Interrogation sur le devenir du catholicisme
en France, entre minorité et marginalité
Frédéric GUGELOT
Université de Reims — CERHIC-Reims — CéSor-EHESS, PSL
Associer en France catholicité et minorité fait débat tant l’idée que le catholicisme est majoritaire conserve de sa vigueur1. Dans son dernier ouvrage, paru en février 2017 et intitulé Les cathos — Enquête au cœur de la première religion de France, la journaliste spécialisée dans les questions religieuses Linda Caille insiste sur ce point :
On les croyait en voie de disparition, perdus dans une société non-croyante et vouée à la consommation, mais ils sont toujours là ! 56 % des Français se déclarent catholiques. Sur 65 millions d’habitants, 44 millions sont baptisés : le catholicisme demeure la religion de la majeure partie des Français2.
On n’est pas loin de la formule de la première phrase du concordat de 1801 où le catholicisme est reconnu comme « la religion de la grande majorité des citoyens français3 ».
En France, le catholicisme continue d’affirmer sa préséance numérique et historique. L’enjeu de cette « reconnaissance » est très simple. chaque changement de positionnement recompose les relations spécifiques entretenues entre les dénominations religieuses et modifie par exemple profondément la concurrence entre les groupes religieux dans les institutions publiques (armée, école, hôpitaux, prison4). La minorité, c’est toujours les autres…
Depuis les années 1990, des débats illustrent un moment aigu, un entre-trois où, face au constat d’érosion des pratiquants de l’ancienne religion majoritaire, trois positionnements se distinguent et se chevauchent en son sein : un reproche de minorisation, une revendication minoritaire et un rejet du débat. Au-delà des chiffres, trop souvent plombés par leur usage polémique, le phénomène illustre la pluralisation du catholicisme et ses hésitations face à une recomposition du paysage religieux national.
Même si la conscience d’une perte de substance est ancienne, clairement exprimée dès le milieu du XIXe siècle, la question d’un risque minoritaire est, quant à elle, très tardive au sein du catholicisme. Tous les cris d’alarme, les essais, les ouvrages constatant une baisse de la pratique et de l’influence de l’Église de la société évoquent bien une « crise catholique ». Jamais celle-ci ne s’articule pourtant autour de la grille de lecture majorité-minorité tant, même en indéniable déclin, le catholicisme se perçoit comme consubstantiel au pays et donc forcément majoritaire. « Pour 4 ou 5 000 brebis fidèles qu’on peut compter dans telle paroisse de 50 000 âmes à Paris, il y en a 45 000 qui errent au dehors et au loin », écrit un vicaire de Paris à son archevêque dès 18495. Si le détachement vis-à-vis de la pratique n’est donc pas un fait nouveau, le débat porte jusque dans les années 1970 sur les méthodes pour reconquérir le public perdu, le sentiment d’être majoritaire n’est jamais remis en cause. seules divergent les méthodes de reconquête, le but ultime restant toujours de reconstituer la « chrétienté ». Le livre de Henri Godin et Yvon Daniel, La France pays de mission6 ?, n’a pour but que de ré-évangéliser les populations menacées par la « déchristianisation » sans jamais évoquer le risque de devenir une minorité. Encore en 1982, l’idée de minorité n’est perçue que de façon juridique dans le dictionnaire Catholicisme7. Jusqu’à la fin des années 1980, le catholicisme en France ne se pense que comme majoritaire. Ce n’est que très récemment que l’interrogation sur la chute du nombre des pratiquants en France devient un questionnement sur le devenir minoritaire du catholicisme français8. La question reste néanmoins particulièrement polémique, d’où de vifs débats en son sein. L’enjeu pour le catholicisme est, en effet, de continuer à être intégré au cœur d’une société et d’une culture. Il ne veut pas rompre le fil du discours qui, à travers les âges, se transmet en l’associant étroitement au pays et à son histoire. Il refuse d’être assimilé aux autres confessions ou religions. Le catholicisme se protestanteriserait-il ? Ce reproche qui surgit parfois au sein de l’institution s’inscrit-il dans une crainte de devenir minoritaire ? Ou une fois de plus, la critique de minorisation ne signifie-t-elle pas que plus que la réalité de la situation, c’est le regard porté par la société sur le catholicisme qui est en cause ?
Confronté tardivement à l’angoisse de devenir une minorité parmi d’autres, des catholiques vont contester cette situation en parlant de minorisation. Les positions du « dernier » René Rémond, mort en 2007, sont de ce point de vue révélatrices. Il rejette l’idée d’un catholicisme devenu minoritaire dès le dernier chapitre de l’Histoire de la France religieuse, qu’il dirige et publie avec Jacques Le Goff en 1992, au Seuil : « Il est ainsi légitime de soutenir simultanément et complémentairement que le fait religieux dans ses expressions chrétiennes est dans la France de la fin du XXe siècle à la fois un fait majoritaire — plus de 80% — et un phénomène de minorités — 15%9. » Il distingue ainsi rattachement-appartenance et pratique. Il met en avant un autre risque selon lui, celui de « marginalisation » dont les chrétiens eux-mêmes seraient en partie responsables :
À cette marginalisation qui frappe surtout les confessions chrétiennes, les chrétiens ont involontairement contribué en renonçant par la crainte d’altérer l’image du christianisme et aussi par réaction contre les manifestations trop ostentatoires d’un catholicisme triomphant, à la plupart des signes visibles d’appartenance10.
Or « une minorité est marginale quand sa manière de vivre et ses normes propres ne sont pas reconnues par le plus grand nombre11 ». Une société sécularisée ne reconnaîtrait plus au catholicisme la place qui est la sienne. cette idée, l’intellectuel catholique, tenant pourtant de l’ouverture, l’explicite lors d’entretiens publiés en 2000 sous le titre Le christianisme en accusation. Parmi les cinq thèmes abordés dont le discrédit intellectuel du catholicisme ou la réalité du déclin12, l’un évoque le fait que le catholicisme serait victime d’une « maltraitance médiatique ». Il ajoute que l’Eglise catholique subirait « des sarcasmes qu’on n’oserait pas formuler à l’encontre du judaïsme, de l’islam et qui feraient scandale13 ». Une fois de plus, c’est bien dans la relation avec les autres que la question joue14. Or, en posant ce constat, il rejoint les thématiques articulées par le fait minoritaire. Marcel Gauchet ne s’y trompe pas quand il reconnaît dans son compte rendu que « les catholiques sont aujourd’hui en France la seule minorité persécutée, culturellement parlant, dans la France contemporaine15. » En effet, Rémond investit le répertoire d’action des minorités : une dénonciation des discriminations qui aboutit à une posture de revendication de droits associés à une identité. Mais il le fait en maintenant l’idée que le catholicisme est majoritaire. C’est toute l’ambiguïté de ce positionnement. Les catholiques estiment qu’ils seraient un groupe « minorisé », c’est-à-dire représenté de façon marginale dans les médias et considéré comme tels par les instances politiques, sans pour autant que cela corresponde à une réalité sociographique.
L’investissement du concept de minorisé discriminé semble lié au contexte du tout début du XXIe siècle. L’ouvrage de René Rémond dénonce l’existence d’une « culture du mépris ». L’idée est mobilisée en 2001 par les rédacteurs de Famille Chrétienne :
La suppression de l’expression « Héritage religieux » dans la Charte européenne des droits fondamentaux, sous la pression de la France, a eu l’effet d’un électrochoc. Comme si cet escamotage avalisait officiellement un phénomène qui, se développant depuis les années qui ont suivi Mai 68, avait pris en quelques mois une tournure catastrophique. À savoir une « culture du mépris » entretenue à l’égard du christianisme (dans les médias notamment), qui favorise une dissolution des liens anthropologiques qui unissent, tant bien que mal, notre société laïque d’après-guerre à la religion qui l’a marquée comme civilisation16.
La multiplication récente de différentes affaires de « blasphèmes » sur des supports très différents (œuvre, film, affiche publicitaire, pièce de théâtre) témoignerait à leurs yeux de ce « mépris »17. D’où, sur certaines affaires, le choix de passer par la justice pour obtenir cette reconnaissance due à son rang : « Le droit est envisagé en tant qu’une arme dans une stratégie défensive18. L’usage de l’arme juridique à l’instar d’autres groupes sociaux minorisés (bien que majoritaires… comme les femmes)19 ». La frontière est alors faible entre minorisé et minorité. Peut-on impunément mobiliser les armes d’une minorité à défendre si on ne revendique pas ce positionnement ?
Il ne faut néanmoins pas confondre cette accusation de minorisation avec certains positionnements catholiques des années 1950-1970 tel un choix missionnaire volontaire d’effacement. Certains catholiques, plutôt « de gauche », définissent alors la « minorisation » du catholicisme comme l’abandon de la certitude et de la position de domination. Après avoir fait en 1971 le constat que « l’euphorie de Vatican II s’est dissipée dans l’esprit de beaucoup de chrétiens ainsi que le rêve de rallier à l’Eglise toutes les forces vives de notre temps20 », Mgr Dagens « pense que cette période peut devenir un moment de vérité en permettant de dépasser les mythes pour reconnaître comment en fait, le message de Jésus-Christ peut toucher une civilisation21 ». Il propose alors : « Le rajeunissement de l’Eglise passe par l’acceptation de sa faiblesse, par fidélité à notre Dieu22. » Le théologien jésuite Karl Rahner suggère, dans un entretien avec Alain Woodrow, que le christianisme ne devrait plus nécessairement être « spectaculaire ». Il ajoute que l’Eglise catholique pourrait bien n’être plus qu’un petit groupe témoin de la « possibilité du salut23 ». Certains catholiques ont donc pensé la minorisation comme évangélique, comme une option préférentielle pour le catholicisme. Mais c’est un choix missionnaire, alors que la « minorisation » du tournant des XXe et XXIe siècles est subie.
Quand le site Riposte catholique liste les sujets brûlants d’actualité pour l’Eglise, il en note cinq : « l’homosexualité, le célibat sacerdotal, la protestantisation de l’Eglise catholique, la question de la communion, le sacerdoce féminin, autant de points chauds qui crispent les catholiques24 ». Le thème de la « protestantisation » n’est pas récent et s’inscrit constamment dans les critiques des milieux traditionnalistes ou intégristes à l’exemple du livre de Robert Beauvais en 1976, Nous serons tous des protestants25. Ce terme est repris quand il s’agit de critiquer des évolutions internes qui entraîneraient un rapprochement des formes des différentes confessions et donc un effacement du catholicisme, essentiellement sur la doctrine, le mode de gouvernement (constitution), l’œcuménisme ou la liturgie de l’Eglise catholique où le terme revient constamment dans les débat26. Georg May, le doyen de la faculté catholique de Droit canonique de l’Université de Mayence, date le processus de Vatican II, dans un texte intitulé « L’œcuménisme, levier de la protestantisation de l’Eglise », relayé par la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X :
Par ce mot, ils voulaient dire que dans d’innombrables lieux, des doctrines et des institutions catholiques étaient minimisées, passées sous silence ou abandonnées, et que dans le même temps, des opinions ou des pratiques protestantes étaient adoptées. Il n’y a pas le moindre doute que cette observation est exacte. L’Église post-conciliaire se glisse de plus en plus dans des conceptions et des modes de comportement protestants27.
Ce concept est donc un terme polémique à usage interne au catholicisme, d’opposition à toutes évolutions. S’il ne définit pas l’idée de minorité, il exprime l’idée que ce processus participe d’une indifférenciation. Or c’est justement ce que rejette le catholicisme, être traité comme les autres, sans distinction, sans différence.
Pour réagir à cette menace, le catholicisme va articuler plusieurs formes de réinvestissement dont la recherche de visibilité et la patrimonialisation. Les Journées Mondiales de la Jeunesse de 1997 illustrent le premier choix et marquent la fin des années d’« enfouissement28 » de l’Église. Il s’agit d’un changement de méthode, pas d’un changement de positionnement. Jean Baubérot écrit à ce sujet : « Le catholicisme a toujours été une religion très visible qui a voulu ‘‘se visibiliser’’. Or la société moderne est une société qui privilégie la visibilité un peu spectaculaire. Je crois que le catholicisme, là, joue de manière intelligente sur ces aspects spectaculaires29. » Ces catholiques, souvent néo-intégralistes, ont rompu radicalement avec la stratégie d’enfouissement de leurs aînés et cultivent volontiers leur visibilité. Ils s’inscrivent dans la démocratie des identités30.
Le processus de patrimonialisation du religieux n’est pas propre au catholicisme. Mais il est en relation étroite avec une interrogation sur son devenir minoritaire à l’épreuve de l’« exculturation31 ». Il s’inscrit alors dans la concurrence avec les autres minorités religieuses. La défense des églises comme élément du patrimoine spirituel national montre la force de cet argument dans une revendication de positionnement majoritaire. Déjà avant la Grande Guerre, l’écrivain nationaliste Maurice Barrès lançait une campagne de presse en faveur des églises abandonnées sous le titre, La Grande Pitié des Eglises de France32. Ses arguments mêlaient patriotisme et catholicisme : « comment nier la valeur éducative de notre architecture religieuse ? L’église n’est pas un bibelot. Elle est une âme qui contribue à faire des âmes33 ». Il est plus explicite encore dans les notes de ses cahiers personnels : «L’ordre public, la santé publique sont intéressés à ce que les sentiments religieux s’épanouissent dans des cadres fermement établis sous une discipline et une hiérarchie. Et j’ajoute qu’en France la religion ne peut recevoir cette discipline salutaire et nécessaire que de Rome34 ». En liant France et catholicisme, ces nationalistes justifiaient la revendication d’un traitement particulier du catholicisme. La survie du catholicisme passe par la préservation de ses biens c ulturels, la protection des constructions n’étant qu’une étape de la défense de la société. La défense des lieux de culte perpétue le lien entre le catholicisme et la France. En 1973, j’écrivain catholique de droite Michel de Saint-Pierre lance un cri de secours en faveur des églises abandonnées sous la forme d’un livre intitulé Eglises en ruine, Eglise en périt35. Les bâtiments ne seraient que le reflet de la crise de j’Église catholique qui se traduit autant dans j’exercice de j’autorité, les défaillances de clercs que la chute de la pratique des fidèles36. Cet ouvrage s’inscrit dans la veine des monuments en péril qui développe une approche patrimoniale de j’histoire et de la culture française au sortir de la rapide mutation des « Trente Glorieuses ». Leur ruine reflète le déclin du catholicisme, mais leur préservation rappelle le rôle joué par le catholicisme dans la constitution du pays. Denis Tillinac ne dit pas autre chose dans la pétition « églises en péril » publiée par j’hebdomadaire Valeurs actuelles le 8 juillet 2015 : « Même celles de nos campagnes, souvent vidées de leurs paroissiens par j’exode rural. Elles continuent de témoigner ; leur silhouette au-dessus des toits contribue à un enracinement mental dont nous avons tous besoin pour étayer notre citoyenneté37. » Le lien entre la France et le catholicisme est réaffirmé. L’ouverture de la pétition dit tout des enjeux : « Parce que nos églises, même désaffectées, ne sont pas destinées à devenir des mosquées, Denis Tillinac et “Valeurs actuelles” lancent un appel pour préserver ces sentinelles de l’âme française38. » La profondeur historique du fait majoritaire catholique justifierait une attention particulière, une « déférence » (Jean-Marie Mayeur) et la reconnaissance, au-delà du nombre, de sa particularité. Mais c’est bien le déclin du catholicisme qui induit cet investissement patrimonial. N’est-il alors pas temps de prendre en compte ce devenir minoritaire ?
Or une réaffirmation catholique dans les années 1990-2015, en opposition aux années 1950-1960, commence par se penser comme minoritaire39. La confessionnalisation du catholicisme le rapproche des formes minoritaires. Ce positionnement justifie la radicalité des engagements de ses membres en « micro-chrétientés », qui se reconnaissent dans les propos de Benoît XVI du 26 septembre 2009 : « Ce sont les minorités créatives qui déterminent l’avenir. En ce sens, l’Église catholique doit être vue comme une minorité créative possédant un héritage de valeurs qui ne sont pas des choses du passé mais une réalité très vivante et actuelle40 ». Le réflexe de visibilité rime alors indéniablement avec l’idée de minorité. Celle-ci est revendiquée comme salvatrice, car elle préserverait pour l’avenir le trésor de la civilisation chrétienne. Ce positionnement est en miroir de celui qu’ils attribuent à l’islam. Le journaliste à Famille chrétienne, Samuel Pruvost, explique lors d’une conférence le 6 février 2013 à Orthez que « les chrétiens peuvent être appelés à jouer le rôle d’une “minorité active” capable de renverser l’opinion et de reprendre l’initiative sur les grands sujets de société. […] Nous catholiques, sommes devenus une minorité en France41 ». Il ajoute : « Comme le disait un archevêque d’Afrique de l’Ouest à qui un visiteur demandait si sa mission n’était pas trop difficile : “Vous savez, pour cuire un kilo de riz, il ne faut pas un kilo de sel !” » Le journaliste mobilise alors le thème de « minorité créative », mais, à la différence des années 1950, il y a revendication de visibilité et non d’enfouissement. L’ambition de reconstruire une chrétienté n’est donc pas abandonnée. L’acceptation du fait minoritaire n’est pas une reconnaissance d’une situation minoritaire, elle n’est surtout pas un positionnement minoritaire. Cette oscillation manifeste également à quel point le déclin de la pratique religieuse en France n’a pas mis fin pour les catholiques à la « nostalgie de la chrétienté française42 ». Les prises de position du prêtre Pierre-Hervé Grosjean, ordonné en 2004, illustrent parfaitement ce choix de la « minorité créative » promue par Benoît XVI. Très présent dans les médias, manifestant en 2011 contre la pièce Golgota Picnic puis contre le mariage pour tous en 2013, il revendique un positionnement de lobbying face à une société totalement sécularisée. Mobilisant les médias et les réseaux sociaux, il crée avec d’autres en 2007, le Padreblog pour « offrir une parole réactive, simple et claire, qui n’hésite pas à aller au-devant des polémiques. Nous ne pouvons pas rester muets dans les débats qui surviennent dans la société43 ! » Subsiste un indéniable statut de virtuose : « dans notre société sécularisée, être chrétien réclame parfois un certain héroïsme ». D’autant que reste commune l’idée que la minorité s’associe forcément à la vitalité. La traduction récente d’un ouvrage espagnol sur ce thème montre d’ailleurs la tentation de la « minorité créative » : « nous ferons une distinction entre la masse, qui étouffe l’élan créatif, et la minorité créative, qui en vit44 ». Un autre texte ajoute : « La fécondité de la minorité : un ferment dans la masse (ou la pâte)45 ». En 2016, Pierre-Hervé Grosjean publie un livre qui revendique ce choix : Catholiques, engageons-nous46 ! : « Il faut selon moi cultiver l’ambition de changer le monde47 », en investissant la culture, l’éducation, les médias et la politique pour diffuser les valeurs chrétiennes. Le succès de la Manif pour tous semble confirmer ces choix. Ainsi Famille chrétienne se pensait et se vivait comme une minorité jusqu’au succès de La Marche Pour Tous :
Comment ne pas voir non plus que le cœur de cette majorité silencieuse est de toute évidence catholique, et que cela ne contrevient pas au désir légitime d’élargir la manifestation à tous ? Des catholiques pour qui cette attaque contre le mariage constitue la dernière étape, la plus voyante, et donc la moins tolérable, de cette longue tentative d’effacer Dieu de l’horizon des hommes48.
La surprise est réelle d’autant que « l’ampleur de la mobilisation […] pourrait sembler infirmer l’hypothèse de la déliaison en France entre la culture catholique et l’univers civilisationnel que celle-ci a contribué à façonner pendant des siècles49 ». Samuel Pruvost utilise le même exemple pour justifier l’idée de « minorité créative » : « Au départ, la Manif pour tous, c’était une poignée de responsables associatifs et de personnalités diverses. […] Qui croyait que cela fonctionnerait ? Là encore, une minorité créative a été capable de mobiliser50. » La « minorité créative » vécue comme une visibilité permettrait donc d’influer, de cristalliser une opinion même indifférente. Cette auto- compréhension oscille entre deux attitudes : agir comme une minorité revendiquée en concurrence avec d’autres ; se penser comme une majorité silencieuse. Or les succès de mobilisation de la manifestation redonnent des couleurs majoritaires au catholicisme. L’ambiguïté n’est donc toujours pas résolue.
Cette évolution rejoint alors un autre positionnement resté puissant, peut-être dominant, au sein de l’institution, le refus d’une revendication minoritaire. Jean Duchesne, « cofondateur de Communio, exécuteur littéraire du cardinal Lustiger et de Louis Bouyer51 », rejette cette idée dans un ouvrage récent intitulé Le catholicisme minoritaire ? Un oxymore à la mode. « La théorie des “minorités créatives” offre certes une consolation : c’est grâce à elles que les civilisations se renouvelleraient sur les ruines des sociétés qui finissent toujours par se scléroser52. » Mais il ajoute que « le problème […] est qu’il ne suffit pas d’être minoritaire pour être “créatif53”. » Selon lui, les catholiques se satisfont d’une situation de mise en minorité : « Du côté des croyants, finalement bien contents si ce n’est soulagés d’être minoritaires, c’est plus subtil — ou (pour ne pas craindre d’être déplaisant) plus tordu. On se déclare conscient des exigences évangéliques. On sait que tout le monde ne peut pas y souscrire et encore moins les mettre en pratique sans accueillir la grâce54. » Jean Duchesne précise alors : « Ces considérations mènent à estimer sain(t) de se retrouver dans un ghetto culturel. On sera les élus, et même parmi eux “le petit reste”. Plus on sera incompris, impuissant et pauvre, mieux on pourra se dire qu’en dépit des apparences, tout va bien. […] Ce n’est pas le martyre, mais le recul dans l’insignifiance qu’il prend pour preuve d’être sur le bon chemin55. » Il contre ainsi tous les arguments avancés par les autres positionnements, tant ceux de la minorisation que de la minorité créative. Il est de ces catholiques qui rejettent l’idée minoritaire, car elle participerait d’une banalisation du catholicisme, de sa transformation en une confession parmi d’autres confessions ou religions.
La réception de l’ouvrage montre combien ce positionnement est partagé au sein de l’Église de France alors que certains, telle Famille chrétienne, évoluent : « Le catholicisme n’est pas et ne peut pas être minoritaire. Non seulement parce qu’il est un universalisme. Mais aussi parce que, si on est catholique, on n’est pas retranché dans un bastion, mais appelé à s’engager jusque dans les périphéries, comme le demande le pape François — ce qui suppose d’admettre qu’on est plutôt au centre qu›en marge56. » La condition est donc toujours exprimée en termes de positions. S’assimiler à une minorité revient bien à abandonner les situations acquises au cours d’une longue histoire. Le site des évêques de France publie le compte rendu de l’ouvrage par l’un d’entre eux :
L’essai qu’il a publié fait un salutaire procès à un catholicisme qui aurait intégré, en France, son statut de minorité, créatrice ou pas. Certes, se dire minoritaire ou s’estimer tel attire à soi la vigilance des protecteurs des espèces en voie de disparition ; cette attitude conduit également à repérer et à dénoncer les brimades dont cette minorité se dit victime, conduisant à une mortifère comptabilité victimaire : c’est à qui affichera le plus de blessures et de dénigrements57.
Soutenu par la hiérarchie, dont il semble exprimer à haute voix la position, Jean Duchesne reçoit aussi l’aide de la presse confessionnelle. La Croix insiste sur le rejet de toute marginalité : « Parce qu’il est un universalisme et parce qu’il appelle à s’engager jusque dans les “périphéries” — ce qui suppose d’admettre qu’on est plutôt au centre qu’en marge —, le catholicisme ne peut s’installer dans un ghetto58. » Les mêmes arguments reviennent sous ces diverses plumes, le rejet d’une position minoritaire et le refus du « ghetto ». Adopter un tel positionnement pour le catholicisme français reviendrait à prendre le risque d’une marginalisation. Il faut maintenir des formes d’emprise majoritaire, des éléments de reconnaissance à la fois patrimoniaux et culturels qui distingueront le catholicisme des autres sonfessions et religions du pays. Mais peut-on revendiquer déférence et reconnaissance sans engagement et positionnement clair ? Peut-on développer un contact normal avec les autres religions ou confessions si l’on ne sait où on se situe soi-même ?
Les débats face à l’idée d’un catholicisme minoritaire en France dévoilent de fait sa pluralité intrinsèque. L’interprétation des positionnements montre bien que l’idée majoritaire reste dominante tant même la revendication minoritaire n’aspire qu’à redéfinir l’idée de majorité en rejetant la marginalisation des catholiques. Les trois axes du débat au tournant du siècle, dévoilent la valse-hésitation des catholiques eux-mêmes. Le catholicisme apparaît donc comme une « minorité paradoxale » puisqu’elle persiste dans une revendication majoritaire.
Les catholiques ne se pensent donc pas comme une minorité, car, pour eux, ils se situent essentiellement au centre ; mais sans essayer même de répondre à la question, où se trouve donc actuellement le centre de gravité du catholicisme ?
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1. Je me permets de renvoyer à mon texte : Frédéric GUGELOT, « Catholiques minoritaires et/ou minorités catholiques ? », dans Anne-Laure ZWILLING, Joëlle ALLOÜCHE-BENAYOÜN, Rita HERMON-BELOT et Lionel OBADIA (dir.), Les groupes religieux minoritaires en France : une visite guidée, Presses universitaires de Strasbourg, 2017.
2. Linda Caille, Les cathos - Enquête au cœur de la première religion de France, Paris : Taillandier, 2017, 4e de couverture.
3. « Le Gouvernement de la République reconnaît que la religion catholique, apostolique et romaine est la religion de la grande majorité des citoyens français. »
4. Voir Céline BÉRAUD, Claire de GALEMBERT, Corinne ROSTAING, De la religion en prison, Rennes : PUR, 2016.
5. La religion est perdue à Paris… Lettres d'un vicaire parisien à son archevêque en date de 1849, Paris : Éditions Cana, p. 92.
6. Henri GODIN et Yvon DANIEL, La France pays de mission ? Paris : Éd. de l’Abeille, 1943 : « Sachons alors que si l’Église ne reconquiert pas le prolétariat, […] nous pourrons toujours manœuvrer, nous n'aurons pas de troupe sur les vrais champs de bataille » (p. 162).
7. Gaston ZANANIRI, o.p., « Minorité », dans Catholicisme. Hier, aujourd'hui, demain, t. IX, Paris : Letouzey & Ané, 1982, col. 228-231.
8. En 2016, la notice « Minorité » du dictionnaire Le Monde du catholicisme n’évoque que la politique menée par l’Église face aux minorités. Joseph YACOUB, « Minorité », dans Jean-Dominique DURAND et Claude PRUDHOMME (dir.), Le Monde du catholicisme, Paris : Robert Laffont, 2017, p. 847-848.
9. René RÉMOND, « Un chapitre inachevé », L’histoire religieuse de la France, Paris : Seuil, 1992, p. 376.
10. Ibid., p. 392. Les chiffres comptabilisent protestants et catholiques ensemble.
11. Julien FREUND, « Notion de marginalité », in Églises et groupes religieux dans la société française, Strasbourg : CERDIC, 1977, p. 22.
12. Charles MERCIER, « René Rémond et le catholicisme français des années 1990-2000 », in Céline BÉRAUD, Frédéric GUGELOT et Isabelle SAINT-MARTIN (dir.), Catholicisme en tensions, Paris : Editions de l’EHESS, 2012, p. 282.
13. René RÉMOND, Le christianisme en accusation, Paris : Desclée de Brouwer, 2000, p. 32.
14. Axel HONNETH, La lutte pour la reconnaissance, Paris : Cerf, 2000.
15. Marcel GAUCHET, « Croyants, incroyants solidaires », La Vie, n° 2884, 7 décembre 2000.
16. Jean-Marc BASTIAIRE et Clothilde HAMON, « Le christianisme face à la culture du mépris », Famille chrétienne, n° 1206, 24 février 2001. L’hebdomadaire compte 50 000 abonnés.
17. Isabelle SAINT-MARTIN, « Militantisme catholique versus catholicisme d'identité devant les cas dits de censure et blasphème », in Bruno DUMONS et Frédéric GUGELOT (dir.), Catholicisme et identité, Paris : Karthala, 2017.
18. Liora ISRAËL, L'arme du droit, Paris : Presses de Sciences-Po, 2009.
19. Magali DELLA SUDDA, Les « Vigiles debout », in B. DUMONS et F. GUGELOT (dir.), Catholicisme et identité.
20. André BRIEN, « Préface », à Claude Dagens, Éloge de notre faiblesse, Paris : Ed. Ouvrières, 1971, p. 7.
21. André BRIEN, ibid., p. 7-8.
22. Claude DAGENS, ibid., p. 115.
23. Alain WOODROW, Les Jésuites, Paris : J.-C. Lattès, 1984, p. 289.
24. « Ce que pense le successeur du cardinal Ratzinger », Riposte catholique, 30 mars 2016.
25. « Au point du XXe siècle où nous nous trouvons, le protestantisme est en train de gagner irrésistiblement la partie engagée il y a un demi-millénaire : déjà il a mis nos curés en veston, la grand-messe ressemble à Y’a un truc, nos églises-design à des salles pour congrès et séminaires, et les sermons à des exposés de conseils d’administration. » Robert BEAUVAIS, Nous serons tous des protestants, Paris : Plon, 1976, p. 10.
26. Vincent PETIT, « L’émergence du “nouveau mouvement liturgique” » in B. DUMONS et E GUGELOT (dir.), Catholicisme et identité.
27. Georg MAY, « L’œcuménisme, levier de la protestantisation de l’Église », Paris : Éd. Bouère, 1990, reproduit par la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X, consulté le 6 février 2017-02-06.
28. Olivier RIBADEAU-DUMAS, entretien avec C. Mercier, 21 mai 2014. Voir C. MERCIER, « Les Journées Mondiales de la Jeunesse à Paris en 1997. Quel rapport avec le “catholicisme d’identité” ? », in B. DUMONS et F. GUGELOT (dir.), Catholicisme et identité, p. 199.
29. Interview de Jean Baubérot dans L’Evénement du jeudi, 28 août 1997.
30. Marcel GAUCHET, La religion dans la démocratie, Paris : Gallimard, 1998.
31. Danièle HERVIEU-LÉGER, Catholicisme. La fin d’un monde, Paris : Bayard, 2003.
32. Vital RAMBAUD, « Barrès et la Grande Pitié des Églises de France », dans Jacqueline LALOUETTE et Christian SORREL, Les lieux de culte en France 1905-2008, Paris : Letouzey & Ané, 2008, p. 47-57.
33. Maurice BARRES, Mes Cahiers, Paris : Plon, 1912, p. 654.
34. Ibid., 1913, p. 664.
35. Danièle HERVIEU-LÉGER, Le Pèlerin et le converti, Paris : Flammarion, 1999, p. 88.
36. Michel de SAINT-PIERRE, Eglises en ruine, Eglise en péril, Paris : Plon, 1973.
37. Sur cette famille d’écrivains, voir Frédéric GUGELOT, « Conversions fin de siècle 1980-2000 », dans Béatrice BAKHOUCHE, Isabelle FAVIER et Vincente FORTIER (dir.), Dynamiques de conversions. Modèles et résistances, Paris, Bibliothèque de l’École des Hautes Études, 2012, et La messe est dite. Le prêtre et la littérature d’inspiration catholique en France au XXe siècle, Rennes : PUR, 2015.
38. Valeurs actuelles, 8 juillet 2015.
39. Serge Moscovici, Psychologie des minorités actives, 1976.
40. Rapporté par Jean MERCIER, « Benoît XVI, prophète paradoxal d’une Église minoritaire », La Vie, 12 février 2013.
41. « Notre Église » n° 35 (mars 2013). Site du diocèse de Bayonne, visité le 9 février 2016.
42. Yann RAISON DU CLEUZIOU, « Le cadrage de l’actualité politique dans l’hebdomadaire Famille chrétienne. Une comparaison des mobilisations catholiques de 1983-84, 1998-99 et 2012-13 », in B. DUMONS et F. GUGELOT (dir.), op. cit..
43. Louis de RAGUENEL, « L’abbé Grosjean, un prêtre sur tous les fronts », Valeurs actuelles, 29 avril 2016.
44. José Granados, « Créer pas à pas : les étapes de la minorité créative », in Etienne MICHELIN (éd.), Les minorités créatives, Parole et Silence, 2014, p. 79.
45. Ignacio de Ribera, « Le drame de l’action créative », in Etienne MICHELIN (éd.), ibid., p. 210.
46. Pierre-Hervé GROSJEAN, Catholiques, engageons-nous ! Artège, 2016.
47. Gauthier VAILLANT, « Le plaidoyer pour un lobbying chrétien de l’abbé Grosjean », La Croix, 7 avril 2016.
48. Aymeric POURBAIX, « Editorial », Famille chrétienne, n° 1819, 24 nov. 2012.
49. Les auteurs ajoutent : « l’exculturation […] n’est pas un état mais un processus, c’est-à-dire encore en cours, non linéaire et d’ampleur inégale selon les secteurs de la vie sociale. ». Céline BÉRAUD et Philippe PORTIER, Métamorphoses catholiques, Paris : Ed. MSH, 2015, p. 169.
50. Paru in « Notre Eglise » n° 35 (mars 2013). Site du diocèse de Bayonne, visité le 9 février 2016.
51. Jean DUCHESNE, Le catholicisme minoritaire ? Un oxymore à la mode, Paris : Desclée, 2016, 4e de couverture.
52. Ibid., p. 9.
53. Ibid., p. 10.
54. Ibid., p. 8.
55. Ibid., p. 9.
56. Charles-Henri D’ANDIGNÉ, « Le catholicisme minoritaire ? Un oxymore à la mode », Famille chrétienne, 8 février 2016.
57. Fiche de l’observatoire Foi et Culture (OFC 2016, n° 9) de Mgr Pascal Wintzer, archevêque de Poitiers, et président de l’OFC jusqu’en 2016, à propos du livre de Jean DUCHESNE, Le catholicisme minoritaire ? Un oxymore à la mode. Publié le 10 mars 2016. J. Duchesne a travaillé à l’OFC. Site Eglise catholique de France, édité par la Conférence des évêques de France, visité le 9 février 2017.
58. Claire LESEGRETAIN, « Eloge de l’universalisme catholique », La Croix, 15 avril 2016.