Book Title

Les penseurs juifs face à l’émancipation :
une intégration sans assimilation

Sophie NORDMANN

EPHE, PSL - GSRL

L’entrée dans la modernité a profondément bouleversé la vie juive en France, entraînant une complète reconfiguration qui a donné lieu à des débats, des réflexions, nourrissant une importante créativité intellectuelle, philosophique et religieuse. La pensée juive a connu des développements nouveaux, en réponse aux défis tout à fait inédits auxquels les juifs se sont trouvés confrontés. Celui, par exemple, de la naissance de la modernité scientifique : la contradiction manifeste entre certaines découvertes scientifiques et les enseignements de la Torah et de la tradition juive (notamment en ce qui concerne l’origine de l’univers et celle de l’humanité) d’une part, la vision mécaniste d’un univers vide de Dieu développée par la science moderne d’autre part, ont engagé une profonde réarticulation de la compréhension des textes de la tradition juive à l’aune de la modernité scientifique. Un autre bouleversement profond a eu lieu, sur le plan social et politique cette fois : la naissance de l’Etat moderne, dans lequel les juifs se sont vu accorder le statut de citoyen en 1791, par un décret qui a marqué le coup d’envoi d’un processus d’émancipation sociale et politique qui s’est poursuivi au cours des deux siècles et demi écoulés depuis. La vie juive s’en est trouvée atteinte dans sa structure même : elle était jusqu’alors organisée en communautés (Kehiloi) qui constituaient un corps intermédiaire entre les populations juives et le pouvoir souverain. Pour la première fois, avec la modernité et l ’octroi de la citoyenneté, un rapport direct s’est établi entre chaque juif, en tant que citoyen, et l’Etat-nation. Dès lors, toute la construction sociale héritée du Moyen Âge s’est rapidement écroulée et la vie juive a dû être réorganisée sur de nouvelles bases. Accompagnant ce processus, apparaît au XVIIIe siècle un nouveau courant de pensée, souvent présenté comme la version spécifiquement juive des Lumières, la Haskala. Le philosophe allemand Moïse Mendelssohn (1729-1786), figure de proue de ce courant, est aussi le principal théoricien d’un judaïsme compatible avec le projet politique moderne. Dans son Jérusalem ou pouvoir religieux et judaïsme1, paru en 1763, il s’appuie sur une conception moderne de l ’humanité universelle, et sur une interprétation de la loi juive – la Halakha – qui met l’accent sur sa dimension pratique et individuelle, afin montrer que la religion juive est parfaitement compatible avec l’Etat moderne et y a toute sa place. Dans le sillage de Mendelssohn, les représentants allemands et français de la Haskala entreprennent, aux XVIIIe et XIXe siècles, de vastes réformes de l’éducation juive, avec notamment l’ajout de disciplines profanes aux matières traditionnelles et religieuses, ainsi que l’enseignement de la langue vernaculaire des pays d’accueil. Pourtant, le pari d’une possible conciliation entre la vie juive et l’appartenance pleine et entière à l’Etat-nation moderne ne va pas de soi et a fait l’objet, depuis la fin du XVIIIe siècle, de vastes débats. Nous n’examinerons pas ici ses contestations, qui ont été nombreuses et ont pris des formes diverses, mais nous tenterons de relever les principaux jalons de la manière dont ce défi a été perçu et relevé, au XIXe et au XXe siècle, par un certain nombre d’intellectuels et de penseurs juifs en France.

Au cours du XIXe siècle, on voit s’exprimer, chez une part importante de l’intelligentsia juive, une grande confiance dans le processus d’émancipation, assortie d’une aspiration à ce que les populations juives se fondent dans la société moderne environnante. Là où les juifs vivaient dans une forme de séparation sociale, culturelle et politique, c’est désormais l ’intégration, non seulement politique, mais également culturelle et sociale, qui est mot d’ordre. Le judaïsme traditionnel s’en trouve profondément ébranlé : de nouveaux rapports aux textes de la tradition et de nouveaux courants religieux voient le jour. Ainsi, dans le sillage de la Haskala, la science du judaïsme, dans ses versions française et allemande (Wissenschaft des Judentums), qui cherche à aborder les sources juives avec les outils et les méthodes des sciences modernes, connaît un développement important au XIXe siècle. C’est aussi l’époque de la naissance de la néo-orthodoxie, qui cherche à concilier la vie religieuse traditionnelle et la société moderne suivant la célèbre formule de Samson-Raphaël Hirsch : « Torah im derekh eretz », que l’on peut traduire de manière très imparfaite par « La Torah sur la voie du monde ». Cette diversification religieuse est encore marquée par la naissance, en Allemagne puis en France, de courants qui prennent leurs distances avec le judaïsme orthodoxe et cherchent à adapter la vie religieuse à la société moderne : mouvement réformé représenté notamment par le rabbin Abraham Geiger (1810-1874) ; courant conservateur (massorti) du rabbin Zacharias Fraenkel (1810-1875), qui fonde en 1854 à Breslau un séminaire rabbinique qui allie étude juive traditionnelle et cursus universitaire2.

Un certain nombre de penseurs juifs mettent en avant l’idée d’une affinité profonde et essentielle entre les enseignements du judaïsme et le projet moderne, qui auraient en commun une même conception de l’humanité, un même idéal d’éthique et de justice sociale. À partir de là, non seulement le processus d’émancipation, qui réconcilie appartenance juive et inscription pleine et entière dans le projet moderne, apparaît comme souhaitable, mais encore il est perçu comme un accomplissement : à l’aune de la profonde affinité entre judaïsme et modernité, l’intégration sans reste à la société environnante apparaît comme une manière de réaliser pleinement les promesses du judaïsme. On trouve une telle conception, par exemple, chez James Darmesteter (18491894), juif français érudit, disciple de Renan, professeur de persan au Collège de France et directeur d’études à l’École pratique des hautes études. Dans un opuscule intitulé Coup d’œil sur l’histoire du peuple juif, publié en 1881, il fait le constat qu’en quelques décennies, les juifs se sont parfaitement intégrés à la société moderne – il est lui-même un éminent exemple de cette intégration. Or, selon lui, si les juifs s’adaptent si aisément au monde contemporain, c’est en raison d’une affinité profonde entre les principes originels du judaïsme et l’idéal moderne de la science et du progrès. Cela suppose une certaine interprétation du judaïsme, un judaïsme détaché de l ’observance et de la pratique, et compris fondamentalement comme un message spirituel. Si l’on rapporte donc le judaïsme à sa dimension spirituelle et éthique, alors on constate, affirme Darmesteter, qu’il est parfaitement convergent avec l’idéal moderne des droits de l’homme et du citoyen, de la liberté et de l’égalité, de la science et du progrès :

C’est pour cela que le Judaïsme, seul de toutes les religions, ne peut pas entrer en lutte ni avec la science ni avec le progrès social, et qu’il a vu et voit sans crainte toutes leurs conquêtes. Ce ne sont pas des forces hostiles qu’il accepte par tolérance ou politique, pour sauver par un compromis les débris de sa force : ce sont de vieilles voix amies qu’il reconnaît et salue avec joie, car il les a, bien des siècles déjà, entendu retentir dans les axiomes de sa raison libre et dans le cri de son cœur souffrant. C’est pour cela que, dans tous les pays qui se sont lancés dans la voie nouvelle, les Juifs ont pris leur part, et non médiocre, plus vite que ne le font les affranchis de la veille, à toutes les grands œuvres de la civilisation, dans le triple champ de la science, de l’art et de l’action3.

Avec la Révolution française, affirme Darmesteter, la pensée juive s’est, pour la première fois, trouvée « en accord, et non plus en lutte, avec la conscience de l’humanité4 ». La tension, voire la contradiction, qui existait jusqu’alors entre le judaïsme et la société environnante justifiait une existence juive séparée, gardienne de son message propre. Mais avec l’avènement de l’ère moderne cette contradiction disparaît, et judaïsme et modernité peuvent alors se fondre l’un dans l’autre puisqu’ils répondent au même idéal. Ainsi, d’après Darmesteter, la société qui se construit, en France, depuis la Révolution, reflète l’idéal même du judaïsme, et les juifs peuvent y disparaître progressivement. Darmesteter envisage sans état d’âme cette disparition puisque d’une certaine manière, elle est un accomplissement : « quand le peuple qui a fait la Bible s’évanouirait, race et culte, sans laisser de trace visible de son passage sur terre, son empreinte serait au plus profond du cœur des générations qui n’en sauront rien, peut-être, mais qui vivront de ce qu’il a mis en elle5 ». Notons que l’on trouve, de l’autre côté du Rhin, ce même idéal de synthèse, de symbiose, entre judaïsme et modernité : le philosophe néokantien Hermann Cohen (1848-1918) développe notamment l’idée d’une convergence essentielle entre l’esprit allemand et l’esprit du judaïsme6. Là où elle s’incarnait tout particulièrement, pour James Darmesteter, dans la France de la Révolution et de la Déclaration des droits de l’homme, c’est dans l’Allemagne de Kant et de l’Aufklârung que cette affinité profonde trouve, aux yeux d’Hermann Cohen, son expression privilégiée.

Une première ombre jetée sur cette « lune de miel » entre projet moderne et judaïsme se fait sentir à partir de la fin du XIXe siècle. En Allemagne, on assiste, chez un certain nombre de penseurs de la génération qui naît autour des années 1880, à une prise de conscience des effets délétères de l’assimilation pour la pérennité du judaïsme. Cette prise de conscience est à l’origine, chez ces penseurs, d’un mouvement de retour aux sources juives – une « dissimilation » – dont Franz Rosenzweig, Martin Buber, Gershom Scholem sont quelques représentants particulièrement éminents. Chacun d’eux va prendre ses distances avec le judaïsme de son temps – aussi bien dans sa version orthodoxe que dans sa version sécularisée – pour renouer avec un judaïsme qu’il considère comme authentique, vivant et substantiel : cela conduit Franz Rosenzweig à renoncer à son projet de conversion au protestantisme et à sa carrière universitaire et à prendre la direction, après-guerre, de la Libre maison d’études juives de Francfort ; c’est dans le hassidisme que Martin Buber découvrira le souffle vivant et créateur du judaïsme ; quant à Gershom Scholem, il consacrera sa vie à la collecte de manuscrits kabbalistiques et à l ’étude historique et philosophique de la Kabbale. En France, l’affaire Dreyfus, qui éclate en 1894, marque un tournant important. Elle sonne, pour un certain nombre de jeunes juifs en voie d’assimilation, comme un coup de semonce qui les réveille du rêve décrit par Darmesteter d’une confiance sans réserve dans les promesses de l’émancipation, et les éveille du même coup à un questionnement sur leur rapport au judaïsme. On en trouve un témoignage chez l’écrivain, poète et penseur Edmond Fleg (1874-1963), qui sera l’une des grandes figures du judaïsme français au XXe siècle. Né à Genève dans une famille juive d’origine alsacienne, il s’installe rapidement à Paris, entre à l’École normale supérieure, obtient une agrégation d’allemand. Il a une vingtaine d’années quand survient l’affaire Dreyfus, qui marque un tournant essentiel dans sa vie :

J’étais très éloigné du judaïsme, j’avais des parents pratiquants, mais j’étais tellement fier d’apprendre le latin et le grec et de passer mon baccalauréat que tout cela me semblait le néant. J’ai passé par l’affaire Dreyfus ; alors je me suis dit : mais que suis-je donc ? Où faut-il me situer dans le monde7 ?

Ce premier décrochage engage Fleg, et avec lui toute une génération de jeunes juifs en voie d’assimilation, à réfléchir à nouveaux frais à leur rapport au judaïsme et à se plonger dans l’étude des textes, de l’histoire et de la littérature juives. Cette perte de confiance dans les promesses de l’émancipation moderne conduira un certain nombre de juifs de cette génération à se tourner vers le sionisme : en Allemagne, on sait le rôle déterminant que joue l’affaire Dreyfus dans l’engagement sioniste de Theodor Herzl (1860-1904). En France, l’exemple de Bernard Lazare (1865-1903) est à ce titre tout à fait significatif8.

La montée du nazisme, les persécutions antisémites, le régime de Vichy et l’extermination des juifs portent un nouveau coup tragique au mouvement harmonieux d’émancipation qui promettait de mener ensemble l’accomplissement du projet moderne et du judaïsme. Douloureusement rappelés à leur condition juive, un certain nombre de jeunes intellectuels vont se tourner vers les sources juives, qu’ils étaient sur le point de perdre dans leur élan d’intégration à la société environnante, et se plonger dans l ’étude des textes de la tradition juive. Ainsi, sous l’Occupation, se constituent des cercles d’étude clandestins, parmi lesquels nous pouvons mentionner le groupe de résistance qui se constitue à Toulouse autour du poète juif d’origine russe David Knout, le « Petit séminaire israélite de Limoges » qui rassemble de jeunes juifs pour la plupart originaires de Strasbourg, ou encore les groupes des Éclaireurs israélites de France dirigés à l’époque par Robert Gamzon9. Edmond Fleg participe d’ailleurs à ces groupes d’étude clandestins, et enseigne notamment l’histoire et la littérature juives à de jeunes membres des Éclaireurs israélites. Pour un certain nombre de jeunes juifs, qui étaient lancés à pleine vitesse sur la voie de l’assimilation, cette expérience marque un tournant profond qui les conduit à se détourner d’une promesse d’intégration qui leur semble, au vu des persécutions qu’ils vivent, totalement illusoire et trompeuse, et à se tourner vers le judaïsme, que finalement ils ne connaissent pas ou peu, pour tenter de le redécouvrir et d’en approfondir le sens. L’exemple d’André Neher (1914-1988) illustre de manière particulièrement significative ce revirement. Juif alsacien né en 1914, il poursuit avant-guerre des études d’allemand, commence une carrière d’enseignant d’allemand, prépare une thèse sur « Heine et l’Allemagne » et se trouve confronté de plein fouet aux persécutions du régime de Vichy. À propos de la journée du 20 décembre 1940, date à laquelle, en application du statut des Juifs décrété par le gouvernement de Vichy, il est démis de ses fonctions d’enseignant, il écrit :

Ce soufflet que me donna une certaine France reconstituait soudain pour moi et pour mes coreligionnaires atteints par le même Statut le Moyen Age à ses heures les plus sombres. Tout se passait comme si la Révolution de 89, comme si Napoléon, Louis-Philippe, Gambetta, Emile Zola, Charles Péguy, Joffre, Foch et Clemenceau n’avaient jamais laissé leur trace dans l’Histoire de France. J’étais âgé de 25 ans à peine ; j’enseignais au collège de Brive-la-Gaillarde en Corrèze. J’étais accusé, comme mes ancêtres du Moyen Age, d’empoisonner les puits, ou plutôt, ce qui était une accusation plus grave, d’empoissonner l’âme des élèves qui m’étaient confiés10.

Pendant la guerre, Neher se plonge dans l’étude des textes juifs et fonde à Lanteuil, en Corrèze, un lieu d’étude clandestin qu’il nomme Mahanayyim, suivant une expression biblique tirée de la Genèse et qui signifie « Double demeure11» :

Révoqué par un décret infâme, je ne me suis pas recroquevillé sur ma condition physique de paria ; révoqué, je me suis laissé invoquer par l’appel métaphysique qui scandait les événements et j’ai accepté que la lutte avec le Démon se transmute en combat avec l’Ange. Avec les membres de ma famille, expulsés comme moi de la Cité des Hommes que nous savions provisoire, nous avons créé, dans le temps et dans l’espace, une micro-Cité de Dieu, l’Ecole clandestine de Lanteuil en Corrèze, à 10 km de Brive-la-Gaillarde, et nous avons appelé notre demeure Mahanayim12.

Après-guerre, André Neher abandonne sa carrière de professeur d’allemand, il renonce également à sa thèse sur « Heine et l’Allemagne » pour commencer une thèse sur le prophète Amos, qu’il soutient à Strasbourg en 1947. C’est pour lui qu’est créée la première chaire universitaire de langue et littérature hébraïque au milieu des années 1950 à l’Université de Strasbourg, et il vouera sa vie à l’étude du judaïsme : « À partir de ma thèse sur le prophète Amos, je ne publierai ni livre, ni article, rien qui ne soit entièrement enraciné dans les études et la pensée juives13 ». La figure d’André Neher n’est pas un cas isolé : après la guerre, les jeunes juifs qui sont passés par les groupes d’étude clandestins que nous avons évoqués vont poursuivre le mouvement de réappropriation des sources juives initié dans la clandestinité, avec l’idée que le processus d’émancipation tel qu’il a été engagé depuis la fin du XVIIIe siècle a conduit à une impasse tragique, et qu’il va donc falloir tout reprendre à nouveaux frais.

Au lendemain de la guerre, deux discours sur l’émancipation vont, dès lors, se superposer. Un premier discours, qui est souvent celui des responsables de la communauté juive, discours officiel donc, présente Vichy comme une parenthèse, certes douloureuse, mais qui n’aurait pas entamé le rapport de confiance entre les Juifs et la République française. Dans son étude La Thora dans la cité14, Johanna Lehr cite ainsi l’extrait du premier discours prononcé au Consistoire de Paris après la fin de la guerre, en mai 1946, par Edmond Dreyfuss, alors vice-président du Consistoire de Paris :

C’est donc en premier et en dernier lieu à ce peuple de France, éperdu de Liberté, que nous reconnaissons devoir notre survie, ce peuple qui ne voulut jamais céder, et qui, à l’heure décisive, unanime dans sa volonté spontanée et indiscutée, effaça d’un trait de plume les lois d’exception imposées par l’ennemi. Ainsi la France qui nous libéra en 1789 nous a libérés à nouveau en 1944. La France, elle aussi, survit. Nous restons ses enfants, natifs ou d’adoption. Nous avons repris, nous devons reprendre notre place à son foyer, avec la discrétion que commandent la souffrance et la dignité, et continuer de servir15.

Derrière ce discours officiel qui reprend le flambeau de l’optimisme et de la confiance dans l’émancipation, un autre discours se développe, porté par les intellectuels et penseurs juifs français qui, en voie d’assimilation, se sont trouvés « réveillés » à leur judaïsme par les persécutions antisémites et ont constitué pendant la guerre les groupes clandestins de résistance par l’étude que nous évoquions. Or, ce discours est celui d’une remise en cause très profonde du mouvement d’émancipation qui a contribué, selon eux, à conduire le judaïsme français à une situation catastrophique. André Neher est l’un des principaux porte-parole des réflexions sur l’émancipation qui vont s’engager dans ces années-là. Ces réflexions vont chercher, non pas à renoncer à l’émancipation, mais au contraire à reprendre à nouveaux frais le pari d’une possible conciliation entre vie juive accomplie et appartenance pleine et entière à l’Etat-nation, en explorant une nouvelle voie, différente de celle qui, selon ces penseurs, à conduit le judaïsme européen à sa perte. Elles partent d’un constat : celui de l’affaiblissement extrême, au lendemain de la seconde guerre mondiale, de la vie et de la pensée juives en France. La première cause de cet affaiblissement, la plus évidente, est bien sûr à chercher dans les persécutions nazies et antisémites : un quart de la population juive française a été assassinée, et la population juive connaît, parmi les survivants, un nombre important d’orphelins et de déplacés. Mais cet affaiblissement a encore une autre cause, plus insidieuse, aux yeux de ces penseurs et intellectuels juifs : cette autre cause, c’est le processus d’émancipation qui s’est engagé avec l’entrée du judaïsme dans la modernité. Non seulement l’émancipation n’a pas permis d’éviter les persécutions, mais elle aurait miné le judaïsme de l’intérieur : sous l’effet de l’émancipation, constate notamment André Neher, la vie et la pensée juives en Europe occidentale se sont progressivement vidées de leur substance et de leur contenu. Dès lors, les juifs qui ont survécu aux persécutions sont, pour bon nombre d’entre eux, des « juifs déjudaïsés », suivant l’expression de Neher. Dans la préface qu’il rédige à la publication des actes des premiers Colloques des intellectuels juifs de langue française, qui se tiennent à Paris à partir de 1958, Neher met en cause la « profonde et indécrassable ignorance16 » du judaïsme par les intellectuels et penseurs juifs eux-mêmes :

Longtemps, l’intellectuel juif a fait figure d’enfant perdu du judaïsme. Dans tous les chantiers, il était à la tâche ; sur tous les champs de bataille, il menait la lutte ; dans les combats les plus louables et les plus périlleux, il constituait l’avant-garde, mais c’étaient les chantiers, les arènes, les risques où les responsabilités humaines les plus diverses se trouvaient engagées, sauf une : celle, précisément, du judaïsme17.

En se donnant corps et âme aux promesses de l’émancipation, les juifs auraient donc oublié leur propre judaïsme : en l’espace de deux ou trois générations, la vie et la pensée juives se seraient ainsi, déplore Neher, vidées de leur substance. Parce qu’elle a pour effet de ruiner le judaïsme de l’intérieur, l’émancipation par assimilation représente, aux yeux d’André Neher et des autres représentants de ce courant de pensée couramment appelé l’« école juive de Paris », la menace la plus grave qui pèse sur la pérennité d’un judaïsme vivant au lendemain de la seconde Guerre mondiale. Dès lors, l’enjeu, pour ces penseurs, est de « renverser ce mouvement18 », en renouant avec un judaïsme nourri aux sources de la tradition et de l’étude des textes.

S’agit-il, ce faisant, de sortir du processus d’émancipation et de renoncer au projet d’une intégration pleine et entière des juifs au monde moderne ? Absolument pas : la critique de la situation à laquelle a conduit le processus d’émancipation n’est pas un rejet du projet d’émancipation comme tel. Au contraire, le projet de ces penseurs reste celui d’une intégration pleine et entière des juifs à la nation française. Mais ce projet d’émancipation doit être, à leurs yeux, poursuivi par des voies nouvelles, qui tiennent compte des écueils et des échecs rencontrés au cours du XXe siècle. Or, puisque le constat est celui d’un judaïsme appauvri, privé de sa substance en quelques générations, ces nouvelles voies ne peuvent être que celles d’une réappropriation, par les juifs eux-mêmes, d’un lien vivant à leur propre judaïsme : la réflexion collective qui s’engage au lendemain de la guerre est ainsi animée par le « désir de refaire l’émancipation en restant, cette fois-ci, fidèle au judaïsme net et inébréché19 ». Faire retour aux textes et aux modes de pensée propres à la tradition juive n’a donc pas pour revers de se détourner du monde environnant. Au contraire, ce sont deux dimensions corrélatives d’un même mouvement, et cela se comprend à la lumière du contexte de l’après-guerre. Ce contexte est en effet celui d’un effondrement de la civilisation européenne et des promesses des Lumières : l’enjeu, pour les penseurs de l’école juive de Paris, est aussi de répondre au désarroi général, en allant chercher, dans les sources et les enseignements de la tradition juive, les réponses que le monde moderne n’est plus en mesure d’apporter à ses propres questionnements. Ce, afin de les apporter non seulement aux juifs, mais à tous : faire retour sur son judaïsme pour mieux s’ouvrir à la société environnante et s’y intégrer, tel est le mot d’ordre. Ce mouvement de pensée qui anime les intellectuels juifs français après la Seconde Guerre mondiale et qui connaîtra son apogée dans les années 1960 est donc simultanément centripète et centrifuge : mouvement centripète de retour au judaïsme et mouvement centrifuge d’ouverture à la société environnante, qui sont comme les deux revers de médaille, inséparables, de la nouvelle voie d’émancipation qui se pense et s’expérimente à cette époque. Il s’agit, à la fois et tout ensemble, de répondre aux questions de la modernité par une lecture nouvelle des textes de la tradition et, ce faisant, de ramener à la vie un judaïsme miné de l’intérieur en lui rendant un contenu substantiel : « Particularisme juif comme garantie de son ouverture sur le monde, voilà notre frisson nouveau20 ! », s’exclame en 1961 un autre éminent représentant de l’école juive de Paris, le philosophe Emmanuel Levinas.

Le maintien d’un « particularisme » juif n’est donc plus perçu comme un obstacle à l’émancipation et à l’intégration, mais au contraire comme la condition d’une ouverture au monde et donc d’une véritable intégration. On pourrait dire que le modèle d’une intégration par dissolution – celui que Darmesteter appelait de ses vœux près d’un siècle auparavant – fait place au projet d’une émancipation par réappropriation. Dans cette recherche d’une nouvelle voie, il ne s’agit pas de préserver à tout prix un particularisme juif qui serait de l’ordre du folklore, mais plutôt d’affirmer que le judaïsme a, en tant que tel, quelque chose à apporter au projet moderne lui-même. C’est vers le monde que doivent être tournées les lumières juives afin de l’éclairer sans pour autant se dissoudre en lui : l’école juive de Paris se donne ainsi pour ambition « de puiser dans le questionnement de la vénérable tradition d’Israël des réponses à l’effondrement de la Modernité et à la destruction des Juifs21 ». c’est pour répondre à cette ambition que sont créées, au lendemain de la guerre, différentes institutions. Parmi elles, on peut mentionner notamment l’Ecole Gilbert Bloch d’Orsay, qui ouvre ses portes en 1946. D’abord dirigée par Robert Gamzon, le fondateur des Eclaireurs israélites de langue française, puis par le rabbin Léon Askénazi, l’une des grandes figures de la pensée juive en France dans les années 1950-1960, il s’agit d’une école de formation des jeunes cadres communautaires juifs, qui cherche à mettre en pratique ce double impératif d’un judaïsme de haut niveau pour une intégration de haut niveau22. ce projet marque une prise de distance très nette avec le modèle d’émancipation largement dominant jusqu’à la guerre, qui circonscrivait l’appartenance juive au domaine du privé. À un modèle suivant lequel, selon la célèbre formule, on serait « juif à la maison, citoyen français au dehors » fait place un nouveau projet d’émancipation, porté par les intellectuels juifs de cette génération, qui font au contraire l’hypothèse qu’une véritable intégration ne peut passer que par une affirmation pleine et entière de la spécificité juive, au dedans comme au dehors.

Ce mouvement connaîtra un revers décisif à la fin des années 1960 : un tournant important se produit en effet au moment de la guerre des Six-Jours et avec l’évolution de la position de la France – aussi bien sur le plan politique qu’au sein du monde intellectuel – dans le conflit israélo-palestinien. Signe sans doute d’une perte de confiance dans le succès de la nouvelle voie d’émancipation qu’ils avaient cherché à mettre en œuvre, un certain nombre d’intellectuels et de penseurs juifs français de premier plan – Léon Askénazi, mais aussi André Neher, ou encore Eliane Amado Lévy-Valensi (1919-2006) – quittent la France pour s’installer en Israël. Cette évolution peut se comprendre à la lumière des catégories distinguées par Albert Hirschmann dans Défection et prise de parole23 : les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale sont celles de la « prise de parole » par les intellectuels juifs de France, qui cherchent à faire entendre un « judaïsme [qui] sait parler le langage de son temps [...], [un] langage qui n’est plus paroissial seulement, mais universel et haut, égal au langage que parlent autour de nous les peuples de haute culture »24. A cette « prise de parole » a fait place, à partir de la fin des années 1960, la tentation de la « défection », qui s’est traduite par le départ en Israël d’un certain nombre d’intellectuels juifs, initiant ainsi chez les juifs de France un mouvement qui a pris de l’ampleur dans les années 1980, et surtout à partir des années 2000. Le judaïsme français actuel reste largement marqué par les réflexions et les prises de position qui se sont développées alors. Elles permettent notamment d’éclairer le « changement d’époque » relevé par le sociologue Jean-Claude Poizat : « nous n’en sommes plus au temps où les intellectuels étaient d’abord “français”, c’est-à-dire des “porte-parole de l’universel” – même et surtout lorsqu’ils étaient juifs25 ». Si les intellectuels juifs de l’école juive de Paris ont mis en avant leur « particularisme » juif, c’est au nom d’une aspiration à l ’universel : ils n’ont pas opté pour le particulier contre l ’universel, ils ont au contraire cherché à mettre en cause l’opposition même entre l’universel et le « particularisme juif », afin de poser les bases d’une émancipation qui ne soit pas une pure et simple disparition du particulier dans l ’universel, mais une nouvelle manière d’articuler les deux.

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1. --> Pour la traduction française : Moïse MENDELSSOHN, Jérusalem ou pouvoir religieux et judaïsme, texte traduit, présenté et annoté par Dominique Bourel, Préface d’Emmanuel Levinas, Paris : Les Presses d’aujourd’hui, 1982.

2. --> L’organisation du culte est très différente en France, en raison notamment de la création par Napoléon du Consistoire en 1808. Des courants non-consistoriaux et non-orthodoxes voient également le jour à partir du début du XXe siècle, et connaîtront un développement important dans les années 1960-1970 : la synagogue libérale de la rue Copernic est créée à Paris en 1907, puis, en 1913, la synagogue traditionaliste de la rue Montevideo.

3. --> James DARMESTETER, Coup d’œil sur l'histoire du peuple juif [1881], FB Editions.

4. --> Ibid.

5. --> Ibid.

6. --> Voir notamment Hermann COHEN, « Germanité et judéité » [1915/1916], Pardès n° 5, 1987, Paris : J.-C. Lattès, p. 13-48.

7. --> Edmond FLEG, La conscience juive. Données et débats. Actes des trois premiers Colloques des Intellectuels Juifs de Langue Française, textes présentés et revus par Eliane Amado Lévy-Valensi et Jean Halpérin, Paris : PUF, 1963, p. 67.

8. --> Sur ce point, voir Philippe ORIOL, Bernard Lazare, Paris : Stock, 2003.

9. --> Sur ce point, voir notamment Johanna LEHR, La Torah dans la cité. L’émergence d’un nouveau judaïsme religieux après la seconde guerre mondiale, Paris : Le bord de l’eau, 2013.

10. --> André NEHER, Le dur bonheur d'être juif, dialogue avec Victor Malka, Paris : Centurion, 1978, p. 32.

11. --> « Genèse 32,3 : Jacob poursuit sa route. Des Anges le rencontrent. Alors Jacob donne à ce lieu le nom de “Double Demeure”» (André NEHER, Le dur bonheur d'être juif, op. cit., p. 13). Et à Victor Malka, qui l’interroge sur le choix de ce nom, André Neher fait la réponse suivante : « Parce que nous y avons vécu, précisément, d’une manière constante et consciente, dans une dimension double : celle de l ’angoisse et de l ’espérance, celle de la persécution et celle du temps biblique dont la plénitude recouvrait chacun de nos instants » (ibid.).

12. --> André NEHER, Le dur bonheur d'être juif, op. cit., p. 13.

13. -->André NEHER, Le dur bonheur d’être juif, op. cit., p. 8.

14. --> Voir référence supra note 9.

15. --> Edmond Dreyfuss, cité par Johanna Lehr, La Thora dans la cité, op. cit., p. 47-48.

16. --> André NEHER, Préface, La conscience juive. Données et débats. Actes des trois premiers Colloques des intellectuels juifs de langue française, p. V.

17. --> Ibid.

18. --> Ibid.

19. --> André NEHER, « Le judaïsme d’Europe, demain » [1958], in L’existence juive. Solitude et affrontements, Paris : Seuil, 1962, p. 251.

20. --> Emmanuel LEVINAS, « L’Ecole normale israélite orientale : perspectives d’avenir », in Les droits de l'homme et l'éducation. Actes du Congrès du centenaire de l'Alliance israélite universelle, Paris : PUF, 1961, p. 75.

21. --> Shmuel TRIGANO, « Qu’est-ce que l’Ecole juive de Paris ? Le judaïsme d’après la Shoah face à l’histoire », in Shmuel Trigano (dir.), L'école de pensée juive de Paris, Pardès n° 23, Paris : In Press éditions, 1997, p. 15.

22. --> Sur l’Ecole d’Orsay, voir notamment Shmuel Trigano (dir.), L'école de pensée juive de Paris, op. cit.

23. --> Albert O. HIRSCHMAN, Défection et prise de parole [1970], trad. Claude Besseyrias, Paris : Fayard, 1995.

24. --> Emmanuel LEVINAS, Discours de clôture, « Rencontre entre intellectuels juifs de France et d’Algérie. Des monologues au dialogue », La conscience juive face à l'histoire : le pardon. Actes des 4e et 5e Colloques des Intellectuels Juifs de Langue Française, op. cit., p. 238.

25. --> Jean-Claude POIZAT, Intellectuels et juifs en France aujourd'hui, Paris : Le bord de l’eau, 2014.