Book Title

Denis BJAÏ et François ROUGET (éd.), Les poètes français de la Renaissance et leurs « libraires ». Actes du Colloque international de l’Université d’Orléans (5-7 juin 2013), Genève : Droz, Cahiers d’Humanisme et Renaissance, vol. 122, 2015, 549 p.

Les vingt et une communications de ce colloque consacré aux relations entre poètes et imprimeurs éclairent d’un jour nouveau la question des pratiques éditoriales à la Renaissance française. Partant de la notion de privilège d’auteur, elles retracent la normalisation progressive de la conception que l’on se fait du livre et des règles qui définissent le partage des rôles dans la diffusion et la régulation des stratégies éditoriales. L’apparition du privilège à un moment où le développement de l’imprimerie se généralise dans l’espace français est un phénomène d’autant plus intéressant à observer qu’elle assigne au livre des objectifs culturels particulièrement ambitieux. Animés d’une commune passion pour l’objet imprimé, poètes et libraires livrent un combat pour la défense de la littérature, au sein de laquelle la poésie est investie du pouvoir de doter la France d’une supériorité artistique, dont les poètes de la Pléiade portent le flambeau.

Si, juridiquement, le privilège a pour fonction de garantir la protection économique de la propriété intellectuelle, il possède sur le plan symbolique des prérogatives, dont le potentiel excède de loin les seules règles du partage contractuel. À cet égard, il faut savoir gré à Denis Bjaï et à François Rouget d’avoir inscrit cette problématique au cœur de ces Actes, auxquels la première contribution fournit le cadre de réflexion générale qui prend appui sur les exemples emblématiques de Pierre Gringore, Jean Lemaire de Belges et Jean Bouchet (contribution de Michèle Clément). Au nombre des motivations du désir d’éditer se situe une logique carriériste que partage l’ensemble des acteurs du livre et que seule une idée angélique de la production littéraire peut méconnaître : parvenir par la reconnaissance du talent reste le rêve, avoué ou non, de l’écrivain protestant ou catholique à une époque où l’écriture dépend organiquement des bienfaits des mécènes, des largesses des puissants et de la munificence royale. L’idée de gloire littéraire et les rétributions honorifiques, parfois substantielles, qu’elle entraîne, fait partie intégrante de la profession, comme c’est le cas de la carrière d’Auger Gaillard, dont l’itinéraire poétique se définit par la recherche de l’assentiment public (Christine Bénévent). C’est ce que confirme aussi l’exemple de Charles Fontaine qui, avec le concours de ses éditeurs François Juste, Jean de Tournes et Guillaume Rouillé, organise la conquête ambitieuse de l’opinion (Elise Rajchenbach-Teller). Les modifications répétées que le magistrat de Toul, Alphonse de Rambervilliers, apporte à ses Dévots élancements du poète chrétien correspondent aux mêmes exigences (Alain Cullière). Montaigne, enfin, ne déroge pas à la règle, en éditant les œuvres de La Boétie chez Fédéric Morel et en choisissant des dédicataires triés sur le volet en la personne de l’influent diplomate Louis de Saint-Gelais, Henri de Mesmes, éminent lettré, et de Paul de Foix, ambassadeur à Venise, dont les noms servent de caution au succès espéré du livre (Philippe Desan).

Parallèlement à ces ambitions carriéristes, somme toute légitimes, le colloque jette à juste titre la lumière sur des aspects esthétiques et culturels, dont la synergie entre poètes et imprimeurs exploite l’ensemble des ressources typographiques de l’imprimerie. De nos jours encore, les bibliophiles sont sensibles à l’élégance des mises en page, à l’attrait des 594péritextes et à la beauté des caractères qui concourent à la perfection d’œuvres hautement appréciées (Isabelle Pantin). L’exemple de Ronsard et de Baïf, toujours très soucieux l’un et l’autre de la présentation matérielle de leurs recueils, offre une illustration parfaite du savoir-faire de Maurice de La Porte, leur éditeur. La beauté des exemplaires, la délicatesse de l’ornementation, l’exécution artistique des médaillons, l’agrément des bandeaux et le raffinement des lettrines témoignent à cet égard du soin apporté à l’aspect esthétique du livre (Geneviève Guilleminot-Chrétien). En éditant les poésies d’Anacréon chez Henri Estienne, Ronsard manifeste encore sa passion pour l’apparat typographique et la somptuosité des pièces liminaires à même de restituer la grâce amoureuse du chantre de l’Eros grec (Daniel Ménager). Guillaume Du Mayne lui emboîte le pas, en publiant ses poésies chez Michel de Vascosan et Fédéric Morel, dans l’espoir de combler l’attente d’un public acquis à la langue vernaculaire et aux nouveautés formelles (Michel Magnien).

D’autre part, la stratégie gagnante de la promotion poétique passe aussi par le lancement, non moins nécessaire, d’initiatives éditoriales programmées par les libraires du Palais à Paris et de leurs auteurs à succès (Jean Balsamo). Elle bénéficie également de la diffusion d’œuvres prometteuses de minores, pour la plupart des étudiants désireux d’imposer leur nom. L’atelier parisien de Denis Du Pré fédère ainsi une pépinière de jeunes auteurs désireux de se faire connaître (Nicolas Ducimetière), tandis que l’officine du Lyonnais Jean de Tournes consacre ses activités, dans le même esprit, à l’édition de grandes poétesses, telles Pernette Du Guillet, Louise Labé, Jeanne Gaillarde et Isabelle Sforza (Mireille Huchon). Un phénomène semblable se rencontre chez Jacques de Sireulde et le Trésor immortel qui cherche à séduire le public par la portée encyclopédique du poème (Anne Réach-Ngo). Les motivations politiques et religieuses sont un autre facteur de conquête, conscients que sont les gens du livre des pouvoirs de l’écrit sur l’opinion. À cet égard, Philippe Desportes s’entend à publier en fonction de critères qui le conduisent successivement de l’atelier parisien de Robert Estienne à l’officine rouennaise de Raphaël Du Petit-Val, évolution caractéristique de la trajectoire littéraire (et religieuse) du poète profane à ses débuts vers son engagement ultérieur aux côtés de la Ligue (François Rouget). Etienne Jodelle emprunte un itinéraire comparable en faveur de sa conception des Lettres en passant des presses d’André Wechel aux ateliers d’Etienne Groulleau (Emmanuel Buron), tout comme le Caennais Jean Rouxel qui monopolise les compétences de l’hébraïsant Antoine Le Chevalier et de l’éditeur Pierre Philippe pour assurer le succès de ses Lamentations (John Nassichuk). Mais c’est avec l’Adolescence Clémentine de Marot que l’ajustement au public rencontre sa forme accomplie, grâce à la souplesse que le Quercynois met à l’adaptation de son œuvre aux exigences d’un public fluctuant. Mû par une véritable « conscience d’auteur », le poète gravement compromis pour délit d’hérésie offre au connétable de Montmorency une version manuscrite de son œuvre qu’il a auparavant scrupuleusement purgé des passages évangéliques compromettants, assoupli la critique du catholicisme et reconfiguré le contenu pour ne pas froisser son puissant dédicataire (François Rigolot).

En ce qui concerne les professionnels protestants du livre et leurs poètes, la situation correspond en gros à celle de leurs homologues catholiques. Leurs objectifs et leurs stratégies ne diffèrent guère dans la production massive qu’il diffuse à partir de leurs bastions de l’Ouest et du Sud-Ouest. De grands noms d’imprimeurs (Berton, Portau, Haultin...) assurent l’essentiel de la littérature spirituelle émanant des plumes de Du Plessis-Mornay, Jean de L’Espine, Pierre Du Moulin (Véronique Ferrer). Avec les guerres civiles, leur rôle se radicalise en faveur de la « Muse chrétienne » et la défense de la foi, telle que l’illustre la carrière d’Eloi Gibier, un des meilleurs exemples de la diffusion de la propagande 595confessionnelle étroitement ajustée aux exigences politico-religieuses du Parti (Denis Bjaï). Théodore de Bèze reste fidèle, vaille que vaille, à ses éditeurs Henri Estienne, Conrad Badius et Jean Crespin pour assurer la diffusion la plus efficace à son œuvre poétique et dramaturgique (Max Engammare). Seul Du Bartas, auteur du best seller de l’époque, voit lui échapper le contrôle des Semaines, dont le succès foudroyant est médiatisé par un nombre impressionnant d’éditeurs (Simon Millanges, Gabriel Buon, Michel Gadoulleau, Jérôme de Marnef, la veuve Cavellat, Pierre L’Huillier, Jérôme Haultin...), au point que l’« enchevêtrement de privilèges » (quasi inextricable) brouille la traçabilité d’un phénomène éditorial d’exception en France et en Europe (Yvonne Bellenger).

L’intérêt de ces contributions, on l’aura compris, est d’avoir mis en perspective la dynamique matérielle et symbolique des liens contractuels entre poètes et « libraires » dans la composition et la diffusion du livre à la Renaissance. Si les enjeux juridiques, économiques et culturels, tous interdépendants, sont opportunément replacés dans leur condition d’émergence et de développement, ils font la part belle au rôle de la création poétique et à l’ambition d’épouser, voire d’infléchir, les attentes d’une société marquée du sceau de l’humanisme et de la Réforme. Le souci de promouvoir la culture et les idées modernes auprès d’un public raffiné passe concrètement par la « fabrique » et la commercialisation de livres valorisés par les innovations techniques, linguistiques, politiques et religieuses. De ce point de vue, la littérature poétique joue un rôle idéologique fondamental dans la défense et la promotion des Lettres au cœur de la cité. Ajoutons qu’au terme de cette série passionnante d’études, l’index final facilite la consultation d’un sujet particulièrement foisonnant, dont on ne peut donner ici qu’un trop bref aperçu.

Gilbert SCHRENCK