Antiprotestantisme et antisémitisme à la fin du XIXe siècle
Jean Bauberot
Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (EPHE-CNRS) EPHE, PSL
Sous le titre Une haine oubliée, Valentine Zuber et moi-même avons publié un ouvrage sur l’antiprotestantisme en France entre 1870 et 19051. L’antiprotestantisme, sans être mon thème de recherche principal (qui est la laïcité), constitue un des dossiers sur lequel je tente de retravailler périodiquement. Cela me conduit à m’intéresser également à l’étude de l’antisémitisme (sans prétendre en être un spécialiste), car il s’avère impossible de mener des recherches sur les thèmes antiprotestants sans se préoccuper également des stéréotypes anti-juifs. Je donnerai deux raisons de cette nécessité : le souci de comparatisme2 et la dénonciation récurrente, au tournant du xixe et du xxe siècle, d’un «complot judéo-protestant3 ». Trois aspects peuvent être soulignés :
D’abord, ce thème du «complot » se développe avant le déclenchement de l’affaire Dreyfus, notamment en lien avec le Ralliement : Bertrand Joly a montré que les stéréotypes qui fleurissent au début de l’affaire Dreyfus (automne 1897) se mettent en place dès les années précédentes4 : la dénonciation (catho-monarchiste) de la « Gueuse » est remplacée par la défense de la véritable République, celle des « honnêtes gens », face à celle gangrénée par un « complot judéo-protestant », relié aux francs-maçons5. Cela permet à une certaine presse de renouveler son argumentation : ne mériterait pas le nom de « république », un régime qui « prétend ne pouvoir subsister sans opprimer les catholiques, c’est-à-dire les dix-neuf-vingtième de la nation, au profit des juifs, des protestants et des sectes maçonniques » écrit un quotidien.
Ensuite, la présence d’une proportion importante de protestants parmi ceux qui réclament la révision du procès de Dreyfus (et cela dès le début de «l’Affaire6 ») devient, sous la plume des publicistes antiprotestants, la preuve éclatante d’un «complot judéo-protestant ». Ils affirment alors avoir été des visionnaires : ce qu’ils avaient annoncé serait devenu manifeste ; les événements leur donneraient « raison ».
Enfin, le but, poursuivi par les deux groupes alliés juif et protestant, consisterait à affaiblir la France au profit de l’étranger, qu’il soit Allemand ou Anglais7, à « défranciser » le pays, à le vider de ses forces vives, le « déchristianiser ». L’imaginaire de la « France fille aînée de l’Église » (catholique) reste fort. Son renouveau actuel sous la forme du thème des « racines chrétiennes » peut nous aider à percevoir son importance.
Mais Clovis et Pépin le Bref ne sont pas seuls en cause. Le «complot judéo-protestant » vise également à enlever à la France son « esprit gaulois », joyeusement viril : la France est menacée en tant que pays catholique latin sécularisé. Ainsi des libres-penseurs nationalistes peuvent se montrer antiprotestants (et, bien sûr, antisémites). Des républicains bon teint peuvent même propager des thèmes antiprotestants à propos de la « question coloniale » où République française et missions catholiques semblent avoir partie liée.
Cette recherche de sociologie historique sur l’antiprotestantisme et sa comparaison avec l’antisémitisme se situent dans la perspective de l’étude de représentations collectives8, d’univers mentaux, bref : des contours de la « société idéale » présente dans la tête des acteurs sociaux, et qui, en conséquence, agit dans « la société réelle », pour reprendre les expressions d’Emile Durkheim9. Elle me semble aboutir à un double acquis, non encore intégré dans la mémoire collective, ni même parfois par la communauté des historiens. Elle permet aussi de formuler quelques (hypo)thèses. Au final, elle incite à une réflexion qui sera esquissée par quelques remarques conclusives.
Un double acquis de l’étude des stéréotypes antiprotestants
Cet acquis porte sur l’existence même de l’antiprotestantisme en France, et sur l’intérêt de la comparaison entre l’antiprotestantisme et l’antisémitisme.
L’existence d’un antiprotestantisme au xixe siècle10 et au début du xxe ne va pas de soi pour le « public cultivé ». Lors de la parution d’Une haine oubliée, Valentine Zuber et moi-même avons constaté des réactions d’incrédulité, de déni. Elles se sont manifestées, y compris chez des protestants11. Et certains historiens continuent, en fait, d’ignorer cette « doctrine de haine ». Dans son importante biographie de Drumont12, l’historien Grégoire Kauffmann n’en parle pratiquement pas, alors qu’un chapitre de La France juive se trouve consacré à dénoncer les protestants que son auteur considère comme des « demi Juifs ». Ensuite, le quotidien la Libre parole qu’il dirige, à partir de 1892, continue dans la même veine.
Cependant, face aux antiprotestants « purs et durs », Edouard Drumont devient, en quelque sorte, le chef de file de la tendance antiprotestante modérée (si l’on peut dire). En effet, il effectue une distinction entre un « protestantisme national », qu’il tolère, et un « protestantisme d’alluvion », qu’il rejette, alors que pour Charles Maurras et d’autres tous les protestants sont gangrénés par des influences étrangères. Mais, chez Drumont, la lutte contre le protestantisme ne doit pas distraire de la lutte contre l’ennemi principal : « le Juif ». Alors le polémiste propose de procéder avec ordre avec méthode : réglons d’abord la « question juive », affirme-t-il, et après nous nous attaquerons à la « question protestante ». On peut s’en douter, cela ne rassure guère les protestants !
L’étude de l’antiprotestantisme ne remet pas en cause le fait que l’antisémitisme est la haine la plus haineuse, mais il conduit à insister sur la pluralité des haines, des doctrines « anti » (qui débordent ces deux haines-là). Cette pluralité coïncide avec une certaine interchangeabilité des arguments : Léo Taxil se montre parfois un anticlérical politico-pornographique, parfois il voue aux gémonies juifs, protestants et maçons comme émissaires coalisés du diable. Dès l’époque, le politiste catholique libéral Anatole Leroy-Beaulieu insiste sur la similitude des accusations portées par les « doctrines de haine : l’antisémitisme, l’antiprotestantisme, l’anticléricalisme13 ». Nous aborderons la question de l’anticléricalisme dans le cadre de nos (hypo)thèses14.
L’arbre géant de l’antisémitisme ne doit donc pas cacher que la forêt des haines comporte d’autres arbres et/ou arbustes, sans parler des mépris tellement ordinaires qu’ils n’apparaissent comme des haines pratiquement à personne, à la fin du xixe siècle, tel l’antiféminisme ou le racialisme envers les « non-Blancs ». Cet ensemble de doctrines haineuses forme le paysage d’un imaginaire socialement actif, où chaque cas de figure prend sa pleine dimension : elles sont significatives d’une certaine représentation collective de l’autre.
L’intérêt d’une approche comparative entre antiprotestantisme et antisémitisme
Une des difficultés que rencontre l’historien consiste à ne pas majorer 1’ impact social de la diffusion de telles doctrines. L’étude d’un dossier a toujours un effet de loupe, et Bertrand Joly insiste sur ce risque en étudiant (pourtant) l’affaire Dreyfus15. Mais il ne faudrait pas, non plus, minorer l’importance des stéréotypes haineux, même quand ils s’avèrent enfouis dans le non conscient. Ils ont du pouvoir par leur existence, leur circulation même ; ils s’insinuent dans les représentations collectives, donc dans le débat social, au-delà des convictions individuelles de ceux qui les adoptent et les propagent. Ils prennent des formes masquées. Ainsi, peu avant la Séparation des Eglises et de l’Etat, certains insistent sur l’enracinement « juif » du christianisme pour discréditer ce dernier, par la connivence d’un antisémitisme implicite entre le locuteur et son lecteur16.
Il s’avère donc important de comparer les haines. Ainsi rapprocher l’antiprotestantisme et l’antisémitisme permet d’établir des indices d’une différence qualitative entre les deux doctrines. Trois exemples peuvent être indiqués :
— L’antisémitisme existe dans des lieux où ne vivent pratiquement pas de juifs (certaines parties de l’Ouest, du Massif central ; régions souvent en dehors du développement économique, des grands courants de circulation des idées) ; l’antiprotestantisme est, au contraire, localement (relativement) proportionnel à l’existence d’une présence protestante, dans la région, soit par le nombre relativement élevé de protestants17 (et la nécessité, dans cette optique, de décourager les catholiques occasionnels de voter pour les « candidats protestants » aux élections), soit par une relative vitalité de « l’évangélisation protestante ».
— Autre exemple : certains demandent un numerus clausus des postes de la fonction publique pour les protestants alors qu’ils réclament l’expulsion des juifs hors de France. Si le départ des protestants de France est réclamé par Émile Zola, en 1881, dans une période relativement creuse pour l’ antisémitisme, paradoxalement, ce thème ne fait plus flores pendant l’affaire Dreyfus. Faut-il y voir l’influence « modératrice » de Drumont ?
— La racialisation : certains publicistes racialisent les protestants comme ils le font pour les juifs. Georges Vacher de Lapouge prétend que « la limite du protestantisme et du catholicisme en Europe coïncide avec celle des races dolichoblongues et brachycéphales ». L’historien Patrick Cabanel insiste sur les caractéristiques physiques données au « Monod » par Maurras. Malgré tout, pour des raisons de cohabitation historique, il est sans doute plus difficile de faire croire à un catholique cévenol (par exemple) que les protestants sont d’une autre « race » que lui, que lorsqu’il s’agit des juifs, car, probablement, il n’a jamais rencontré un seul d’entre eux.
Autre intérêt de la comparaison : l’étude de l’antiprotestantisme contribue à mieux périodiser l’importance prise par l’antisémitisme en France. Au début des années 1880, jusqu’au succès de l’ouvrage de Drumont, La France juive (1886), l’antisémitisme ne semble pas prédominant, en tout cas les autorités juives ont l’impression qu’il décline fortement et ne sera bientôt plus qu’un mauvais souvenir. Les persécutions anti-juives en Europe de l’Est sont, sauf exception, sévèrement condamnées par la presse. L’antiprotestantisme semble plus virulent. Comme je l’ai déjà indiqué, le Zola du début des années 1880 est antiprotestant : il estime que l’influence néfaste qu’exerceraient les protestants dans la République contamine celle-ci au profit d’un « esprit protestant » qui provient des « races du nord ». Sauf erreur, Zola n’est pas antisémite. Or, il sera une référence constante des publicistes et journalistes antiprotestants dans les deux décennies suivantes. Par ailleurs, au début des années 1880, l’antijésuitisme est assez obsessionnel, y compris dans des milieux protestants, et peut-être prédomine-t-il également alors, à un niveau social, sur l’antisémitisme. Celui-ci me semble se manifester explicitement de façon occasionnelle (le krach de l’Union générale, par exemple, induit des accusations contre les banques « juives » et « protestantes »).
Quand l’antisémitisme français prend son envol, il existe des publicistes qui continuent de considérer le protestantisme comme le danger principal (d’où la nécessité pour Drumont de convaincre que ce n’est pas le cas) : Georges Thiébaud, Ernest Renauld en constituent des exemples significatifs. Pour le groupe de ces antiprotestants stricts, en s’hypnotisant sur la « question juive », Drumont fait presque « le jeu […] d’un autre élément ethnique, politique et religieux, autrement accapareur […] actif et puissant […] le péril protestant ». Les « parpaillots », plus nombreux et qui agissent beaucoup plus dans l’ombre que les juifs, s’avèrent donc plus dangereux dans l’entreprise de « défrancisation » du pays. Il existe un débat de fond entre les deux mouvances. Il me semble réducteur de se limiter, comme le font plusieurs historiens, à dire que Thiébaud, au milieu des années 1890, voudrait être le « Drumont de l’antiprotestantisme » et qu’il n’y a pas réussi. Ce n’est pas faux, mais si on se limite à ce constat, on minore l’antiprotestantisme, sa durée, et on se prive de l’intérêt d’une approche comparative.
Les (hypo)thèses issues de cette comparaison entre antiprotestantisme et antisémitisme
Reprenons et complétons les résultats auxquels nous sommes parvenus. Première (hypo)thèse : contrairement à une idée répandue par ceux qui ne méconnaissent pas l’existence de l’antiprotestantisme, du politiste Leroy-Beaulieu18 à l’historien Bertrand Joly19, l’antiprotestantisme n’est pas une simple imitation, un décalque de l’antisémitisme. Il existe un antiprotestantisme (relativement) autonome avant et en dehors du thème du «complot judéo-protestant ». Un exemple en est le stéréotype de l’existence d’un « Syndicat protestant » qui agirait de façon occulte, thème récurrent depuis le début des années 1880. Ce « Syndicat » peut, bien sûr, être « judéo-protestant, mais c’est loin d’être toujours le cas. Surtout, certains thèmes qui sont privilégiés par l’antiprotestantisme ne se retrouvent guère, ou même pas du tout, dans les accusations anti-juives :
— Le danger des « nations protestantes » : l’antiprotestantisme est en partie une réaction à un certain philoprotestantisme qui traverse la pensée politique libérale du xixe siècle, et propage parfois le thème de la « supériorité des nations protestantes ». celles-ci ont réussi à entrer dans la modernité politique alors que la Révolution française n’est pas arrivée à le faire (cf. Edgar Quinet)20. En contre-coup, Zola, mais avant lui, sans avoir le même écho social, le saint-simonien Michel Chevalier, expliquent que les « nations latines », émancipées du catholicisme, comme la France (et le Mexique), doivent résister à l’envahissement par les « races du Nord », protestantes21. Cela peut viser (logiquement) les seuls protestants, comme peut, dans la perspective du «complot » commun, faire des juifs, « apatrides22 » des agents des puissances protestantes.
— Les rivalités coloniales constituent une autre source d’antiprotestantisme, particulièrement à propos de Madagascar, des années 1880 jusqu’à l’application de la Séparation. Un temps ministre des colonies, François de Mahy accuse les protestants français d’« outremanchisme23 ». Le « danger protestant » dans l’Empire colonial est un thème où aucun lien n’est effectué avec le judaïsme et où l’antiprotestantisme mord le plus dans les milieux républicains: si l’anticléricalisme n’est pas un article d’exportation, c’est parce que la France, pays anticlérical d’origine catholique, fait face, hors de l’Hexagone, au danger des « puissances protestantes » et notamment du Royaume-Uni. Cette croyance collective ne conduit pas forcément à un discours antiprotestant, mais elle en comporte le risque et constitue un point fort des thèmes antiprotestants.
— L’évangélisation, le prosélytisme constitue un autre ferment autonome d’antiprotestantisme. On dénonce une « invasion anglo-protestante » religieuse, qui précèderait une « invasion politique » : les évangélistes et les pasteurs qui s’adonnent à l’évangélisation, sont accusés d’être des « espions » au profit de l’Angleterre. Les territoires qu’ils tentent d’évangéliser constitueraient le prélude d’une occupation anglaise, analogue à celle de la guerre de Cent Ans. Par ailleurs, Alphonse Daudet écrit un roman à succès, réédité soixante-dix fois, L’Evangéliste, où une protestante drogue et enlève des jeunes filles pour les convertir24. Ce qui fait dire à certains : les juifs en veulent à « notre argent », ils nous pillent25 ; les protestants s’en prennent à nos structures mentales, à notre conscience, à « l’éducation française », ceci de l’école primaire à l’enseignement supérieur. Mais Drumont affirme, lui, que le protestantisme est un christianisme judaïsé, et donc que l’évangélisation protestante constitue une voie sournoise vers la judaïsation de la France.
— À chaque « anti » son invocation historique propre : l’antisémitisme de Drumont et de ses acolytes est une conjonction d’arguments socioéconomiques, racistes et religieux, même quand ces derniers ne sont pas explicites. Dans La France juive, on trouve des allusions aux accusations de « crimes rituels ». Au début des années 1880, en revanche, la presse française (à part l’Univers et La Croix) s’indignait ou se moquait de la persistance d’une telle calomnie en Europe centrale. Ce stéréotype refait partiellement surface, tel un iceberg où un dixième de la glace est émergé. Cela suffit pour réactiver des sentiments haineux. En effet, il existe une sorte de vitesse de croisière acquise par l’antisémitisme religieux historique. Cela constitue la face immergée de l’iceberg, lestant les accusations plus contemporaines d’une force supplémentaire : on recycle un imaginaire qui a, avec lui, le poids des siècles et c’est un des aspects et de son succès et de sa virulence.
De même, les antiprotestants cherchent à imposer une lecture de l’histoire qui diffère de celle popularisée par Jules Michelet et qui en revient aux accusations traditionnelles26 : il existerait une chaîne ininterrompue de « trahisons huguenotes » de Coligny à l’affaire Dreyfus, du xvie siècle à nos jours. Les événements présents permettent alors à chacun de mieux comprendre ce qui s’est passé autrefois, affirme-t-on. Inversement, le passé (ainsi interprété) constitue une grille de lecture pour percer les menées occultes « parpaillotes » du présent. Il s’agit d’une double légitimation en interaction.
Ceci dit, on trouve bien sûr, aussi dans ces reconstructions de l’histoire, le thème d’une complémentarité entre juifs et protestants, qui s’entendent comme larrons en foire pour nuire à la France. Ce qui, une nouvelle fois, aboutit logiquement à la dénonciation d’un « complot ».
Seconde (hypo)thèse : la critique, même vive, du protestantisme n’est pas pour autant forcément de l’antiprotestantisme, même si elle peut y conduire. Établir la différence entre antiprotestantisme et critique du protestantisme est souvent difficile et donc d’autant plus intéressant à effectuer. Avant la parution de notre livre Une haine oubliée, Stephen Hause avait publié une étude sur la « rhétorique antiprotestante27». L’historien américain considère Ferdinand Brunetière comme un « antiprotestant ». En effet, en 1901, l’Académicien dénonce le risque de création par le pouvoir républicain d’une sorte d’« Église [catholique] nationale » qui constituerait, selon lui, une tentative de protestantisation du catholicisme français28. Valentine Zuber et moi-même ne partageons pas le diagnostic de Hause. Certes, l’analyse de Brunetière majore beaucoup le philoprotestantisme des dirigeants républicains et se trompe d’époque. Il invoque la campagne d’adhésion au protestantisme menée par le « Kant républicain29 » Charles Renouvier, dans les années 1870 (qui a été, d’ailleurs, un échec) et estime qu’elle influence toujours les « politiciens ». Il ne saisit pas que la solution laïque l’a emporté, depuis les années 1880, sur la solution philoprotestante. Il craint donc une « Église nationale » sur le modèle de l’anglicanisme et se demande : « Un Dieu anglais est-il encore un Dieu ? ». L’adoption de la loi de 1905 calmera ses craintes ; elle instaure une laïcité qui respecte la liberté des catholiques : nous ne sommes « empêchés par la loi de séparation ni de croire ce que nous voulons, ni de pratiquer ce que nous croyons30 ».
Une erreur d’analyse n’est pas une « doctrine de haine » et, en 1901, les catholiques ont des raisons d’être inquiets. Brunetière combat ce qu’il perçoit comme une menace de « protestantisation » politique du catholicisme, il ne dénie aux protestants aucun de leurs droits. D’ailleurs, lors de la Séparation, la revendication d’ouvrir la possibilité de « schismes » dans le catholicisme, si elle débordait le protestantisme, était liée, pour certains, à l’appartenance « protestante », supposée ou réelle, d’acteurs de cette Séparation (Ferdinand Buisson, Eugène Réveillaud, etc.). Le célèbre discours de Jaurès sur l’Article 4 combat une telle optique : « La France n’est pas schismatique, elle est révolutionnaire31 […]. Notre génie français […] s’est réservé dans la Réforme afin de se consacrer tout entier pour la Révolution32 ». D’autre part, si le modèle de séparation mexicain est mis en avant, entre autres par Aristide Briand et Francis de Pressensé, c’est notamment pour rompre avec l’idée que la Séparation ne pourrait avoir lieu que dans une « nation protestante » (comme les Etats-Unis).
Autre exemple : en 1900, le philosophe Alfred Fouillée, un des inspirateurs de la morale laïque, partage encore la croyance d’une « supériorité des nations protestantes », due (selon lui) à des caractéristiques spécifiques des « races » du Nord et à l’influence du protestantisme, notamment au rôle des fils de pasteurs. Il s’en alarme car, pour lui, le protestantisme n’est qu’une « semi-émancipation » à l’égard de la religion. Au contraire, la rupture française avec le catholicisme constitue une forme d’émancipation plus complète. Il estime d’autre part qu’il existe une rivalité entre les « intérêts de la France dans le monde », notamment aux colonies, et l’influence de « nations protestantes33 ». Au total, il exprime l’inquiétude inverse de celle manifestée par Brunetière.
Ces personnalités ne sont pas, me semble-t-il, des antiprotestants. Ils argumentent, tiennent un propos raisonné, ce qui les différencie des invectives de Zola ou de Maurras. Ils ne mettent pas en avant des contre-vérités, même si on peut estimer qu’ils commettent une erreur d’appréciation et que leur ressenti majore le « danger » qu’ils encourent (que la France encourt, selon eux). Surtout, ils ne demandent pas des mesures répressives contre les protestants ; cela ne les effleure même pas. Bref ce qu’ils énoncent fait partie du débat.
Cependant des antiprotestants exploitent (bien sûr) leur critique du protestantisme. Ainsi Ernest Renault, directeur de deux quotidiens antiprotestants successifs, La Délivrance et Le Pays, plagie une analyse critique que Georges Goyau fait de l’influence du protestantisme libéral sur l’école primaire. Ce dernier écrivait : « La tendance “protestante libérale” s’exprimait en une langue à la fois riche et vague […] langue discrète et courtoise, assez pieuse pour réfuter ceux qui dénonçaient “l’école sans Dieu”, assez souple pour ne point choquer les politiciens qui traitaient Dieu en ennemi34 ». Renauld en conclut que l’école publique n’est pas laïque mais imprégnée des conceptions d’une minorité, nouvelle preuve du « péril protestant35 ».
Si Renault reprend Goyau terme à terme, il essentialise les propos de ce dernier. Dans son ouvrage, ce qui provenait d’une conjoncture particulière (les protestants libéraux courant médian entre les différents milieux laïcisateurs) et d’une capacité spécifique (exprimer une religiosité non liée à un credo particulier) tend à devenir une menace intemporelle, alors qu’en 1898, le « spiritualisme » des années 1880 n’est plus dominant. D’autre part, l’examen critique de l’influence des protestants libéraux se trouve rattaché à un « complot » d’outre-Manche, aux menées ténébreuses d’une « Syndicat protestant ». On a là un exemple de la transformation d’une critique en « doctrine de haine ». Le travail de l’historien et du sociologue me semble être d’expliciter la frontière entre ces deux formes de discours et, aussi, l’instrumentalisation toujours possible des critiques de minorités qui sont objet de suspicion.
Troisième (hypo)thèse, qui se veut, en fait, surtout une piste de travail : il s’agit d’élargir l’étude du panorama des haines, de les typologiser et de mettre à jour leurs interactions. Nous avons vu que Leroy-Beaulieu effectue une équivalence entre les haines nationalistes : antisémitisme et antiprotestantisme et l’anticléricalisme, haine qu’il associe au socialisme36. Pierre Birnbaum réfute ce point de vue37. Pour l’historien-sociologue, « ce principe d’équivalence est inacceptable », antisémitisme et anticléricalisme n’étant « en rien comparables ». Cabanel au contraire, suit volontiers Leroy-Beaulieu38. En fait, l’anticléricalisme peut effectivement être diffusé de façon haineuse, il est, en revanche, profondément marqué par l’ambivalence, puisqu’il se fonde sur la devise « Liberté, égalité, fraternité ». D’où des conflits internes entre anticléricaux dont on minore très souvent l’importance. De là, également, après la violente campagne anticongréganiste, l’accouchement d’une « loi de liberté », la Séparation de 190539.
L’antisémitisme et l’antiprotestantisme d’un côté, l’anticléricalisme de l’autre, ne sont donc pas des doctrines identiques. Mais elles ne sont pas, non plus, toujours hétérogènes, loin de là. Leroy-Beaulieu montre, par exemple, que dans les trois cas, l’autre est dénoncé comme étant un « mauvais Français »40. Ces doctrines sont donc comparables, mais leurs différences, que l’on pourrait élargir à d’autres haines, montrent l’importance d’établir une typologie des haines, de mettre à jour de façon précise ces différences et, inversement les caractéristiques communes entre toutes les doctrines « anti ». Rapidement, il est possible d’esquisser quelques pistes :
— Le « cléricalisme » et l’« anticléricalisme » constituent, à la fin du xixe siècle, deux mouvements sociaux, qui somment les autres Français de choisir leur camp. Il vaudrait mieux, alors, comparer haine cléricale et haine anticléricale, en miroir inverse, ce que ne pouvait faire Leroy-Beaulieu, qui souhaitait convaincre un public catholique. L’antiprotestantisme et l’antisémitisme ne constituent pas le tout de la haine cléricale, et certains anticléricaux sont aussi antiprotestants, et encore plus antisémites. La notion de « haine démocratique » peut être heuristique pour qualifier l’ambivalence de l’anticléricalisme et d’autres doctrines analogues, passées ou présentes41.
— Cela dit, il existe effectivement des interactions entre haines. Il est possible de prolonger l’étude de Leroy-Beaulieu et de montrer qu’on peut justifier le fait de propager une haine, parce que l’on s’estime la victime (innocente) d’une autre. Un exemple : le « milliard des congrégations » ne serait rien à côté de la fortune des Rothschild, or, pour les cléricaux, les catholiques seraient persécutés et les juifs prospéreraient…
— Plus largement, il est possible de se poser la question : une haine se trouve-t-elle renforcée ou atténuée par une autre ? Je suis en train de travailler sur la peur du « péril jaune » au début du xxe siècle. Elle relativise, chez certains, le « danger clérical » ou « anticlérical » et joue en faveur de l’acceptation d’une Séparation libérale42 : les cléricaux et les anticléricaux sont (quand même !) tous des « Blancs ». Est-ce que pour certains les juifs le sont également, ou représentent-ils, avant tout, un « peuple asiate » ? Les deux aspects peuvent jouer. En tout cas, l’historien ne constate pas de manifestation explicite antisémite lors des débats parlementaires sur la Séparation43, malgré le fait que Paul Grunebaum-Ballin, qui apparaît alors comme le principal conseiller de Briand, est de culture juive44.
— Dans le substrat commun des doctrines « anti », on retrouve souvent la fixation de l’autre dans une hétérogénéité biologique : dans le contexte d’un darwinisme social triomphant, celui que l’on estime être l’autre est physiologiquement inférieur (ou, en même temps, indument supérieur : ce paradoxe existe à propos des protestants, des juifs, et même des « Jaunes » après la victoire du Japon sur la Russie en 1905). La biologisation racialisante peut s’avérer indirecte. Ainsi, le fait d’être gaucher constitue un signe de dégénérescence pour des médecins de la fin du xixe et, selon eux, on trouve davantage de gauchers dans les « races inférieures » que dans « les races supérieures » et chez les femmes que chez les hommes45. Par ailleurs, il existe, physiologiquement, une similitude entre les femmes et les hommes dans les « races inférieures », alors que l’infériorité physiologique des femmes s’accentue au fur et à mesure qu’il s’agit de populations plus « civilisées46 ». Cette biologisation plus ou moins accentuée permet l’essentialisation, et cela joue également pour les juifs et les protestants. Il faut rappeler que la croyance en l’existence de différentes « races » est un lieu commun au xix -->e siècle : Les termes de « race juive » peuvent constituer une expression neutre, employée par les juifs eux-mêmes47. Cependant, il peut exister un continuum entre cet usage qui se veut neutre et l’usage discriminant.
Inférieur ou supérieur, celle et/ou celui qui est perçu comme davantage « autre » que « semblable » constitue une menace : on en a peur. Le « discours de haine » est toujours un discours qui se croit un discours de légitime défense. C’est pourquoi il faut constamment aller de l’antisémitisme aux antisémites, de l’antiprotestantisme aux antiprotestants : quelles sont leurs peurs, leurs espoirs, leurs buts, et leurs combats, quelle est la « société idéale » (au sens de Durkheim) qui les fait agir ? Existe la peur d’être dominé, par des minorités actives, plus intégrées qu’autrefois à la société globale (l’intégration peut renforcer la haine). Il existe également la peur à l’égard d’ « autres » toujours dominé.e.s, mais socialement en phase ascendante, comme les femmes48, ou des « frères inférieurs49 » qui font peur : le « péril jaune » chinois alors même que les puissances européennes dominent la Chine.
Trois séries de remarques pour conclure
1. Aspect structurel, sociétal de la peur
Il n’existe sans doute pas de groupe ou de société qui ne vivent pas avec des peurs multiples. Celles-ci suscitent des indignations communionnelles, qui séparent un « nous » et un « eux ». Elles conduisent à élaborer des lieux communs, par rapport auxquels chaque acteur doit se situer dans la scène sociale. Et s’écarter de ces lieux communs fait courir le risque d’être considéré soit comme un traître, soit au mieux comme un naïf (ainsi Leroy-Beaulieu qui n’arrivait pas à percevoir un « danger juif»). Or toute complaisance avec ces lieux communs seront elles-mêmes l’objet d’indignation un siècle plus tard.
Ce que l’on qualifie de « devoir de mémoire » peut être idéologiquement instrumentalisé pour communier, de façon mimétique, avec les préjugés de son époque, tout en s’estimant quitte par leur dénonciation rétrospective (et facile !) des errements du passé. Ainsi, on contribue à fabriquer, allégrement, des attitudes qui seront l’objet de « devoirs de mémoire » futurs ! L’historien le constate : certains stéréotypes s’effondrent, d’autres ressurgissent. Il en résulte que, pour ne pas prendre la « réalité » au premier degré, l’étude socio-historique du passé n’est peut-être pas inutile.
Je voudrais faire part, à ce sujet, de deux petites anecdotes qui me semblent significatives.
Lorsque j’ai travaillé, à Chantilly, à la bibliothèque des jésuites, l’appariteur a été victime d’un malaise en feuilletant les ouvrages que je lui avais demandé de m’apporter pour consultation. Cet homme n’avait sans doute aucune idée que de tels pamphlets se trouvaient dans sa bibliothèque ; ils s’intitulaient Le péril protestant, Le complot protestant, La trahison protestante, etc. Ces livres, pourtant, fourmillaient d’exemples qui s ’étaient avérés convaincants, pour des membres de sa congrégation, cent ans auparavant. or, il n’y avait nul besoin de lui démontrer la fausseté de l’argumentation mise en œuvre, il était complètement scandalisé et perturbé. Pourtant, sur le moment, les « preuves » élaborées contre l’antiprotestantisme se sont montrées peu efficaces, et celui-ci persistera encore dans l’entre-deux-guerres50. Ensuite, les arguments utilisés s’écroulent sans qu’il soit besoin de démontrer empiriquement leur fausseté ! Le changement essentiel est que le protestantisme ne fait plus peur.
J’ai donné, dans les années 1990, une conférence sur la laïcité au Vatican, avec un auditoire comportant beaucoup de « monseigneurs ». Un cardinal a affirmé dans la discussion : « la laïcité est tout à fait compatible avec le judéo-christianisme, elle est même issue du judéo-christianisme. Le vrai problème c’est l’islam ». Je lui ai indiqué que son intervention comportait deux bonnes nouvelles. D’abord, il y a un siècle, les catholiques romains n’employaient pas l’expression de « judéo-christianisme ». Au contraire, dans le débat sur le rétablissement du divorce, Mgr Freppel accusait, à la Chambre, les juifs de vouloir « déchristianiser la France ». Et je lui ai donné d’autres exemples similaires. D’autre part, à cette époque, il était pratiquement impensable d’exprimer de façon positive les rapports entre catholicisme et laïcité : c’était la « guerre des deux France51 », l’une devait « mourir » pour que l’autre « vive ». Ma réponse l’a laissé dubitatif.
2. Protestantisme et judaïsme
Sur ce sujet, je donnerai encore trois petites indications.
— D’abord, en décembre 1894, le capitaine Dreyfus est condamné, après une campagne de presse orchestrée par La Libre Parole. comme tout le monde, le quotidien protestant Le Signal donne l’information et croit à sa culpabilité, mais il parle de Dreyfus comme d’un individu qui aurait aussi bien pu s’appeler Durand. En revanche, d’autres organes de presse estiment qu’il symbolise « le Juif ». Que ce serait-il passé si l’individu Dreyfus avait été, effectivement, coupable ? Le « moment antisémite » décrypté par Pierre Birnbaum52 aurait-il, alors, durablement gangréné la République ?
— André Encrevé a insisté sur l’importance de l’engagement protestant en faveur de Dreyfus53. Comparativement à d’autres catégories de la population, son analyse est globalement exacte. Mais si, dans le protestantisme, il y a eu des dreyfusards de la première heure, d’autres le sont devenus à une heure, disons … plus tardive. Patrick Cabanel note54, par exemple, que Buisson se montra « indécis » au début de l’Affaire : après avoir tenté d’agir discrètement auprès de Léon Bourgeois en faveur de la révision, il a rejoint le dreyfusisme le 3 août 1898. Pour l’historien, août 1898 c’est tardif55. Cependant, les injures pleuvent alors sur ce Buisson « sans patrie », qui a « contaminé durant tant d’années des milliers d’instituteurs et des millions d’enfants », grâce à la « faveur imbécile » de la République (Le Petit Journal). « Ses cours à la Sorbonne font l’objet de manifestations » hostiles. Un engagement difficile pour un membre de l’establishment et aussitôt contesté hier, apparaît timide aujourd’hui.
De même, lors de la seconde guerre mondiale56, en 1941, Marc Boegner proteste contre « une loi frappant indistinctement57 les israélites français depuis plusieurs générations et les naturalisés d’hier », même s’il demande pour ces derniers une solution conforme aux « exigences de la justice ». La distinction est alors habituelle. Elle est faite, par exemple, par une protestante de Nîmes qui écrit sa « douleur et honte » devant le statut des juifs, mais ajoute qu’elle ne nie nullement l’existence d’« un problème juif du fait de l’accession d’un grand nombre de juifs à certaines carrières, et du fait de l’immigration étrangère ». Quelle est la nature d’un tel ajout ? Peut-être s’avère-t-il nécessaire pour que la protestation soit socialement légitime et que l’auteure de la lettre ne puisse pas être taxée d’irréalisme naïf face à ce qui est affirmé politiquement comme un « danger » ? Peut-être s’agit-il de la croyance, par l’auteure de la lettre, que la peur dominante, que la menace sans cesse exhibée, est forcément en partie fondée ? Et si, quelle que soit la distance que l’on arrive à prendre avec les stéréotypes dominants de son époque, celle-ci n’était jamais suffisante ?…
3. L’antisémitisme « déshonoré »
L’antiprotestantisme n’existe plus comme discours haineux. Sa forme nouvelle (qui mériterait sa désignation par un autre terme), c’est la négation implicite récurrente de l’existence du protestantisme : ainsi plusieurs protestants ont envoyé des lettres à divers quotidiens pour qu’ils n’écrivent pas «L’Église », mais «l’Église catholique » : ils n’ont jamais obtenu satisfaction. Et, en fait, derrière ce petit fait se niche ce qui est toujours l’étalon implicite de la légitimité religieuse en France, le catholicisme et la difficulté d’admettre la légitimité du pluralisme religieux. En arrière-fond, on trouve l’idée que la laïcité se situerait dans le prolongement de la lutte, au Moyen Âge, pour l’autonomie du « temporel ». Elle serait la séparation du « temporel » et du « spirituel », de deux « puissances ».
L’antisémitisme : il faut décrypter une phrase « heurtante », mais qui me semble très significative : Georges Bernanos affirme en 1944 : « antisémitisme : ce mot me fait de plus en plus horreur. Hitler l’a déshonoré à jamais. Tous les mots, d’ailleurs, qui commencent par « anti » sont malfaisants et stupides58 ». Cette phrase difficile à lire comporte plusieurs significations :
— Premièrement, c’est un constat personnel de l’auteur: avec ce qu’a commis Hitler, ses yeux s’ouvrent, l’antisémitisme est « déshonoré », c’est-à-dire lui fait « horreur ». Il a fallu en arriver là… pour qu’il comprenne. Mais on peut faire crédit à l’écrivain : il effectue un retour rétrospectif.
— Secondement, arrêtons-nous un peu sur le « à jamais » : est-ce aujourd’hui encore un constat historique ? Oui et non. Ce « déshonneur » de l’antisémitisme est, malheureusement, loin d’être total. Pourtant, dans une certaine mesure, il existe malgré tout. Pas pour tous les individus et tous les groupes mais au niveau de l’ordonnancement de la société française, jusqu’à présent du moins. Avec une mémoire encore vive, des rituels de réactivation. Cependant, il est terrible qu’il faille remettre en scène périodiquement cette ampleur gigantesque du génocide pour délégitimer l’antisémitisme, comme si lutter contre la haine, en elle-même, n’était pas suffisant.
— Troisièmement, la fin de la citation me semble importante. À la manière d’un Martin Luther King, on peut avoir un rêve : rêver d’une société qui combatte les doctrines « anti » avant que celles-ci ne produisent un Hitler, une société qui sache avoir du sang-froid par rapport à ses propres peurs sans avoir besoin d’une telle monstruosité pour que les yeux l’ouvrent. Pour paraphraser Durkheim : on peut au moins tenter de faire en sorte que cette « société idéale » puisse être agissante dans la « société réelle ».
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1. Jean Bauberot — Valentine Zuber, Une haine oubliée. L’antiprotestantisme avant le pacte laïque (1870-1905), Paris : Albin Michel, 2000.
2. Cf. Jean Bauberot, « Antisémitisme et antiprotestantisme de la “République des Républicains” à l’affaire Dreyfus», Archives Juives, Revue d’histoire des Juifs de France, 49/1, 1er semestre 2016, 114-133. On trouvera dans cet article (et dans Une haine oubliée) les indications nécessaires sur les sources primaires non référencées dans ce texte, qui se veut plus synthétique qu’érudit, et cherche à limiter les répétitions avec les études antérieures.
3. Jean Bauberot, « Le thème du ‘complot judéo-protestant’ (France fin xixe-début xxe siècle) », à paraître in Actes du colloque « Juifs et protestants » organisé par le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme et l’Institut historique allemand, 15-17 mars 2017.
4. Ainsi, Louis Martin-Chagny, auteur, entre 1894 et 1898, de trois ouvrages anglophobes, prétendait que « la trahison organisée par les Huguenots » permettait à l’Angleterre de devenir la « suzeraine de la France ». Il « ressassait » une « équation à tiroir » : « protestant = anglais = juif = franc-maçon = être chargé de toutes les tares » : Bertrand Joly, « Les antidreyfusards avant Dreyfus », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 39/2 (1992), p. 211.
5. L’antimaçonnisme, on le sait, a été virulent et souvent lié à l’antisémitisme et à l’antiprotestantisme. Mais, lors de l’affaire Dreyfus, on a plutôt parlé de «complot judéo-protestant » : les francs-maçons disparaissent partiellement car, en général, ils ne prennent pas précocement parti en faveur de la révision.
6. Les « protestants qui se sont exprimés se sont révélés précocement et très majoritairement favorables à la révision du procès du célèbre capitaine » : André Encreve, « La petite musique huguenote », in Pierre Birnbaum (dir.), La France de l’affaire Dreyfus, Paris : Gallimard, 1994, p. 451.
7. Notamment de permettre aux Anglais, en profitant des luttes intestines françaises, d’occuper Fachoda, et de détruire l’alliance franco-russe.
8. Dans ce sens, il sera question de « doctrines », dans une acception plus large que celle d’un système explicitement structuré.
9. Cf. Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris : PUF, 1912 réédit 2008.
10. Cf., avant notre période : Michèle Sacquin, L’Antiprotestantisme en France de 1814 à 1870: entre Bossuet et Maurras, Paris : École des Chartes, 1998. La différence avec notre période est qu’il s’agit alors d’un antiprotestantisme essentiellement religieux et catholique.
11. Et quand nous avons donné les preuves de l’existence de cet antiprotestantisme, on nous a alors rétorqué : « Mais pourquoi déterrer cette vieille histoire à l’heure de l’œcuménisme ? », témoignant ainsi d’une incompréhension de personnes, pourtant « cultivées », envers ce qu’est une démarche de connaissance. En revanche, l’Académie française nous a décerné un de ses prix.
12. Grégoire Kauffmann, Edouard Drumont, Paris : Perrin, 2008.
13. Anatole Leroy-Beaulieu, Les Doctrines de haine : l'antisémitisme, l'antiprotestantisme, l'anticléricalisme, Paris : Calmann-Lévy, 1902.
14. Cf. supra.
15. Bertrand Joly, Histoire politique de l'Affaire Dreyfus, Paris : Fayard, 2014.
16. C’est le cas, à différentes reprises, du socialiste révolutionnaire M. Allard.
17. Quantitativement, dans ces régions, la microminorité protestante devient alors une véritable minorité.
18. Qui parle de l’antiprotestantisme comme d’un « frère cadet » de l’antisémitisme.
19. Cf. Bertrand Joly, op. cit., l’allusion de la p. 281.
20. Cf. Marianne Carbonnier-Burkard — Jean Baubérot, Histoire des protestants. Une minorité religieuse en France (xvie-xxe siècle), Paris : Ellipse, 2016, p. 310-316.
21. Cf. Philippe Régnier, « Le point de vue sur le Mexique de l’intellectuel saint-simonien Michel Chevalier », in Lise Andriés — Laura Suarez de la Torre (éd.), Impression du Mexique et de France, Paris : Ed. de la MSH, 2009, p. 325-342.
22. Mais les protestants peuvent être également considéré comme des « apatrides », cf. « Le Monod » (= les membres de la famille Monod) tel qu’il est dépeint par Charles Maurras.
23. En référence à l’« ultramontanisme » reproché aux catholiques.
24. Alphonse Daudet, L'Evangéliste, roman parisien, Paris, 1883. Cf. Jacques Poujol, « L’Evangéliste d’Alphonse Daudet», Publication of the Modern Langage Association of America, juin 1951, vol. LXVI/4, p. 332-350.
25. La « banque juive » est nettement plus dénoncée que la « banque protestante ». En général, l’antiprotestantisme est politique, culturel et religieux plus qu’économique.
26. Cf. Bernard Dompnier, Le venin de l’hérésie. Images du protestantisme et combat catholique au xviie siècle, Paris : Centurion, 1985.
27. Stephen Hause, « Antiprotestant Rhetoric in the early third Republic », French Historical Studies, 16/1 (1989), p. 183-201.
28. Ferdinand Brunetière, « Voulons-nous une Église nationale ? », réédit. Questions actuelles, Paris : Perrin, 1907 (1901), p. 245-279.
29. Selon l’expression d’Hippolyte Taine.
30. Le Figaro, 26 mars 1906, cité par Jean-Marie Mayeur, La Séparation des Églises et de l’État, Paris : L’Atelier, 1996, 2e éd. 2005, p. 164.
31. En revanche, Eugène Réveillaud protestait : « Ce n’est pas pour moi ni pour ma paroisse que je parle ; je ne suis pas un schismatique, je suis un hérétique. »
32. Ce passage est très souvent cité (cf., notamment J.-M. Mayeur, op. cit., p. 78). L’ensemble des débats montre que Jaurès et Réveillaud aimaient croiser le fer. Jaurès avait, d’ailleurs, combattu son collègue quand Eugène Réveillaud avait demandé (et obtenu) « l’urgence » pour l’instauration de la Commission parlementaire sur la Séparation (20 octobre 1902, 290/254). En sortant les phrases de leur contexte, on pourrait d’ailleurs même en arriver à traiter Jaurès lui-même d’« antiprotestant » quand, dans la séance du 15 avril 1905, il s’emporte : « C’est la menace abritée derrière les communautés protestantes ! C’est le fusil huguenot. »
33. Alfred Fouillée, La France au point de vue moral, Paris : Félix Alcan, 1900.
34. Cité par Patrick Cabanel, Ferdinand Buisson. Père de l'école laïque, Genève : Labor et Fides, 2016, p. 270s.
35. Ernest Renault, Le péril protestant, Paris : Tolra, 1898, p. 280.
36. Cf. infra.
37. Pierre Birnbaum, La France aux Français. Histoire des haines nationalistes, Paris : Seuil, 1993, 2e éd. 2006.
38. Patrick Cabanel, « Antisémitisme et anticléricalisme selon Anatole Leroy-Beaulieu ; un essai d’approche structuraliste de l’extrémisme politique (1893-1902 », Cahiers Jean Jaurès, 142 (1996), p. 55-75.
39. Cf. Jean Baubérot, « Une haine démocratique et son dépassement, du combat anticlérical à la loi de Séparation de 1905 », Diasporas. Histoire et sociétés, 10 (2008), p. 25-49.
40. Les catholiques sont suspects d’obéir à un « étranger » (le pape).
41. On pourrait dire, par exemple, qu’il existe alors une sorte de « féminisme sexiste » quand des « esprits éclairés » du début du xxe siècle demandent que l’on écoute aussi la parole des « dames », parce qu’au débat d’idées (débat forcément masculin), il faut ajouter une prise en compte des « sentiments » (naturellement féminins) !
42. Cf. mon ouvrage à paraître : La loi de 1905 n’aura pas lieu. Les lois de séparation des Églises et de l’État (1903-1908).
43. Le protestantisme est, lui, sur la sellette, pour les raisons déjà expliquées.
44. L’autre conseiller, Louis Méjan, est protestant croyant, mais son influence est alors moins connue. Cependant il est notable que l’appartenance culturelle et religieuse des deux conseillers de Briand n’ait pas, alors, réactivé socialement le thème du « complot judéo-protestant ». Il faut dire que les deux hommes épaulent Briand dans la recherche de l’élaboration d’une loi libérale.
45. Cf. Pierre-Michel Bertrand, Histoire des gauchers, Paris : Imago, 2001, p. 75s. Bertrand montre que la France, au nom de ses valeurs « humanistes et républicaines » a combattu les gauchers (p. 89s) alors qu’à la même époque, dans les pays anglo-saxons, des campagnes de presse combattaient « the crime against left-handedness » (p. 139s). On retrouve là une ambivalence analogue à celle de l’anticléricalisme français.
46. Cf. l’article « Femme », dans le t. XVII de La Grande Encyclopédie (1885-1901), dirigée par _Marcellin Berthelot, monument du savoir républicain (31 tomes de plus de 1 000 pages chacun, in quarto).
47. Le « père » de la loi sur le rétablissement du divorce (1884), Alfred Naquet, se définissait comme « juif, non par la religion, mais par la race ».
48. Ainsi La Grande Encyclopédie est nettement plus antiféministe que Le Grand Dictionnaire Universel (20 000 p. en 15 tomes in quarto) dirigé par Pierre Larousse (1863-1876) : manifestement, en deux ou trois décennies, le crâne des femmes s’est atrophié, peut-être parce qu’elles commencent à conquérir des métiers jusqu’alors réservés aux hommes !
49. L’expression est du physiologiste dreyfusard, pacifiste, libre-penseur, et prix Nobel (1913) Charles Richet.
50. Cf. notamment les travaux d’Étienne Fouilloux. La défaite des partisans de Vichy et, ensuite, le développement de l’œcuménisme ont changé la donne.
51. Pour reprendre une expression popularisée par Émile Poulat.
52. Pierre Birnbaum, Le moment antisémite. Un tour de la France en 1898, Paris : Fayard, 1998.
53. Cf. op. cit.
54. Patrick Cabanel, op. cit., p. 308 sq.
55. Le « J’accuse » d’E. Zola est publié, on le sait, le 13 janvier 1898.
56. Cf. Patrick Cabanel, De la paix aux résistances. Les protestants en France 1930-1945, Paris : Fayard, 2015.
57. Je souligne.
58. In Georges Bernanos, Le Chemin de la croix-des-âmes, Paris : Éd. du Rocher, 1945.