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Plongée dans le monde mystérieux des petits groupes religieux : publier un panorama des groupes religieux minoritaires en France

Anne-Laure Zwilling

CNRS / Université de Strasbourg, UMR 7354 DRES

Depuis quelques années déjà, les questions d’appartenance religieuse ont pris en France une ampleur sociale plus pressante, tandis que les débats autour de la laïcité y ont trouvé une nouvelle vivacité. En 2011, mon unité de recherche à Strasbourg1 travaillait sur les minorités religieuses, s’intéressant notamment à leurs stratégies de visibilité ; nous avions organisé un colloque international sur cette question2. Lors des échanges informels en marge de cette rencontre avec deux des participants à ce colloque, Joëlle Allouche-Benayoun du GSRL (Paris3) et Lionel Obadia de S ’ISERL (Lyon4), nous nous sommes découverts une opinion commune. Nous avions en effet le sentiment que l’islam devenait la préoccupation majeure des décideurs, et que cette cristallisation des intérêts retentissait à son tour sur les financements et donc sur les priorités de la recherche. Pour notre part, travaillant sur le protestantisme, le bouddhisme ou le judaïsme, nous étions convaincus que l ’ensemble des expressions religieuses minoritaires présentes sur le territoire métropolitain méritait d’être étudié. Nous avons lancé, très rapidement rejoints par Rita Hermon-Belot du CéSor (Paris5), un programme de recherche qui visait surtout à dresser un état des lieux des travaux de terrain en cours sur les groupes religieux minoritaires en France (hors collectivités d’outre-mer). ce projet touche à son terme puisque nous espérons publier très prochainement l’ouvrage qui résulte de ces travaux ; je vais tenter d’en restituer ici les enjeux, les difficultés et l’intérêt.

Enjeux

Il y avait plusieurs enjeux, le premier étant un enjeu de compensation. Force est de constater que les différents groupes religieux sont surtout connus à partir de la place que leur donnent des médias, et que ceux-ci vont plus volontiers à ce qui frappe les esprits qu’à l’information précise. Ainsi, c’est souvent l’islam, et à un degré moindre les protestants évangéliques, qui retiennent essentiellement l’attention. Les autres groupes sont très peu considérés, sauf parfois pour une dimension folklorique comme lors du nouvel an chinois – lorsqu’ils ne restent pas presque inconnus du grand public. Et quand ce n’est pas la polémique qui dicte l’intérêt, celui-ci se porte alors souvent sur le catholicisme, du fait de son importance historique et démographique6.

Cette inégalité de traitement a été parfaitement illustrée en avril 2016, lorsque FranceTV info avait publié une information sur les religions en France. Si la France était un village de 100 habitants, expliquaient-ils, il y aurait 56 catholiques, 3 musulmans, et 34 qui ne croient à aucune religion. Le total est de 93 %, mais pas un mot n’est dit des 7 % restant — pourcentage ici pourtant supérieur à celui des musulmans. De même, parmi les différents sondages publiés à l’occasion de l’élection présidentielle, IPSOS a livré une sociologie de l’électorat en France qui analyse notamment le vote au premier tour selon la religion7. Les catégories fournies sont déclinées en « catholiques pratiquants réguliers », « catholiques pratiquants occasionnels », « catholiques non pratiquants » et « autres religions », cette dernière catégorie fourre-tout étant symptomatique de l’attention généralement portée aux groupes religieux minoritaires en France. À l’heure où l’on évoque de plus en plus fréquemment la diversité religieuse de la France, il nous semblait important qu’elle soit prise en compte dans sa totalité, et non en fonction des priorités des médias ou de l’actualité.

Le manque d’information n’est d’ailleurs pas qu’inégalité dans l’attention portée aux différentes expressions religieuses. c’est dans son ensemble que le paysage religieux français est peu ou mal connu. Les groupes religieux minoritaires sont souvent appréhendés de loin et de façon globale alors que nos travaux nous apprennent que ces groupes, ainsi « les protestants », « les juifs », « les musulmans » par exemple, sont en réalité divisés en sous-groupes, qu’ils se diffractent en petits ensembles selon des clivages qui peuvent être doctrinaux, ethniques, générationnels, linguistiques ou encore culturels – et, d’ailleurs ils associent le plus souvent plusieurs de ces critères.

Le deuxième enjeu était un enjeu de connaissance : il s’agissait de répondre à un certain déficit d’information, d’apporter ce supplément d’information et de savoir scientifique. Notre but était de permettre de mieux connaître la façon dont les groupes religieux minoritaires se définissent eux-mêmes et, en se situant à un niveau d’analyse plus fine des grands groupes religieux, de cerner leurs sous-ensembles, enfin de comprendre comment s’organisent ces différentes composantes les unes par rapport aux autres.

Enfin, alors que la dimension religieuse d’une question devient vite envahissante, voire surdéterminante, comme on l’a vu dans certains débats vestimentaires à propos des tenues de baignade, elle est par contre parfois ignorée en particulier pour certains groupes le plus souvent abordés sous le seul angle ethnique, comme les Arméniens ou les Turcs8. Si l’on s’intéresse à leur dimension religieuse, c’est surtout la dimension transnationale, ou le pays dans lequel cette confession est majoritaire ou dont elle est originaire qui sont pris en compte, mais on n’évoque que peu les membres de ce groupe présents en France9. Le troisième enjeu était de chercher à cerner, dans toute la diversité de ses modalités concrètes, la réalité de la dimension religieuse des diiférents groupes présents en France. Au-delà de la description concrète, nous comptions bien aborder un enjeu épistémologique, celui de cerner au plus près le religieux lui-même.

La mise en place du projet

Nous avons commencé par organiser diverses rencontres scientifiques, pour servir de base et de guide à notre entreprise en suscitant l’échange et les débats si nécessaires entre spécialistes. comme nous le savions, et cela s’est confirmé lors de ces rencontres, les spécialistes des différents groupes religieux minoritaires appartiennent à des domaines d’études divers : sociologues et anthropologues, mais aussi historiens, civilisationnistes, littéraires, théologiens... Cette pluridisciplinarité a nourri de manière très stimulante la rencontre entre les spécialistes des mêmes groupes. Elle a cependant également révélé une difficulté d’accès à l’information concernant ces groupes, les publications étant souvent dispersées sur des supports très variés. ce dernier constat a ainsi confirmé l’intérêt d’un ouvrage qui rassemblerait l’information en un support unique, et donnerait à voir, autant que possible, l ’ensemble des groupes présents dans l ’espace français. L’idée a alors surgi de rédiger une manière de panorama des groupes religieux minoritaires en France, une publication collective dans laquelle un spécialiste de chaque groupe serait chargé de rédiger une présentation.

pour faciliter la lecture et permettre les approches comparatives, nous avons élaboré une trame de présentation qui adopte la même organisation pour chaque groupe pris en compte. chaque rédacteur devait d’abord présenter le groupe (son nom, sa place dans les courants religieux et sur le plan international), puis en fournir une description rapide : son importance numérique et son évolution démographique, son histoire et son implantation géographique en France, sa composition. On devait entrer ensuite dans une présentation plus détaillée, en exposant la façon dont le groupe se définit lui-même, le contenu de son discours religieux et son évolution la plus récente, l ’organisation internationale dont il fait partie éventuellement, sa structure en France, les courants ou sous-groupes internes au groupe, les textes fondateurs auxquels il se réfère et les manières dont ceux-ci sont utilisés, enfin l’organisation de la formation religieuse et de la transmission. Des indications concernant la participation religieuse sont également données (de préférence appuyées par des chiffres, concernant la participation financière et la pratique cultuelle, les fêtes religieuses, les pratiques alimentaires et vestimentaires). On s’intéresse ensuite aux relations entre le groupe et l’Etat : statut juridique, rapports avec les pouvoirs publics, représentation politique, implantation institutionnelle… Puis l’auteur décrit les relations du groupe avec la société française : les questions de reconnaissance sociale, les débats suscités par le groupe ou le concernant, les relations interreligieuses et interconfessionnelles, les revendications exprimées par le groupe, sa place dans les médias et les enquêtes. On évoque alors la prise en compte du groupe dans les travaux scientifiques en brossant le paysage de la recherche (travaux en cours et perspectives offertes). Il s’agit donc bien d’une présentation factuelle, qui n’exclut pas, bien entendu, une perspective plus critique et réflexive.

La structure commune de présentation permet une certaine souplesse, car elle doit naturellement être adaptée au groupe concerné : toutes les rubriques ne sont pas présentes pour chaque groupe, certains aspects étant absents ou non pertinents. Les caractéristiques propres des groupes déterminent également certaines priorités : il peut être essentiel parfois de développer plus particulièrement l’histoire de la présence en France, tant elle éclaire la situation actuelle. Inversement, sur certains aspects, il n’est pas forcément nécessaire d’en dire autant pour tous. On s’est efforcé de trouver un équilibre entre la préservation de la spécificité de chaque groupe et l’homogénéité de la présentation.

Dans l’organisation de nos rencontres scientifiques, nous avions choisi de prendre en en compte successivement les grandes familles dénominationnelles, afin que les échanges entre les participants ne soient pas pénalisés par un manque de références communes. Nous avons décidé de conserver cette organisation dans l’ouvrage, qui présente donc les différents groupes par sections rassemblant les différents membres d’une « famille religieuse ». Cette catégorisation a cependant été utilisée de façon assez souple, d’une part parce qu’il a été impossible de trouver un critère unique pouvant seul déterminer l’organisation générale tout en conservant un équilibre d’ensemble, d’autre part pour ne pas fragmenter exagérément l’ouvrage. Ainsi, le christianisme a été divisé en plusieurs sections ; mais si en France l’on s’accorde habituellement pour distinguer catholiques, orthodoxes et protestants, cette classification ne prend pas en compte, parmi les christianismes orientaux, ceux qui n’appartiennent pas au monde orthodoxe. La faible présence numérique de ces groupes en France ne justifiait cependant pas de leur consacrer une section romplète. Une section « christianismes orientaux » évoque donc à la fois ces groupes et les Églises orthodoxes, bien que celles-ci ne soient pas toutes originaires d’Orient au sens propre du terme. Inversement, la section « religions asiatiques » rassemble des groupes religieux à l’origine géographique commune (bien que parfois lointaine), bien qu’ils appartiennent à des familles religieuses très diverses.

Notre ouvrage est donc, en définitive, divisé en sept sections : les religions asiatiques, les catholicismes, les christianismes orientaux, les islams, les judaïsmes, les protestantismes – tous ces noms utilisés au pluriel, pour souligner la diversité interne de chacun de ces ensembles. Une section finale prend en compte des groupes dont la présence dans l’ouvrage semblait nécessaire, comme les vodous ou l’antoinisme, mais qui restaient « inclassables » selon les termes de l’organisation que nous avions retenue : ainsi en va-t-il par exemple pour le bahaïsme, qui n’entre pas sans difficulté dans la section des religions asiatiques, bien qu’étant originaire d’Iran… Ces sept sections sont enfin présentées simplement par ordre alphabétique, car aucun critère, chronologique, démographique ou autre, ne permettait de les ordonner de façon réellement satisfaisante.

Pour chaque section, une introduction présente l’ensemble des groupes qui la composent, et en restitue la dynamique à la fois de composition et d’organisation. cette introduction justifie également le choix des groupes pris en compte ainsi que la logique de présentation de la section. En effet, selon les sections, la dimension chronologique, l’importance relative des différents courants de pensée ou encore les liens transnationaux ont pu influer sur l’ordre retenu dans les séquences développées.

Quelques obstacles

Nous avions peut-être sous-estimé l’ampleur et la complexité de l’entreprise engagée, qui s’est avérée plus longue et plus délicate à réaliser qu’initialement prévu ; nous avons en effet rencontré un certain nombre de difficultés que nous n’avions pas toujours anticipées. Je ne vais pas évoquer ici celles inhérentes à toute publication collective, qui sont bien connues, comme la quasi-impossibilité d’obtenir les textes dans les délais convenus ou la réticence de certains contributeurs à prendre en compte les exigences spécifiques à un travail précis, qu’il s’agisse de normes bibliographiques ou, comme dans notre cas, de la nécessité de respecter un ordre et une trame spécifiques. Un autre ouvrage serait sans doute nécessaire pour les exposer toutes ! Au-delà de ces questions matérielles, certaines difficultés spécifiques à notre projet scientifique me semblent être des marqueurs de la réalité des groupes religieux minoritaires aujourd’hui et de leur prise en compte par la société et par le monde de la recherche. Elles valent donc la peine d’être explicitées.

Définir un groupe religieux

Dans son rapport daté de 2006, Jean-Pierre Machelon décrivait « le tableau confessionnel de la France contemporaine » et le qualifiait de « complexe, multiple et difficile à saisir, offrant au regard une multitude de groupes, de structures et d’affiliations de natures, de tailles et de pratiques différentes10 ». Il exprimait parfaitement la première des complications : la très grande diversité des expressions religieuses qui rend toute définition d’ensemble particulièrement hasardeuse. Notre recherche ne portait pas sur les rapports individuels à la religion, mais voulait s ’intéresser aux groupes constitués. Or, dans la France contemporaine, comment définir un groupe par l’appartenance religieuse ? Nous avons rencontré cette même interrogation à partir de deux lieux d’émergence. D’une part, la question s’est posée de distinguer l’appartenance ethnique au sein d’un même groupe religieux. Les spécialistes du monde asiatique, sensibles aux variations confessionnelles dues aux différentes appartenances nationales, tendent à privilégier une approche des groupes religieux par catégorisation ethnique ou nationale. Et il faut admettre que bouddhistes chinois et bouddhistes tibétains constituent deux ensembles très différents ; les traiter conjointement au nom d’une appartenance commune à une religion aurait été peu pertinent. Mais la problématique inverse a surgi presque immédiatement : il paraît en effet tout aussi illégitime de ne pas prendre en compte l’organisation spécifique et le caractère propre de la relation à la religion des Chinois protestants en France. Là, l’appartenance ethnique ne peut être utilisée comme critère de démarcation du groupe, car il serait, en revanche, impossible de traiter l ’ensemble des chinois en

France indépendamment de leur appartenance religieuse. Il faut admettre que la mixité de ces critères, la combinaison des appartenances ethniques ou nationales et religieuses, est une réalité fréquente en ce qui concerne les petits groupes religieux en France. notre intérêt premier portant sur la religion, nous avons conservé le principe de la prise en compte du groupe constitué par une appartenance religieuse commune, en admettant le critère ethnique comme délimiteur additionnel lorsque cela s’avèrait pertinent.

Cette question de définition comporte également une dimension quantitative. Notre point de départ était la problématique minoritaire, et nous cherchions une approche affinée des ensembles religieux. Mais notre attention pour les sous-parties d’ensembles déjà peu nombreux nous a amenés à discerner des groupes confessionnels parfois composés de quelques centaines de personnes tout au plus. Le grand nombre ne fait certes pas l’intérêt, mais il n’est naturellement pas possible de rendre c ompte de tous les groupes religieux présents sur le sol français et regroupant quelques dizaines ou centaines de membres. Nous avons alors, pour chacune des sections, tenté d’éviter simultanément deux écueils : celui d’une impossible exhaustivité et celui d’une omission de groupes significatifs qui contribuerait à fausser la vue de 1’ensemble. Il faut avouer qu’un certain pragmatisme a aussi joué : nous avons parfois dû renoncer à traiter de certains groupes, faute simplement d’avoir trouvé un rédacteur. Notre première contrariété a donc été toute théorique : il a fallu admettre que nous ne pourrions pas trouver de critère unique permettant de déterminer quel ensemble religieux prendre en compte, qui soit en même temps pertinent pour l ’ensemble des groupes présents sur le territoire. Cerner un groupe religieux en France, contrairement à d’autres pays où l’affiliation religieuse comporte une dimension juridique et a donc un caractère plus homogène, nécessite fatalement une combinaison de critères.

Trouver des spécialistes

Nous nous sommes adressés à des spécialistes reconnus dont l’ouvrage restitue la précieuse expertise. Nous leur en sommes très reconnaissants. certes, les articles n’ont pas tous été rédigés par des experts avérés du sujet, certains ne disposant pas du temps requis pour un exercice si spécifique, d’autres n’ayant peut-être pas été convaincus de l ’intérêt d’une aussi vaste entreprise collective ; de ce fait, notre ouvrage compte aussi parmi ses rédacteurs un nombre important de jeunes chercheurs. Et pourtant, nous avons parfois peiné à trouver un rédacteur.

Cela s’est décliné de plusieurs façons. Pour certains groupes, il s’est avéré difficile de trouver des chercheurs disposant de travaux récents ou en cours à leurs propos. Le cas de figure où un chercheur, dont on connaît les écrits publiés il y a une dizaine d’années, et qui a depuis changé d’objet ou cessé le travail d’investigation, sans rien avoir actualisé depuis, s’est avéré particulièrement fréquent. Il est ainsi clairement apparu qu’après une période d’intérêt marqué pour les groupes religieux français autres que catholiques, entre les années 1980 et 2000, ceci sans doute dans l’élan de la découverte de la présence des nouveaux mouvements religieux et de la diversification religieuse de la France, les chercheurs ont – peut-être par effet de saturation – trop largement délaissé cet objet de recherche. Un durcissement des conditions de travail, laissant moins de liberté dans le choix des objets d’étude, peut également expliquer cette sensible désaffection. Il n’en reste pas moins que le recrutement des rédacteurs de cet ouvrage a révélé un vide de la recherche  : en dehors de l ’islam, on travaille peu, actuellement, sur les groupes religieux minoritaires en France. Souvent, en cherchant un rédacteur, nous avons dû contacter des jeunes chercheurs qui avaient réalisé un mémoire de master ou une thèse de doctorat sur un de ces groupes, mais avaient depuis complètement changé de sujet de recherche.

Très souvent, le problème a été de trouver des spécialistes connaissant bien la situation d’un groupe en France. En effet, les confessions dont le berceau historique se trouve hors d’Europe (religions d’Asie, christianismes orientaux par exemple) sont généralement étudiées dans leur région d’origine, leur présence en France n’étant perçue que comme diasporique ou secondaire. Certains de nos contributeurs ont ainsi dû compléter leur connaissance du groupe par une enquête sur sa situation actuelle en France. Qui plus est, dans plusieurs cas, soit parce que les chercheurs s’intéressent essentiellement à la situation du groupe dans son pays d’implantation principal, soit parce que le groupe n’a pas retenu l’attention du monde de la recherche, il nous a été, là encore, très difficile de trouver un rédacteur. Il n’existe que très peu, ou pas de recherche portant par exemple sur la situation en France des sikhs, des maronites, des haredis, de l’Eglise vieille-catholique ou des melkites. L’ensemble le moins étudié, pour ce qui est de sa présence en France, est celui des chrétiens orientaux. souvent, ce sont de très petits groupes, généralement discrets et ne suscitant pas de polémique. Nous ne pensions pour autant pas devoir renoncer à en parler, bien au contraire. c’est précisément ce type de manque que nous cherchions à pallier, d’autant que nombre de ces groupes sont maintenant établis en France depuis fort longtemps et y développent une identité et une culture propres qu’il semblait important de cerner.

cette difficulté à trouver des auteurs s’est avérée particulièrement grande dans le domaine de l’islam, pour lequel il faut souligner que Bernard Godard, qui de surcroît a eu affaire à plusieurs interlocuteurs qui n’ont pas tenu leur engagement de rédaction, a réalisé un travail considérable. Pour cette section, le problème n’a parfois pas été de trouver un interlocuteur qui puisse réduire sa focale à la France au lieu de traiter du groupe au niveau international au contraire, il nous est arrivé de trouver un spécialiste d’un courant donné de l’islam dans une ville de France particulière, qui ne s’estimait pas compétent pour faire le point sur la situation nationale. Par ailleurs, certains chercheurs n’ont pas voulu contribuer à notre projet, ne souhaitant pas révéler leur intérêt pour le groupe en question ou divulguer la direction actuelle de leurs recherches. Enfin, il s’est avéré que ces dernières années avaient été extrêmement riches en sollicitations pour les spécialistes de l’islam. Nombre d’entre eux, littéralement submergés de propositions, n’ont pas pu trouver le temps nécessaire à cette collaboration.

Plusieurs intérêts de l’ouvrage

En confirmant l’existence de « trous noirs » de la recherche, de groupes sur lesquels l’information disponible est datée ou bien ne concerne pas le territoire français, cette difficulté à trouver des rédacteurs a en réalité confirmé l’intérêt de notre ouvrage. Combler un certain déficit de connaissance en essayant d’ailleurs de s’adresser, au-delà du monde de la recherche, à toute personne intéressée, voilà quel est le premier objectif de cet ouvrage. Il présente bien sûr une sorte d’inventaire des groupes religieux présents en France. Mais si ce n’était que cela, hormis l’utilité pratique évidente, l’apport serait limité. La visite guidée qu’il offre des groupes religieux minoritaires français a un intérêt à la fois immédiat et prospectif.

Le dynamisme du religieux

D’abord, l’ouvrage donne à voir la grande variété de ces groupes religieux. Certains comptent leurs membres par centaines comme les massorti ou les anglicans, voire par dizaines comme les taoistes, d’autres par centaines de milliers ou même par millions. Il en est qui sont activement prosélytes, comme les Témoins de Jéhovah, d’autres ne souhaitent pas s’ouvrir à de nouveaux membres. On trouve des groupes très hiérarchisés, avec une structure ferme, mais aussi des organisations beaucoup moins formelles. Les communautés diffèrent également dans leur intérêt pour la jeunesse, leur rapport à la langue ou à la tradition, ou encore leur ouverture aux relations interreligieuses. De façon immédiate donc, l ’ouvrage donne à voir la diversité des groupes religieux. Mais cette diversité est aussi présentée dans sa dimension la plus dynamique. Ainsi, la situation actuelle de tous ces groupes s’inscrit dans une histoire, et sont évoqués des changements récents, des évolutions doctrinales ou institutionnelles, des transformations actuelles ou à venir. À l’intérieur même des groupes sont aussi pointées des dynamiques, qui organisent des cercles soit concentriques, soit multipolaires.

Au-delà donc d’une simple présentation factuelle des différents groupes religieux, l’ouvrage évoque aussi leurs évolutions, faisant apparaître les différentes forces qui les animent et les constituent. Et surtout, il révèle la grande diversité des modalités d’appartenances. Ainsi les groupes sont-ils organisés autour des pratiques collectives ou individuelles, autour de l’ostentation ou de la discrétion, du prosélytisme ou de l’élection, de l’unité ou de la diversité, de la pratique religieuse publique ou des rapports au sacré dans la sphère domestique, de l’institutionnalisé et du labile, du multitudinisme ou de la conviction11… Sébastien Fath, en évoquant les cercles concentriques d’appartenance dans le protestantisme12, avait déjà rappelé que l’assistance cultuelle est loin d’être le seul biais par lequel le rapport à la religion peut se laisser saisir. Plus récemment, l’enquête de Yann Raison du Cleuziou et Philippe Cibois sur les catholiques engagés13 a également mis en valeur l’importance qu’il y a de cerner la variété des modalités de l’engagement religieux. Les minorités présentées dans notre ouvrage décrivent chacune une manière particulière de se définir par rapport au groupe ; ainsi du degré de prosélytisme, entre ceux qui ne comptent que des militants (comme l’Armée du Salut) et les groupes qui rassemblent de façon beaucoup plus lâche des sympathisants. Mais il y a plus : le degré d’implication et les façons de s’engager, qu’il s’agisse de participation financière, de pratiques alimentaires ou vestimentaires, de transmission religieuse, s’expriment et se conjuguent selon une grande variété de forme. Présenter cette diversité est un apport supplémentaire, une incitation supplémentaire à essayer de cerner ce que représente aujourd’hui en France l’affiliation religieuse, ce que sont les motivations et les modalités de l ’acceptation effective d’une croyance religieuse.

Multiculturalité et confrontation

L’ouvrage offre également, sur un tout autre plan, un apport appréciable : une meilleure connaissance des relations entre les groupes. Adopter une même structuration d’approche et de description pour tous les groupes a permis d’en faire ressortir des traits communs. Certains groupes religieux sont tendus entre des polarités relativement semblables. Entre l ’identitaire et l ’intransigeant, entre le culturel et le religieux, entre le poids de l’histoire et la volonté d’évolution, mais également entre anciens et plus jeunes, tous les groupes composent avec des aspirations contradictoires ou des exigences opposées. Et plus particulièrement, tous les groupes religieux de France font désormais, en raison tant de l’évolution de la visibilité des groupes minoritaires14 que de celui des situations de migration15, l’expérience d’une situation de rencontre avec les autres religions. Cette rencontre peut avoir des effets divers : elle peut conduire à une plus grande ouverture d’esprit chez certains ou, au contraire, constituer un élément déclencheur d’une mobilisation identitaire et un passage à un comportement de type fondamentaliste chez d’autres. Il y a donc une dimension de confrontation forcée, qui amène d’ailleurs une diversité au sein même des confessions religieuses. Des personnes récemment arrivées créent parfois de nouvelles institutions religieuses dans leur pays d’accueil ; l’institution dirigeante de leur pays d’origine, qui se considère comme responsable de l’orthodoxie de la pensée, ne les reconnaît pas toujours, les migrants affirmant de leur côté conserver la croyance authentique à partir de ce qu’ils ont pu reconstituer sur la base de leurs souvenirs. Toutes les possibilités d’évolution religieuse sont ouvertes, du développement d’une «  spiritualité » nouvelle et différente, aux marges des dénominations principales jusqu’au renforcement de pratiques religieuses exigeantes, qui peuvent parfois devenir extrêmes. Il se révèle donc des minorités religieuses questionnées en interne et en externe. Un deuxième chantier de recherche se dessine ici, celui de l’état et de l’évolution des relations entre les différentes expressions religieuses minoritaires d’une France religieusement plurielle dans un monde globalisé.

Le catholicisme comme minorité ?

Le dernier apport de l’ouvrage concerne la question même du « minoritaire ». Le point de départ de ce projet, comme je l’ai indiqué au début de l’article, était l’intérêt pour les groupes religieux en situation minoritaire. ce terme « minoritaire » évoque la question du nombre, et sous l’angle démographique, nous traitions bien de groupes numériquement peu importants. ces groupes sont également minoritaires dans la mesure où leur impact social reste faible : aucun de ceux qui étaient envisagés n’a jamais constitué dans l’histoire française un groupe dominant. Les dimensions anthropologique (les dynamiques de préservation pour chacun de ses formes culturelles et cultuelles), politique (objet de stigmatisation ou de reconnaissance), juridique (le statut donné par l’État) étaient également prises en compte dans notre définition de la minorité. cependant, raisonner en termes de minorité semblait tout à fait paradoxal pour certains de nos auteurs, et notamment pour les spécialistes de la chine, le pays le plus peuplé du monde... Ainsi se révèle une complexité de la dimension minoritaire appliquée aux religions : pratiquement toutes fonctionnent aujourd’hui en réseau transnational, et quasiment tous les groupes sont en situation d’être minoritaires en certains lieux et majoritaires ailleurs.

Un peu plus tardivement dans le projet, l’intérêt porté au catholicisme devait confirmer la nécessité de changer notre regard sur cette catégorie. Depuis plusieurs années, bon nombre de sondages placent le nombre de personnes interrogées se disant catholiques en France en dessous du seuil de 50 %, et notamment l’EVS 200816 selon laquelle ils seraient 42 %. En termes numériques, la question d’inclure le catholicisme dans une présentation des groupes religieux minoritaires en France se posait donc. Après un colloque organisé sur ce thème17 et les débats que cette rencontre a permis, nous avons décidé d’inclure dans l’ouvrage une section consacrée aux catholicismes – au pluriel, car il y a d’autres groupes catholiques en France que l’Eglise catholique romaine. Pourtant, associer catholicisme et minorité en France n’a rien d’évident. La minorité n’est certes pas qu’affaire de chiffres, elle est aussi une relation entre appartenance majoritaire et appartenance minoritaire, et entre société et minorité, comme le souligne Isabelle Rivoal18. La France reste marquée par la place particulière que le catholicisme romain y a tenue dans son histoire. La « religion de la majorité des citoyens français », selon la formule utilisée dans le préambule du concordat de 1801, continue d’être présente, dans le cadre social comme en témoigne la persistance de la fête du 15 août, ou dans le domaine du symbolique, comme dans le rapport à la mort. Pour toutes ces raisons, si le catholicisme est une minorité en France aujourd’hui, ce ne peut être que comme minorité paradoxale, comme le dit Frédéric Gugelot, ne serait-ce donc que par une « conscience minoritaire » radicalement differente de celle des autres groupes. Encore une fois, cependant, choisir d’inclure les catholicismes dans l’ouvrage est aussi bien fournir une information factuelle que donner à penser. Sur ce dernier point également, comme à propos de la diversité des groupes ou du tableau d’ensemble, la contribution de l’ouvrage se situe au double niveau de l’apport descriptif et de la proposition de réflexion.

Conclusion

Pour conclure, rappelons rapidement que le paysage religieux français a connu une évolution considérable au cours des dernières décennies. Dans son ensemble, d’abord, car le rapport de proportion des groupes religieux les uns par rapport aux autres a beaucoup changé et car de nouvelles religiosités se font jour. Mais ce paysage religieux change également en quelque sorte « en interne », car chaque groupe est animé de sa dynamique propre : il peut être en phase de croissance ou de déclin, se déplacer, changer d’orientation doctrinale ou spirituelle, évoluer dans ses pratiques ou dans son rapport au monde. Ce projet de présentation des groupes religieux minoritaires dans le territoire métropolitain de la France a donc la double vocation de fournir un état des lieux fiable de ce paysage, et, nous l’espérons, de donner à réfléchir sur la pluralité religieuse que nous connaissons actuellement pour, comme l’exprime bien Jean-Philippe Schreiber, mieux faire société ensemble19.

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1. Droit, religion, entreprise et société, UMR 7354 CNRS / Université de Strasbourg.

2. L’ouvrage tiré de ce colloque été publié aux Presses universitaires de Strasbourg : Anne-Laure Zwilling (dir.), Minorités religieuses, religions minoritaires : visibilité et reconnaissance dans l'espace public, 2014.

3. Groupe Sociétés Religions Laïcités, UMR 8582 CNRS-Ecole pratique des hautes études (EPHE, PSL).

4. Institut supérieur d’études des religions et de la laïcité, Lyon II-Lyon III.

5. À l’époque CEIFR, Centre d’étude interdisciplinaire du fait religieux.

6. Voir Danièle Hervieu-Leger, Catholicisme. La fin d’un monde, Paris : Bayard, 2003.

7. « 1er tour des législatives : sociologie des électorats et des abstentionnistes », Ipsos / Sopra Steria, juin 2017, https ://www. ipsos. com/fr-fr/ 1er-tour-presidentielle-2 017-sociologie-de-lelecto rat.

8. Voir par exemple Samim Akgonül et Stéphane de Tapia (dir.), Kazakhs, Kalmouks et Tibétains en France : minorités discrètes, diasporas en devenir ?, Paris : L’Harmattan, 2007.

9. Ainsi Geneviève Gobillot, Les Chiites, Turnhout : Brepols, 1998.

10. Jean-Pierre Machelon, Les relations des cultes avec les pouvoirs publics : rapport au ministre de l'Intérieur et de l'Aménagement du territoire, 2006, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/064000727/0000.pdf.

11. On pourrait citer ici Marie-Dominique Chenu s’interrogeant sur la distinction croyant-pratiquant, ou encore Bruno Dumons qui oppose défensive et offensive.

12. Sébastien Fath et Jean-Paul Willaime (dir.), La nouvelle France protestante. Essor et recomposition au xxe siècle, Genève : Labor et Fides, 2011.

13. Yann Raison du Cleuziou et Philippe Cibois, Qui sont les cathos aujourd'hui?, Paris : Desclée de Brouwer, 2014.

14. Anne-Laure Zwilling (dir.), Minorités religieuses, religions minoritaires dans l'espace public : visibilité et reconnaissance (Société, Droit, Religion), Strasbourg : Presses Universitaires de Strasbourg, 2014.

15.lien entre religion et migration en France a été notamment mis en évidence dans l’ouvrage de Lucine Endelstein, Sébastien Fath et Séverine Mathieu (dir.), Dieu change en ville. Religion, espace, migration, Paris : L’Harmattan, 2010.

16. European Values Study, http://www.europeanvaluesstudy.eu/.

17. Colloque international Minorités religieuses, religions minoritaires : visibilité et reconnaissance dans l’espace public, Strasbourg, 7-8 avril 2011.

18. Isabelle Rivoal, « Minorité religieuse », dans R. Azria et D. Hervieu-Leger (dir.). Dictionnaire des faits religieux, Paris : PUF, 2010, p. 718-725.

19. « C’est le moment où jamais de parachever la laïcisation de la Belgique », La libre Belgique, janvier 2015, http://www.lalibre.be/debats/opinions/c-est-le-moment-ou-jamais-de-parachever-la-laicisation-de-la-belgique-54c26d1f3570af82d508e36e.