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Julien GOEURY, La muse du consistoire. Une histoire des pasteurs poètes des origines de la Réforme jusqu'à la révocation de l’édit de Nantes, Genève : Droz, Cahiers d’Humanisme et Renaissance, n° 133, 2016, ix-867 p.

Cet ouvrage, issu d’un volumineux mémoire d’habilitation à diriger des recherches de Julien Goeury, apporte un regard neuf sur l’histoire des pasteurs français de l’époque moderne. Dans la lignée des travaux de spécialistes de littérature comme Frank Lestringant ou Olivier Millet (qui préface ce livre), l’auteur pense aussi en historien, et cela est très appréciable pour éclairer d’un nouveau jour des problématiques que l’on croyait connues, d’autant qu’il parvient même à mobiliser les apports de la sociologie critique.

Il se penche sur un corpus certes restreint à quelques individus (celui des pasteurs poètes aux XVIe et xviie siècles), mais parfaitement défini et l’ayant amené à exhumer des travaux peu ou pas connus, toujours en vers français et imprimés. À partir du critère du vers comme « régime de discursivité différent », mais aussi à partir de l’analyse du rapport changeant au lecteur, Julien Goeury se demande si ses protagonistes sont des pasteurs poètes ou des poètes pasteurs, en interrogeant les identités, les statuts d’auteurs, mais aussi les réactions ecclésiastiques.

Une très solide introduction (p. 3-30) pose les grands enjeux de l’étude, en montrant que dès Calvin la question de la versification émerge, même si c’est avec Théodore de Bèze, véritable fondateur de la « poétique réformée » qu’elle s’épanouit. Appelant à une contextualisation permanente des cas, Julien Goeury propose une analyse diachronique et voit selon les contextes dans quelle mesure les conditions d’exercice du métier de pasteur peuvent permettre « la prise en charge d’autres identités ». Il se penche ce faisant sur un champ poétique restreint, qui fonctionne pour lui-même, avec les fidèles qui sont le public visé, avec des imprimeurs spécifiques, etc., mais restreint surtout par rapport à un champ poétique élargi, celui des poètes professionnels, établissant des hiérarchies.

En s’en tenant aux productions imprimées et en français, Julien Goeury peut toucher au cœur de l’identité pastorale et voir les interactions avec elle, ou au contraire leur absence quand l’auteur des vers ne signe pas ou ne fait pas mention de son statut de ministre. Là aussi, l’importance de la contextualisation se révèle, puisque les autorités ecclésiastiques n’ont pas les mêmes exigences sur toute la période.

Au moins deux choix dans la définition du corpus permettent, et c’est heureux, de décentrer le regard par rapport à des études plus classiques. Le premier est chronologique, puisqu’il s’agit de commencer dès 1533, lorsque les livres réformés viennent de Neuchâtel. Le second est géographique, car le cadre embrasse tout le monde réformé francophone, incluant donc la Suisse ou les Églises du Refuge (notamment Londres).

Les différents chapitres étudient des cas particuliers (et sont, de fait, parfois un peu déconnectés, mais c’est sans doute inévitable) et sont regroupés en trois grandes périodes qu’il fait émerger. La première couvre les années 1533-1568, époque d’» effervescence et polarisation ». Partant du « laboratoire de Neuchâtel » dans les années 1530, surtout autour de Mathieu Malingre, l’auteur nous emmène ensuite à Genève, avec Calvin et Bèze. Le rôle des imprimeurs y est finement analysé, mais aussi les réflexions autour de l’émergence (ou non) de poètes « officiels », et le lecteur est emmené dans une véritable histoire sociale. Cette affaire est évidemment centrale en cette époque de fixation des Psaumes en français, livrant un élément véritablement identitaire aux réformés francophones. Julien Goeury souligne que pour Bèze, la production poétique en français a été une sorte de « parenthèse militante », qui se referme quand l’Eglise est fermement établie. Dans les communautés du royaume émergent aussi de grands noms, parmi lesquels on citera le plus célèbre, Antoine de Chandieu, et toujours en contexte de construction.

La seconde période étudiée (1569-1609) est celle d’un effondrement de la production dans le royaume, malgré le maintien, nettement moins central il est vrai, à Genève, notamment autour de Simon Goulart. Les aires de composition des vers sont désormais plus nettement autonomisées. Les Églises de France sont « tournées vers l’ouest », profitant de l’installation de presses locales (notamment à La Rochelle). Mais le nombre de pasteurs poètes publiant est très restreint et ce tropisme régional est peut-être difficile à établir statistiquement. La fin du besoin en chants ecclésiastiques a certainement éloigné les pasteurs de la production versifiée, confirmant l’idée que la période des débuts et de l’organisation est propice à la poésie.

Enfin, la dernière période (1610-1680) est celle du régime de l’édit de Nantes dans le royaume, et c’est le temps d’un renouveau dans cet espace, alors que l’on constate au contraire un effacement (voire une disparition) à Genève et dans le Refuge. La poésie peut devenir un des « divertissements » pour les jeunes proposants (étudiants en théologie) lorsque s’établissent les académies en France. Se pose toutefois la question de l’arrêt de la production de vers lorsque le proposant devient pasteur, ce qui est le cas dans plusieurs exemples. Pourtant, le lien entre « salons et consistoires » est établi et analysé, en prenant compte de la surveillance des autorités ecclésiastiques. On voit alors des figures importantes du monde pastoral (Philippe Vincent, Moïse Amyraut) ou bien connues des historiens justement pour leurs écrits (Philippe Le Noir de Crevain, Laurent Drelincourt). C’est à cette époque aussi que l’on peut suivre des pasteurs qui cherchent à se positionner dans un champ littéraire naissant avec l’émergence du statut d’auteur. Le cas développé dans le dernier chapitre, celui du très controversé et sulfureux Alexandre Morus, est révélateur de la porosité et de la redéfinition des limites entre le pastoral et le littéraire, autour des notions de crédit et de carrière.

L’épilogue révèle bien la pertinence d’une des thèses de Julien Goeury : en effet, avec Jean de Labadie, on assiste à un retour à la production de vers, mais surtout à partir du moment où il rompt avec les Églises établies pour en fonder une. Le lien entre écriture poétique et travail d’établissement des communautés semble donc bien se confirmer…

Même s’il est toujours difficile de généraliser à partir de quelques individus constituant une petite minorité de tous les pasteurs francophones de l’époque moderne, les apports de cet ouvrage à l’histoire sociale et culturelle des pasteurs sont réels, notamment par l’étude de la (dé)connexion entre l’identité de ministre et celle d’écrivain ou de poète.

Julien LÉONARD