entre autres.
Maud MICHAUD