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Martin Dumont (dir.), Coexistences confessionnelles en Europe à l'époque moderne. Théories et pratiques, XVIe-XVIIe siècles, Paris: Cerf, 2016.

À l’occasion du 4e centenaire de l’édit de Nantes, un titre a particulièrement marqué l’historiographie du moment : Coexister dans l’intolérance: l’édit de Nantes (1598), ouvrage collectif dirigé par Michel Grandjean et Bernard Roussel. Le paradoxe de cette formulation reflète toute l’ambiguïté de la coexistence confessionnelle dans le royaume d’Henri IV et de ses successeurs. Mais la France du XVIIe siècle n’est pas la seule concernée par cette ambiguïté: c’est ce que veut démontrer l’ouvrage collectif dirigé par Martin Dumont et issu d’une journée d’étude organisée à la Sorbonne par l’Institut de recherche pour l’étude des religions en avril 2012. Son objectif principal est d’appréhender, à travers la méthode comparative, la diversité des modalités de la coexistence confessionnelle en Europe, des débuts de la Réforme au dernier quart du xviie siècle (1685). Le terrain d’investigation est étendu puisqu’il recouvre la France, l’Empire, l’Angleterre, la Confédération Helvétique, la Pologne-Lituanie ainsi que le Piémont. Les divergences régionales au sein d’un même État sont également prises en considération, par exemple lorsque Willem Frijhoff souligne les différents degrés de tolérance entre les villes de Hoorn et d’Enkhuizen. Au fil des différentes collaborations, transparaît également l’existence, en termes de coexistence et de tolérance religieuses, d’un décalage entre les discours officiels ou les textes juridiques, les desseins véritables des autorités cachés derrière ces textes, et enfin les comportements réels des acteurs au quotidien.

Ce travail collaboratif est divisé en trois grandes parties. La première regroupe les contributions témoignant des principes même de tolérance, des textes qui fondent la coexistence confessionnelle. La seconde se focalise sur l’importance de la controverse comme instrument bien souvent utilisé dans un désir de retour à l’unité de foi. Enfin, la dernière partie rassemble des études qui s’intéressent à la situation confessionnelle dans des états particuliers.

Plusieurs communications témoignent de l’existence, en Europe, de modèles différents en termes de tolérance religieuse. La Confédération de Varsovie, texte adopté en 1573, fonde une Pologne-Lituanie longtemps considérée par les historiens polonais comme le modèle de tolérance religieuse par excellence. Ce mythe, quelque peu nuancé par Daniel Tollet, est concurrencé par l’idéal de tolérance religieuse décrit par les récits de voyageurs séjournant aux Provinces-Unies lors du Siècle d’or néerlandais. Dans l’Empire, le principe cujus regio, ejus religio, proclamé lors de la paix d’Augsbourg en 1555 est prédominant. Enfin, l’autre grand «modèle» européen est celui incarné par une France qui, à partir des édits de pacification puis de l’édit de Nantes, devient officiellement biconfessionnelle. Tous ces États ont pour point commun la reconnaissance, a minima, de la liberté de conscience car on considère que la foi est une affaire privée. Pour convertir l’hérétique, on préfère, en théorie, le persuader par la raison plutôt que par la force. Luc Daireaux nous rappelle effectivement que même dans l’édit de Fontainebleau qui révoque celui de Nantes, l’article 12 maintient cette devotio privata. Dans les faits, cependant, les autorités civiles la réduisent à néant.

En effet, derrière la coexistence de plusieurs confessions, transparaît bien souvent une volonté de retour à une unité religieuse. Guillaume Bernard explique que la tolérance à l’époque moderne n’a rien à voir avec le sens qu’on lui donne aujourd’hui, qui la rapproche de l’ouverture d’esprit. Bien au contraire, tolérer signifie, dans l’Europe moderne, supporter quelque chose de mauvais car on ne peut pas faire autrement. Il parle de «prudence» ou de « pragmatisme » temporaire, que les principes chrétiens de charité et d’humilité servent à légitimer. Les controverses, quelles soient sous forme de «guerres de livres», selon une expression de Chiara Povero, ou de dispute publique entre deux «champions» soumis au regard divin, constituent une des expressions les plus frappantes de ce désir de retour à l’unité religieuse. D’une part, ces controverses diabolisent l’hérétique ou l’infidèle, encourageant ainsi à l’intolérance, et d’autre part, elles poussent chaque confession à un examen de conscience approfondi. Dans les écrits controversistes piémontais notamment, l’hérésie est souvent comparée à une maladie spirituelle qu’il faut éradiquer. Fabrice Flückiger donne quant à lui l’exemple de la controverse de Baden, organisée par les cantons catholiques suisses en 1526 et dont l’objectif était bien de mettre fin au protestantisme dans la Confédération. La bataille de la Montagne Blanche du 8 novembre 1620, décryptée par Olivier Chaline, représente également, dans l’esprit des belligérants papistes, une « croisade » contre l’ennemi réformé. Pourtant, l’auteur apporte une nuance à cette vision traditionnelle d’une Europe partagée entre deux blocs antagonistes (catholiques contre protestants), rappelant par exemple que la bataille de 1620 découle également d’enjeux purement politiques, et non pas uniquement religieux.

Ce désir de retour, à long terme, à une unité de foi, explique que la tolérance de plusieurs confessions dans un même État, lorsqu’elle est mise en place, n’est jamais totale. En Pologne-Lituanie, seuls les nobles peuvent choisir leur religion ; ceux qui vivent sur leurs terres doivent se conformer à la religion de leurs seigneurs. En France, l’édit de 1598 n’accorde la liberté de culte que dans certains lieux, et, au cours du xviie siècle, les concessions faites aux huguenots s’amenuisent jusqu’à leur révocation pure et simple en 1685. Aux Provinces-Unies, la liberté de culte est autorisée dans la pratique comme un accord tacite, une « œcuménicité du quotidien », avec par exemple la mise en place d’églises domestiques ou semi-clandestines pour les catholiques (« huiskerken» et « schuilkerken »). Malgré cela, le calvinisme reste la confession dominante et la seule officielle de la jeune République. La tolérance de fait n’est pas sans contrepartie, puisque, jusqu’à la Révolution batave de 1795, seuls les calvinistes orthodoxes ont accès aux offices politiques et à toutes les fonctions désignées par les autorités publiques.

La coexistence religieuse est également au cœur d’enjeux politiques, économiques et sociaux. David Tollet démontre combien la tolérance polonaise est, en partie, le fruit d’un compromis politico-religieux entre la noblesse orthodoxe et la noblesse catholique (les premiers acceptant une position politique et sociale légèrement inférieure aux seconds, en échange de la liberté de culte). Dans le cas néerlandais, Willem Frijhoff pointe du doigt les magistrats qui, contre des pots de vin, acceptent de fermer les yeux devant des cultes catholiques trop visibles dans l’espace public. En outre, les modèles de coexistence different d’un pays à l’autre du fait des structures politiques, des traditions spécifiques aux entités étatiques. En France, tandis que le contenu des édits de pacification de la fin du XVIe siècle dépend du rapport de force des belligérants à un instant donné, l’application plus ou moins rigoureuse de l’édit de Nantes au XVIIe siècle est aussi liée à la conception et l’interprétation personnelles de l’édit par les Bourbons qui se succèdent sur le trône. De même, la mise en place des débats théologiques de controverse par le Magistrat suisse rappelle l’existence d’une tradition helvétique originale, qui accorde aux autorités civiles un droit de regard et d’intervention dans le domaine spirituel. Quant à la tolérance en Pologne-Lituanie, elle est parvenue à s’enraciner en partie grâce à l’important héritage humaniste d’Erasme et de son disciple Frycz-Modrzewski sur ce territoire. Enfin, dans le cadre du Saint Empire Romain Germanique, Laurent Jalabert témoigne du fait que le simultaneum, c’est-à-dire le partage par plusieurs confessions d’un même lieu de culte, s’adapte à un contexte local particulier et est un «palliatif» à une situation sans solution. Son édification dépend des capacités matérielles et humaines d’une communauté d’habitants, mais également de la décision ponctuelle de son prince après un événement particulier (après la conversion de celui-ci, après un traité international, etc.).

Au-delà de la seule question de coexistence, cet ouvrage reflète à quel point la frontière entre identité nationale et identité confessionnelle est floue dans l’Europe des temps modernes. Le sous-titre de l’article de Laurence Lux-Sterritt, « Qui est papiste n’est point anglais », est en ce sens très significatif. Par l’intermédiaire de la controverse et notamment des pamphlets, se construit, en Angleterre, une identité nationale profondément anglicane par opposition aux papistes assimilés aux étrangers et aux ennemis naturels du royaume. Les catholiques anglais sont décrits par leurs concitoyens comme fourbes par nature, menaçant les valeurs mêmes de la société anglaise et préférant servir l’Antéchrist de Rome plutôt que leur souverain légitime. Guillaume Bernard rappelle quant à lui que les huguenots veulent être considérés comme des sujets français à part entière, et réclament donc les mêmes droits religieux mais aussi politiques, économiques et sociaux que les Français catholiques. Une tolérance sur le modèle de celle accordée aux communautés juives de France ne leur convient pas, car ils ne désirent en aucun cas sacrifier leur identité nationale pour préserver leur foi.

En définitive, il semble que l’objectif initial d’appréhender toute la diversité de la coexistence confessionnelle en Europe moderne ait été atteint. En construisant des ponts entre chaque contribution, le lecteur comprend toute la complexité des relations interconfessionnelles et de leurs enjeux en termes politiques, sociaux, économiques ou encore identitaires.

Sara Graveleau