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Patrick CABANEL, Ferdinand Buisson, Père de l’école laïque, Genève : Labor et Fides, 2016, 547 p.

Ce livre de 547 pages comprend, outre la bibliographie, 115 pages de notes. C’est dire l’ampleur de la recherche à travers les si nombreux écrits de Buisson (1841-1932) et son immense correspondance. Dans son introduction, Patrick Cabanel souligne le contraste entre l’importance qu’a eue Buisson (« vingt-cinq ou trente annuités de bons Français lui passèrent plus ou moins indirectement par les mains », comme l’écrit Péguy) et l’oubli dans lequel est longtemps tombée cette icône « emblématique de la IIIe République ». Buisson est-il vraiment desservi par sa photo de vieil homme à barbiche et lorgnon alors qu’il avait été fringant et « de belle puissance physique » ? Alors, regrettons que ce ne soit pas ce jeune portrait-là qui ait servi pour la couverture !

Depuis une vingtaine d’années, les recherches sur Buisson ont repris. Nous avons ici même rendu compte de l’étude si fouillée et originale de Martine Brunet-Giry (Ferdinand Buisson et les socialistes libertaires, 2014). Patrick Cabanel lui-même, plus ou moins directement, s’y est déjà intéressé avec Protestantisme, République et laïcité en France, 1860-1910, en 1999, devenu pour l’édition Le Dieu de la République. Aux sources protestantes de la laïcité, en 2003. Le livre qu’il nous offre aujourd’hui, par son ampleur et sa documentation, est comme l’aboutissement d’une longue réflexion. On pourrait donc se demander ce qui rend Buisson si proche de Cabanel. Ne serait-ce pas la tentative, tout au long d’une vie, de concilier le protestantisme (certes très libéral) et la laïcité, la religion et la libre-pensée ? Les mots-mêmes employés par Buisson montrent la continuité de ses sentiments, alors que le monde change autour de lui. Au début du XXe siècle, il accepte de présider l’Association nationale des libres-penseurs, voyant dans la libre-pensée une méthode visant à rejeter toute croyance imposée, ce qui rejoint le libre-examen des protestants. Buisson parle de « laïcité religieuse » ; en 1912, il publie La foi laïque. Il définit sa religion comme « une libre-pensée religieuse », car quand il parle de religion cela signifie pour lui le sentiment religieux (pas des dogmes, évidemment). Et ce sentiment qui élève l’âme, qu’il souhaite que les instituteurs transmettent aux enfants, cet Idéal, c’est le Vrai, le Bien, le Beau. C’est là le fond religieux de sa morale laïque. Et l’école laïque doit offrir le Beau aux enfants des classes populaires, par la musique et le dessin. La Réforme a démocratisé le chant à l’église, la République, à l’école.

Il ne faut pas limiter Ferdinand Buisson à son action la plus connue, de Directeur de l’Enseignement primaire qu’il fut de 1879 à 1896, et ne voir en lui que celui qui, « dans l’ombre du flamboyant Jules Ferry », a mis en place l’école gratuite (1881), obligatoire et laïque (1882), avec ses maîtres, ses programmes et son idéal. Laïciser, cela voulait dire supprimer le cours obligatoire de catéchisme et mettre à la place un cours d’instruction civique et morale. Séparer l’école de l’Eglise ne signifiait pas, pour lui, la séparer de la spiritualité et, jusqu’à la loi de Séparation de 1905, les devoirs envers Dieu font partie de ce cours. La morale est fondée sur un spiritualisme chrétien qui sera, on l ’a dit, malgré les perturbations de la vie politique, l’axe de sa vie. Ferdinand Buisson est un pédagogue, inspirateur de manuels scolaires, encadrant par ses instructions et conseils (notamment dans la Revue pédagogique) le travail des instituteurs, et dirigeant cette œuvre magistrale et incomparable qu’est le Dictionnaire de pédagogie, dans ses deux éditions. Ce dictionnaire avait pour but de pénétrer dans tous les foyers des enseignants pour qu’ils y trouvent la documentation encyclopédique dont ils pouvaient avoir besoin. Prévu de 1 000 pages, il en a atteint plus de 5 500, avec 359 contributeurs. Lui-même dans de nombreux articles, y a exprimé les idées qui lui étaient chères (par exemple la prière). Dans les Lieux de mémoire, Pierre Nora lui apporte une consécration en plaçant Le dictionnaire de Pédagogie parmi les textes fondateurs de la IIIe République.

Peut-on aussi voir en Ferdinand Buisson un théologien ? Déjà, à 21 ans, à la Chapelle Taitbout, il s’oppose à l’orthodoxie dogmatique d’Eugène Bersier et proclame un protestantisme (très) libéral auquel il restera fidèle. Réfugié en Suisse (1866) où il enseigne la philosophie à l’Académie de Neuchâtel, il veut créer une Eglise sans sacerdoce, sans mystères, sans dogmes, à laquelle il cherche à intéresser Félix Pécaut et Jules Steeg, ses futurs collaborateurs. Sa haine de Calvin, fondateur d’une orthodoxie autoritaire, l’amène à choisir comme sujet de thèse la personne de Castellion, un « huguenot » dont il fait le précurseur du protestantisme libéral et de la tolérance. Castellion s’est violemment opposé à Calvin, notamment lors de l’affaire de Michel Servet. Buisson soutient sa thèse à 51 ans, et ainsi, de 1896 à 1902, il tient la chaire de pédagogie à la Sorbonne. Il est alors également un dreyfusard en vue et actif.

En 1902 commence sa carrière politique, il devient député du XIIIe arrondissement de Paris, un quartier populaire où il vient habiter. Comme député, il joue un rôle actif dans le vote de la loi de Séparation. Mais la position d’équilibre qui était la sienne pour l’école, entre religion et laïcité, cette aspiration vers l’au-delà, vers l’infini, à laquelle les instituteurs devaient éveiller les enfants, est rompue, le positivisme l’emporte, et Patrick Cabanel juge que la génération Buisson n’a été qu’un moment de transition pour aider la France à sortir de l’emprise catholique. On peut aussi souligner le soutien qu’il a apporté aux revendications féministes pour le droit de suffrage, créant une Ligue de députés qui y étaient favorables et produisant en 1909 un remarquable rapport (de législation comparée) sur le droit de vote des femmes dans les différents pays du monde. Même s’il ne s’agissait que de voter pour les conseils municipaux et départementaux, le projet ne fut pas adopté. Regrettons que ne soit pas cité le Conseil des Femmes Françaises qui était, à cette époque, la principale organisation féminine/iste, très marquée par le protestantisme et avec laquelle il a collaboré. Dans le Dictionnaire des féministes (PUF, 2017), Buisson a droit à un long article où il est rappelé, notamment, que c’est à lui que l’on doit le vote, en 1919, de l’égalité salariale entre institutrices et instituteurs.

Pacifiste avant la guerre, succédant en 1912 à Francis de Pressensé comme président de la Ligue des Droits de l’homme et jusqu’en 1926, Buisson, pendant la guerre où il perd un petit-fils, participe avec ardeur à l’Union sacrée. Devant le courage, le sentiment national et la résistance dont font preuve les soldats, il l’attribue à l’enseignement moral et patriotique de l’école laïque et il s’en félicite : « On sait maintenant quelle jeunesse cette école a donnée à la France. » Après la guerre, les instituteurs (qui représentent la corporation qui a eu proportionnellement le plus de morts) se sentiront coupables d’un excès de patriotisme et deviendront pacifistes. Un pacifisme que ne désavoue pas Buisson pour qui le conflit était une manière de faire la guerre à la guerre afin de régler désormais les conflits par la négociation. Aussi salue-t-il la Société des Nations et il reçoit, en 1927, le Prix Nobel de la Paix en même temps que le député pacifiste allemand Quidde. Buisson donne l’argent de ce Prix au ministère de l’Instruction publique pour créer des bourses de voyage et d’étude.

Il meurt en 1932. Sa famille lui fait des obsèques civiles. En fait il avait rompu avec un certain protestantisme mais il n’en était jamais vraiment sorti. Sa vieille Bible était sur sa table de nuit.

Gabrielle CADIER-REY