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L’Islam est-il une minorité religieuse parmi les minorités ?

Son insertion au sein des sociétés sécularisées est-elle ou non favorisée par les autres religions ?

Bernard Godard

Chercheur associé au CéSor (Centre d’études en sciences sociales des religions)

L’islam est souvent défini comme la « deuxième religion de France » par la plupart des membres de la classe politique. Cela ne ressemble pourtant pas à une expression si minoritaire. Quelle réalité recouvre ce raccourci peu significatif? Quels rapports ont été entretenus au fil du temps en France entre les religions dites « concordataires » et l’islam ?

Relations judéo-musulmanes, relations judéo-catholico-musulmanes et relations islamo-chrétiennes

L’histoire des relations de l’islam avec les autres expressions religieuses en France ne commence réellement que dans le contexte de la colonisation, en particulier en Algérie.

Les rapports entre judaïsme et islam ont été plus nourris qu’on ne veut bien le dire. L’exemple de l’intervention d’Abdelhamid Ben Badis lors des affrontements de Constantine entre juifs et musulmans en août 1930 dans le sens d’une médiation pacificatrice en est un exemple (Ben Badis était le leader de l’Association des Oulémas algériens qui représentait le grand courant du réformisme musulman, l’Islah, apparu à la fin du xixe siècle). Désireux de conclure un accord pour une gestion autonome du culte musulman et la conservation du statut personnel, mais avec la suppression de celui de l’indigénat, une sorte de citoyenneté « différenciée », il a montré sa répugnance à rentrer dans un jeu antisémite dans lequel certains élus apparaissaient, eux, ambigus. Il faut se reporter en cela à l’article de Charles-Robert Ageron, « Une émeute juive à Constantine » paru en 1973 dans la Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée ou à celui de Joshua Cole, « Antisémitisme et situation coloniale pendant l’entre-deux-guerres en Algérie » paru en avril 2004 dans la revue Vingtième siècle. Encore aujourd’hui, cette histoire marque en partie les rapports entre juifs et musulmans en France. En partie, car si une proximité linguistique et une commune origine géographique reste prégnante entre les rabbins originaires d’Algérie, de Tunisie ou du Maroc et les imams ou notables « communautaires », le contexte a changé à partir des années 2000, en particulier après le déclenchement de la deuxième intifada au Proche Orient. Il existe une volonté institutionnelle évidente de conserver ces liens (voir ainsi la proximité du président du Consistoire central Raphael Mergui avec Anouar Kbibech, l’ex-président du Conseil Français du culte musulman, tous deux originaires de Meknès au Maroc). En revanche, les relations entre l’algérienne Grande mosquée de Paris et les différentes institutions juives, privilégiées encore il y a peu, se sont distendues. Seul subsiste un volontarisme évident du côté du CRIF de maintenir des relations régulières, pourtant peu suivies d’effet, il est vrai.

Plus significative apparaît la constante triangulation catholiques/juifs/ musulmans. Ce dialogue à trois est marqué dans les années 1920 par la figure de Louis Massignon, qui est passé d’un fervent pro-sionisme à un antisionisme virulent à partir de 1938, lorsque le flot de réfugiés fuyant le nazisme tentait pour partie d’émigrer en Palestine. La nature religieuse du sionisme, promesse d’une fraternité abrahamique idéalisée, lui semblait entachée par ces agnostiques ashkénases « bundistes » en lui ôtant le caractère messianique qui aurait permis aux trois religions de cohabiter à Jérusalem. Pourtant, Massignon, qui avait assisté Georges Picot, le co-signataire de l’accord sykesPicot partageant la partie moyen-orientale de l’Empire ottoman en 1916 (puis a participé à la rédaction de l’accord Fayçal-Weizmann de 1919 qui décide de la fondation du foyer juif), était un fervent défenseur de ce foyer juif. Il y a même converti son ami Jacques Maritain. Dans une fameuse conférence de 1921 intitulée Le sionisme et l’islam, il soutenait avec enthousiasme la réunion des trois religions monothéistes en un même lieu.

Mais c’est véritablement dans la continuité de Vatican II, à partir de 1965, que ce dialogue à trois a pris son essor. Il a bénéficié de l’apport des juifs d’Algérie qui se sont installés en métropole à partir de 1962, rejoints tout au long des années 60 par les juifs du Maroc et de Tunisie. C’est la période de retrouvailles entre « cousins » avec les chanteurs Lili Boniche, Reinette l’Oranaise et Blond-Blond…

Ce dialogue s’est développé à travers la « Fraternité d’Abraham », toujours active même si elle a souffert du départ en Israël de l’un de ses piliers, Émile Moatti, natif de Bordj Bou Areridj en Algérie. Créée en 1967, la « Fraternité d’Abraham » doit bien sûr beaucoup à André Chouraqui, un autre apôtre incontournable du dialogue à trois. C’est René Cassin, alors président de l’Alliance israélite universelle qui avait envoyé André Chouraqui comme observateur au concile Vatican II. Avec Jacques Nantet et le père Riquet, ces initiateurs ont convaincu le recteur de la Grande mosquée de Paris Hamza Boubakeur de rejoindre la « Fraternité d’Abraham ». Elle a d’ailleurs tenu sa dernière assemblée générale en juin 2015 à la Grande mosquée de Paris.

Plus proche de nous, la rencontre d’Assise de 1986, largement interreligieuse, inaugure un concept bien accepté dans nombre de pays, mais encore resté très discret et peu commenté en France.

Une mutation déterminante modifie cette perspective abrahamique. La proximité culturelle « judéo-musulmane » des anciens s’est peu à peu estompée, même si le relais marocain a supplanté la prééminence algérienne d’antan. Ce qui apparaissait comme un avantage, le « modèle » de la réussite juive au sein de la société française, s’est transformée en une concurrence désavantageuse — pour les musulmans — en faveur d’idéologues prompts à utiliser un avatar du complotisme que l’on croyait pourtant définitivement enfoui. À partir des années 2000, la deuxième intifada a servi de révélateur des limites du choix d’un socle strictement religieux et culturel pour invoquer une meilleure communication entre les différentes religions. Cette mutation est illustrée toutefois par la création de nouvelles entreprises de dialogue, en particulier émanant de jeunes qui n’avaient pas connu cette proximité culturelle. L’association « Coexister » créée en 2009 par de jeunes catholiques, juifs et musulmans, ne se présente plus d’ailleurs comme interreligieuse, mais comme « interconvictionnelle ». Elle met au centre de son action « la coexistence active au service du vivre-ensemble ». Associant à son projet des athées et des agnostiques, elle déclare que la reconnaissance de l’altérité doit être transcendée par des actions communes. Est ainsi privilégiée l’action plutôt que le seul dialogue, en évitant de s’aventurer dans les débats de nature théologique. L’association « Coexister » est née après les bombardements de Gaza et la résurgence d’un antisémitisme français auquel ont contribué de nouvelles générations de jeunes, souvent issues de l’immigration. Le véritable pionner qui tente de contrer cette montée est le converti Didier Ali Bourg qui, en 2007, avait créé la « Fraternité musulmane contre l’antisémitisme ». Conscient des ravages de cette résurgence d’un nouveau type qui avait pu tourner à la barbarie (on se rappelle le choc de S’assassinat du jeune Ilan Halimi en 2006), l’association « Coexister », structure innovante, multiplie les initiatives telles que la participation de ses jeunes au service civique, le lancement chaque année d’un tour du monde interfaith de 5 jeunes issus des trois religions, une équipe que l’association définit elle-même comme « interconvictionnelle », et enfin, un festival. 20 000 personnes ont assisté à sa dernière édition à Lyon. « Coexister » s’est également engagée dans la création de lieux collectifs de prière. L’association a toutefois traversé une certaine tourmente lorsque sa présidente, alors musulmane, a apposé sa signature en 2015, au bas d’une déclaration de condamnation des attentats du 13 novembre aux côtés de Tarek Ramadan et du Comité contre S’islamophobie en France, réputé proche d’une mouvance « frériste ». Cet épisode qui a donné lieu à des récupérations politiques montre toute la difficulté de l’exercice pour un mouvement qui déclare lui-même chercher à créer une interaction entre identité et altérité.

La relation entre catholiques et musulmans peut apparaître encore plus nuancée. Lorsque le cardinal Lustiger manifeste en 2000 son agacement en déclarant qu’il « y a une religion officielle en France, c’est l’islam », à la suite du lancement par Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur, de la « consultation des musulmans de France », qui mènera à la création du Conseil français du culte musulman en 2003, on a tendance à penser que les relations entre les deux religions sont, de fait, particulièrement distendues. Il n’en est rien pourtant. Dès 1973 a été créé le secrétariat (catholique) des relations avec l’islam (SRI), devenu récemment le « service national des relations avec les musulmans ». Initiée par le père blanc Michel Lelong, qui en est responsable jusqu’en 1980, il illustre la continuité de cette initiative avec l’histoire coloniale. Créée en 1878, la mission africaine des Père Blancs était à ses débuts le symbole d’une certaine ambiguïté du rôle de l’Eglise au Maghreb, en particulier à travers la personnalité du cardinal Lavigerie, son protecteur. Perçus à leurs débuts comme porteurs de velléités de conversion — devenues exclusivement assistance aux populations locales —, les pères blancs ont marqué l’histoire des relations entre chrétiens et musulmans. Puis c’est la « Mission de France », qui a produit les « prêtres ouvriers » des années 1960, qui va assumer à partir des annnées 1980 la direction du SRI avec les figures marquantes des pères Gaudeul et Couvreur, puis de Christophe Roucou, qui a longuement séjourné en Egypte et enfin actuellement Vincent Feroldi. De l’engagement au sein du mouvement d’indépendance en Algérie aux locaux paroissiaux ou églises prêtées aux musulmans dans les années 1970, le dialogue passe par ces prêtres dont l’une des figures les plus marquantes reste celle du père Christian Delorme, le « curé des Minguettes ». Ce dernier, à partir du milieu des années 1990 a cependant pris une certaine distance avec l’Union des Jeunes Musulmans qu’il avait préalablement aidée, en disant regretter un affichage parfois trop triomphant de la part de leur mentor Tarek Ramadan en matière de conversions à l’islam des jeunes venant du monde catholique. Des liens locaux entre les Eglises et les mosquées se sont cependant tissés ; les journées islamo-chrétiennes de Lyon où les Lyonnais, encadrés par le cardinal Barbarin et les musulmans avec le recteur Kamel Kabtane et l’imam de Villeurbanne Azzedine Gaci, obtiennent chaque année un franc succès.

Dans le domaine intellectuel, on peut mentionner le rôle de L’ISTR (Institut de sciences et de théologie des religions) de l’Institut catholique de Paris dirigé en 2017 par un dominicain spécialiste de l’islam, Emmanuel Pisani. De son côté, le Collège des Bernardins lance de nombreuses réflexions sur le dialogue entre les trois religions.

L’insertion de l’islam minoritaire par l’exemple des religions « concordataires »

L’exemple des religions dites « concordataires » reste important pour les responsables religieux musulmans. Les modèles juif et protestant sont souvent invoqués à cet égard. Mais c’est à l’initiative de l’État que les entreprises d’insertion de la religion musulmane dans l’espace public vont être les plus fortes. En 1995, le ministre Charles Pasqua montre sa volonté de créer ce qu’il appelle une cashrout musulmane afin de financer le culte — intention qui continue encore aujourd’hui de hanter les hommes et femmes politiques, alors que rien ne permet dans le fond de dupliquer le halal sur le casher. Plus prosaïquement, le modèle casher est très prégnant chez une partie des acteurs du halal et favorise plutôt le renforcement du sentiment identitaire et les opportunités du marché. En 1999, un texte a été présenté par le ministère de l’Intérieur à la signature des fédérations musulmanes, texte qui consistait en une reconnaissance de la loi de 1905. Il n’était pas sans rappeler, mutatis mutandis, les dix points exigés des juifs en 1806 par Napoléon Ier.

Le modèle adopté par les organisations musulmanes en 2003 en matière d’institutionnalisation avec la création du CFCM a été celui du Consistoire israélite, même si, au ministère de l’intérieur on trouvait aussi certaines vertus au modèle protestant de la FPE Le regroupement le plus structuré en France, l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), ne s’est jamais pensé comme minoritaire, bien qu’adhérant à la doctrine du théologien Yousef Al Qardhaoui qui a énoncé le concept de « Fiqh [jurisprudence] des minorités » qualifié aussi de « Fiqh des priorités » à l’usage particulier des populations « émigrées » en Occident.

C’est d’ailleurs plutôt vers le modèle catholique que regarde l’UOIF. Deux exemples illustrent particulièrement cette attirance.

Le fleuron de l’humanitaire musulman, le « Secours islamique », non seulement dans son nom, à l’image du « secours catholique », mais aussi dans son action, n’a jamais cessé de tenter d’imiter ce modèle. Absence d’affichage trop voyant de l’islamité au fil du temps et priorité donnée aux actions sans émotivité exacerbée, ce qui n’est pas le propre des autres organisations caritatives musulmanes.

Le modèle retenu par l’UOIF en matière d’enseignement confessionnel est par ailleurs clairement le modèle catholique et certainement pas, par exemple, celui des Yeshivot juives. Les initiatives turques en la matière retiennent quant à elles le modèle Imam Hatip lisesi (lycée de formation d’imams prêcheurs), comme le montre la tentative récemment initiée à strasbourg. on est là d’ailleurs plus proche du modèle « petit séminaire » ou Yeshiva. Rien de tel dans les structures créées par l’UOIF à Lille ou à Lyon. Il s’agit avant tout de former des élites musulmanes au sein de la société française. La dimension proprement rituelle ou théologique est maintenue en dehors de l’école, y compris pour la prière du vendredi. L’islamité s’affiche plutôt en termes de rappel à l’éthique, comme le montre l’intitulé de l’heure de cours hebdomadaire d’éducation religieuse.

Si des doutes subsistent quant à la clarté des intentions de la mouvance « frériste » représentée par l’UOIF, les débats internes qui s’y déroulent quant à l’inscription explicite dans la sécularisation, voire en s’adaptant à la rigueur de la laïcité française, en particulier au travers des déclarations de l’imam de Bordeaux Tarek Oubrou, démontrent combien un courant néo-réformiste au sein de l’islam de France se nourrit de l’exemple des autres grandes religions et n’a aucun complexe à se penser, de fait, comme minoritaire.

Le lien des fédérations plus liées aux pays d’origine, en particulier le Maroc, l’Algérie ou la Turquie, les place elles-mêmes dans une sorte de minorité dans la minorité. La Grande mosquée de Paris semble avoir accepté, quoique difficilement, la « minoration » des musulmans originaires d’Algérie alors qu’elle estimait jusqu’au début des années 2000 que la « prééminence » de la population « algérienne » au sein de l’islam de France lui donnait des droits en matière de leadership. Quant aux fédérations « marocaines », elles ne paraissent pas vouloir abuser de leur hégémonie naturelle dans les institutions et les différentes sphères d’expression du culte musulman en France. Le paysage musulman aujourd’hui, confronté à une poussée du fondamentalisme, toutefois très minoritaire dans son expression institutionnelle, reste très évolutif. on peut gager en tout cas que le penchant naturel ne sera pas la revendication d’une sorte de reconnaissance officielle comme « deuxième religion de France »…

Conclusion

Il est difficile de parler de façon péremptoire d’une volonté de l’islam de s’inscrire dans un cadre de religion minoritaire. Est-ce dû à la nature de l’islam qui se veut par essence universaliste en affirmant qu’il est le « sceau des prophéties » ? Il serait alors conversioniste par nature. Ce n’est pas inscrit dans son histoire quand on parle de conversions individuelles, mais cela est apparu récemment, en particulier à la suite des immigrations dans les pays occidentaux. Il est intéressant de constater que le premier mouvement conversioniste musulman d’importance, répandu en Europe à partir des années 1970, est le mouvement Tabligh, un mouvement fondamentaliste venu d’Inde. La réalité des conversions, et donc de l’inclusion d’un islam à vocation expansionniste ne voulant pas se penser comme minoritaire, n’est pas à l’ordre du jour. La plupart des mosquées sont pour l’heure plus occupées à contenir un phénomène auquel elles ne sont pas préparées.

Se situer comme minoritaire peut faire écho à une autre réalité dans l’histoire musulmane, celle des Dhimmis, ces sujets au statut de particulier, attribué aux juifs et aux chrétiens qui, dans les empires musulmans, payaient un impôt particulier et étaient écartés de certaines fonctions. Certains ne manquent pas également d’associer l’état de musulman aujourd’hui à celui des « indigènes » de l’Algérie coloniale, comme l’illustre la création d’un « Parti des indigènes de la République » dans les années 2000. Cette présentation reste pourtant marginale et le fait de groupes très identitaires et complètement absents de la sphère propre au religieux.

Ou tout simplement, les musulmans, apparus sur le territoire métropolitain plus récemment, n’estiment-ils pas ce débat, pour eux simple témoin d’un autre âge ? À cet égard, le désintérêt des institutions musulmanes quant à leur inscription éventuelle dans le cadre concordataire d’Alsace-Moselle est significatif. Il n’a jamais été un sujet de revendication de leur part, alors que d’autres, plutôt non-musulmans, en posaient explicitement la question.