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Louisiane Ferlier, Itinéraire dans la dissidence. George Keith (1639-1716), une biographie intellectuelle, Paris: Honoré Champion, 2016, 546 p.

Cet ouvrage passionnant, tiré d’une thèse de doctorat, éclaire la trajectoire peu connue de l’Écossais George Keith (v. 1638-1716), qui fut tour à tour presbytérien, théologien et polémiste quaker puis ministre anglican. La marginalité de Keith dans l’historiographie, que vient corriger ce livre, remonte aux premières histoires du quakerisme, comme celle de Sewel parue en 1722, et ne fait au fond que refléter l’itinéraire étonnant d’un homme qui, pourtant très attaché à l’idée d’orthodoxie, n’a eu de cesse de cultiver la dissidence. Ce relatif silence historiographique est d’autant plus frappant que l’homme a laissé plus de 120 imprimés (opuscules polémiques, sermons, mais aussi des traités de mathématiques pratiques). Il y a là un riche matériau, qui, associé à des correspondances et des archives, offre amplement de quoi nourrir le projet de biographie intellectuelle du quaker schismatique annoncée par Louisiane Ferlier. L’ouvrage réussit le tour de force de rendre raison d’un itinéraire en apparence désordonné. Ses sept chapitres suivent une logique chronologique mais aussi géographique, chaque déplacement religieux de Keith s’accompagnant d’une mobilité géographique au sein du monde britannique, toile de fond politique et culturelle qui n’est pas négligée par l’étude.

Le premier chapitre se penche sur les années écossaises de George Keith. C’est au Marischal College d’Aberdeen, fréquenté entre 1654 et 1658 jusqu’à l’obtention d’un MA, que George Keith affûte ses armes de controversiste, notamment la maîtrise de la rhétorique. Il y reçoit les enseignements d’Andrew Cant, presbytérien ouvert aux nouvelles idées scientifiques autant qu’au dialogue religieux qui est sans doute déterminant pour « fissurer l’orthodoxie» presbytérienne chez Keith. Dans le contexte de l’opposition entre l’épiscopalisme – le Kirk est restauré en 1661 – et les presbytériens, condamnés à l’illégalité à partir de 1663, Keith fait le choix du quakerisme, qu’il paye rapidement par un bannissement et par un séjour en prison. Ces expériences de relégation fortifient le militant religieux qui voit dans la persécution le signe de son appartenance à la vraie Église. En 1675, il met à l’épreuve ses qualités de disputant lors d’un débat public avec un groupe d’étudiants de théologie d’Aberdeen. Ce goût pour la polémique apparaît aussi dans les premiers écrits quaker de Keith, notamment Immediate revelation (1668), moins marqué par la « graine intérieure» et la non-violence que le seront les expressions dogmatiques ultérieures de la Société des Amis. Le deuxième chapitre aborde la constitution de la pensée keithienne après son départ d’Ecosse, au contact de sources intellectuelles variées. L’ouvrage revient en détail sur le dialogue entamé à partir de 1670 avec le platonicien de Cambridge Henry More (1614-1687), dont les vues sur le divin comme mouvement embrassant l’espace se rapprochent de celles de Keith sur la Lumière Intérieure. Mais la christologie des deux hommes diffère franchement : à la différence de More pour qui la connaissance du Christ historique est fondamentale, pour Keith, qui pose ainsi les jalons d’un christianisme naturel, elle est seulement souhaitable, le Christ intérieur constituant le pivot de la foi. C’est à Ragley Hall, demeure de la vicomtesse et philosophe Anne Conway (1631-1679), que Keith, visiteur épisodique, prolonge ses hybridations philosophiques. Là, il s’ouvre à la kabbale lurianique dont il importe certains symboles dans une théologie qu’il veut syncrétique.

Le troisième chapitre envisage l’intégration paradoxale de Keith dans une Société des Amis toujours à la recherche d’une identité confessionnelle. S’il est l’un des auteurs les plus prolifiques du groupe, il ne soumet pas tous ses pamphlets au comité de censure. Surmontant la méfiance des quakers pour le «  book learning», Keith persévère dans la controverse écrite. Son goût pour la transmission et sa situation financière, relativement confortable depuis le mariage en 1671 avec Elizabeth Johnston, l’amènent naturellement à exercer le rôle de «  travellingfriend» pour la Société. Lors de la mission vers les Provinces-Unies et l’Allemagne dans laquelle il s’engage avec d’autres en 1677, il participe à la structuration de la communauté quaker et surtout reprend son œuvre prosélyte auprès des mennonites et des labadistes. Le zèle de controversiste qu’il déploie contraste cependant de plus en plus avec les tendances quiétistes qui s’affirment au sein de la Société. Cette mission prépare en quelque sorte le départ vers les colonies américaines. Nommé en 1687 pour tracer la frontière entre la Jersey orientale et occidentale, il rejoint en 1689 Philadelphie pour diriger une école. Le séjour en Pennsylvanie, objet du quatrième chapitre, voit Keith s’opposer de plus en plus frontalement à ses coreligionnaires quaker. Questionné par ces derniers sur son adhésion au dogme de la Lumière Intérieure, il en vient à souligner l’importance de la discipline ecclésiastique pour guider le croyant. Entre 1692 et 1694, il publie dix-neuf pamphlets dans lesquels il se défend d’être un schismatique, mais il regroupe de fait autour de lui un groupe hétéroclite de déçus de « l’Expérience sainte» pennsylvanienne. Keith pointe les contradictions du quakerisme colonial qui mettent à mal ses fondements égalitaristes et pacifistes : la confusion des pouvoirs temporels et spirituels, le recours superflu à la force armée ou encore la pratique de l’esclavage, qu’il est l’un des premiers à dénoncer en 1693. En 1692, la controverse avec les autorités quaker enfle, se judiciarise, passe du terrain confessionnel au plan du respect des autorités civiles et s’achève par l’excommunication de Keith. Les procès lui offrent l’occasion de développer un discours martyrologique dans lequel il avait déjà versé dans ses années aberdoniennes.

Réhabilité par le gouverneur anglican de Pennsylvanie, celui qui se revendique désormais «  Christian quaker» s’embarque pour Londres dans l’espoir d’y être réintégré par l’assemblée annuelle des Amis. À nouveau exclu en 1694, il reprend alors des activités de praticien mathématique. Il s’établit également comme prédicateur indépendant dans le bâtiment de la guilde des tourneurs, où, de prêche en prêche, de brochure en brochure, se dessine son éloignement des positions quaker. En 1700, son « farewell sermon» constitue son acte public de séparation de la Société des Amis et son entrée dans l’Église d’Angleterre. Reconnaissant ses erreurs passées et son aveuglement, Keith fait néanmoins de sa conversion, plus qu’une révélation brutale, l’aboutissement d’une réflexion rationnelle en germe dès les années quaker. Dans ses brochures, il s’efforce de souligner les points de cohérence de son itinéraire spirituel : attachement constant au trinitarisme (contre la trop grande insistance sur le Christ intérieur qu’il perçoit chez les quakers), refus de la prédestination (contre les presbytériens), importance de l’instruction et de la discipline (contre la Lumière intérieure quaker). Mais la question ecclésiologique demeure un point d’achoppement peu abordé par Keith – de ses années presbytériennes à la controverse pennsylvanienne, il a refusé avec constance l’encadrement épiscopal – que ses adversaires ne manquent pas de pointer, voyant dans cette contradiction insoluble la marque de l’opportunisme intéressé de Keith. « Mr Changeable», comme le désigne avec mordant l’un de ses contempteurs, passe en cinq ans du non-conformisme au conformisme le plus intransigeant, excédant même les positions modérées des latitudinaires, alors très influentes. Après son ordination dans l’Eglise d’Angleterre, le ministre Keith joue le jeu des figures d’autorité du monde anglican. En 1700, Il confronte les quakers d’Oxford avec le concours informel de l’Université (où ses traités polémiques équipent désormais la Bodléienne). Il convoite aussi la reconnaissance des autorités savantes, en publiant un traité sur le calcul des longitudes, qu’il adresse en 1710 à la Royal Society. Les quakers demeurent, dans les années qui suivent, la cible presque exclusive de sa verve de polémiste. Il bénéficie là de sa connaissance intime des rouages de la Société des Amis, qu’il s’efforce de présenter comme un groupe d’autant plus dangereux qu’il est organisé et efficace, à rebours de l’image d’enthousiasme désordonné qui lui était attaché sous l’Interrègne. Entre 1698 et 1700, il s’oppose lors de débats aux quakers de plusieurs villes du sud de l’Angleterre, mais c’est outre-Atlantique que son prosélytisme trouve le mieux à s’employer. Entre 1702 et 1704, il parcourt les colonies américaines à la demande de la Society for the Propagation of Gospel in Foreign Parts (SPG), une institution missionnaire étroitement liée au projet colonial. Il ne s’y livre pas tant à l’évangélisation des Indiens qu’à la confrontation avec ses anciens coreligionnaires quakers et les prédicateurs indépendants, rejouant les polémiques qu’il avait animées une dizaine d’années plus tôt. Si l’on en croit les sources renseignant sur cet épisode (le mieux documenté de la vie de Keith), ce « recyclage rhétorique et thématique» mène à la conversion d’environ deux cents quakers, qui comptaient pour l’essentiel parmi les soutiens de Keith au temps de son schisme. En 1705, de retour en Angleterre, il obtient une cure dans une paroisse rurale, grâce au soutien de l’archevêque de Canterbury. Keith est toutefois moins productif et les dernières années de sa vie sont marquées par le veuvage et la maladie. Sa mort, survenue en 1716, sert immédiatement les tactiques prosélytes des quakers anglais : deux auteurs de la Société des Amis narrent la déchéance physique et spirituelle du ministre Keith lequel, au crépuscule de sa vie, se serait toutefois repenti de son apostasie.

Au fil de chapitres toujours bien construits et informés, Louisiane Ferlier nous donne à lire les inflexions de la pensée théologique de Keith, mais aussi ses permanences. On regrettera les erreurs orthographiques qui émaillent le livre (« curée» au lieu de « cure», « in quatro», « chancre» au lieu de « chantre», etc.) et qui trahissent peut-être un passage de la thèse au livre un peu trop rapide. Le lecteur peut aussi sortir frustré de certains points qui demeurent dans l’ombre, faute de sources adéquates pour en rendre compte : les conditions de vie et de travail de Keith, les rapports de patronage entourant ses activités (au sein du cercle Conway comme dans l’Église d’Angleterre), les formes de sociabilités dans lesquelles il s’inscrit, etc… Encore cela n’est-il pas précisément l’objet d’une recherche qui assume d’abord une perspective d’histoire des idées. De ce point de vue, la mission est remplie et l’ouvrage contribue à faire revivre, sinon l’homme, du moins sa foi, aussi troublée et bigarrée que celle de son temps.

Aurélien Ruellet