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Roger Zuber (1931-2017)

Allocutions prononcées lors du service d’action de grâces au temple de Pentemont (Paris) le 1er juillet 2017

Roger Zuber était un maître des études sur la littérature du xviie siècle. Ce n’est pas ici le lieu pour décrire sa carrière ni pour expliquer son apport à la critique. Rappelons seulement que sa célèbre thèse, Les « Belles infidèles » et la formation du goût classique, primée par l’Académie française lors de sa parution en 1969, a connu une réédition (Albin Michel, « Bibliothèque de l’évolution de l’humanité », 1995), et qu’elle est un ouvrage de référence pour l’histoire de la traduction, de la prose française et du goût classique. Elle nous a expliqué comment la langue française est devenue « capable de tout exprimer ». R. Zuber, qui était si érudit, inscrivait sa réflexion dans une très large perspective : la longue durée de l’humanisme de la Renaissance et de sa culture rhétorique, et les horizons latins et européens des idées critiques. Il fut également au centre de la recherche sur le xviie siècle français, par son enseignement, par son dévouement à la Société d’étude du xviie siècle, dont il dirigea la revue de 1988 à 1991, et par ses articles et éditions de textes, qui couvrent l’ensemble du siècle, d’Henri IV à la querelle des Anciens et des Modernes. Permettez-moi de donner ici seulement de brèves touches d’un portrait qui suggère les raisons de son rayonnement intellectuel et humain, et qui explique la liste de trois cents noms dans la Tabula gratulatoria de son recueil d’articles Les émerveillements de la raison (Klincksieck, 1997) comme la présence en ce jour de bien des collègues, élèves et amis. R. Zuber écrit dans une langue claire, brève et nerveuse, qui à la fois explique et suggère ; il ne sépare jamais les idées, les faits de langue et le style. sans cultiver le paradoxe pour lui-même, Roger Zuber prend à rebours les idées reçues. Il a constamment réfléchi sur le fait que ce que l’on appelait la raison au xviie siècle comporte, je cite ici un collègue commentant l’œuvre de R. Zuber, « la quête constante de la surprise éblouie », dans la merveille, le merveilleux ou le sublime. Mais plus que tout, notre savant maître met en évidence, dans la création littéraire de ce siècle, la part du plaisir et de la grâce, de l’élégance et de l’urbanité. L’agrément de la conversation fut une de ses grandes joies, jusqu’au bout. Il admirait chez certains de ses auteurs, je le cite, « l’équilibre de liberté et de respect ». surtout, en véritable historien de la littérature, il a toujours cherché à recréer, je le cite encore, « le climat d’incertitude, de recherche qui est celui de toute élaboration artistique ». C’est pourquoi les classicismes qu’il met en relief ne sont pas le résultat de doctrines toutes faites, ni une liste d’œuvres canonisées. ce qui intéressait Roger Zuber dans l’exercice de l’écriture et de la parole au xviie siècle, je le cite nous expliquant ce que signifiait alors l’imitation, ce sont « les suggestions esthétiques qui sont autant d’appels à la liberté », « les qualités mises en œuvre », « l’opération active » et « le travail de la création ». Bref, le secret d’un art habité par une vision. Un jour, Roger m’a dit que la véritable prédication chrétienne consistait à faire découvrir aux auditeurs, chaque dimanche, une dimension neuve et insoupçonnée de la Parole divine. Vous aurez sans doute aperçu l’analogie qu’il y a entre les principes de la critique littéraire de notre maître et sa foi évangélique. Discret, il a incarné à sa manière une des définitions qu’il donne de l’urbanité : « Rien n’est plus urbain que de donner l’impression d’être soi tout en n’imposant pas son moi ». C’est pourquoi nous pouvons être reconnaissants d’avoir eu R. Zuber pour maître, collègue ou ami.

Olivier Millet

Roger Zuber n’a pas été seulement le grand professeur, le savant novateur et brillant, qui vient d’être évoqué, mais un homme de foi, aux convictions profondes.

De son enracinement protestant mulhousien, celui des lignées Zuber et Vaucher, il avait fait un choix personnel.

Un choix à la fois intime et exprimé dans ses champs de recherche et dans son engagement continu à la Société de l’histoire du protestantisme français.

À première vue, Les « Belles infidèles » et la formation du goût classique – sujet de sa thèse de doctorat –, ne concerne pas l’histoire du protestantisme. En réalité, dans cette œuvre Roger Zuber a fait se rejoindre ses deux passions – pour la littérature classique et pour l’histoire du protestantisme. Le motif protestant est l’un des ressorts de la thèse et de la plupart des travaux de Roger Zuber dans la littérature du xviie siècle français. En témoignent déjà ses premiers écrits, publiés dans les années 1960 : je pense à ses deux articles dans la revue de la Faculté de théologie protestante de Strasbourg, la RHPR : en 1962, sur « Le protestant François Perrot », et en 1966, « Défense et illustration de l’individualisme protestant » ; et aussi à un article de 1967, dans la revue Dix-septième siècle, qui fait rimer « Calvinisme et classicisme ». En témoigne encore son « Daillé mondain ? », subtil face-à-face entre le pasteur de Charenton et Guez de Balzac, écrit en 2012, après la terrible épreuve de la mort de Line, son épouse.

L’engagement de Roger Zuber dans la Société de l’histoire du protestantisme français a été concomitant avec son implantation parisienne, une fois devenu professeur à l’université de Nanterre. Élu membre du comité de la SHPF en 1973, Roger Zuber s’est beaucoup donné à la Société. Au fil des ans, il y a exercé les plus lourdes responsabilités. De 1981 à 1985, il a été le rédacteur en chef du Bulletin de la Société, avec Elisabeth Labrousse à ses côtés. De 1990 à 1996, alors qu’il est professeur à la Sorbonne, il est président de la SHPF.

À la tête de la revue, puis à la présidence, Roger Zuber a pris l’initiative de deux grands colloques universitaires organisés par la SHPF : en 1985, à l’occasion de la commémoration de la révocation de l’édit de Nantes ; en 1995, cette fois en tandem avec Olivier Millet, sur Calvin et ses contemporains. Les actes de ces deux colloques constituent encore aujourd’hui des références qui font autorité pour les chercheurs.

Jusqu’à ses derniers mois, Roger Zuber est resté assidu aux séances du comité et aux réunions de la commission de lecture du Bulletin de la SHPF. Sa parole était toujours brève, pertinente, souvent pince-sans-rire, ferme sur l’essentiel.

Son engagement protestant s’est aussi manifesté dans sa fidélité au Musée du Désert. Il faut dire qu’en épousant Line, Roger Zuber avait épousé les Cévennes et leur mémoire. C’est ensemble que chaque année, le premier dimanche de septembre, Line et Roger Zuber descendaient de Malataverne et venaient s’asseoir sur l’une des murettes du Mas Soubeyran pour écouter le culte au Désert.

En 1996, je m’en souviens, Roger Zuber était lui-même dans la chaire du Désert. Portant l’assemblée recueillie à méditer l’esprit des Psaumes, il avait terminé son allocution par une citation du Psaume 130 dans la version de Clément Marot. C’était la strophe chantée par le pasteur du Désert Pierre Durand au pied de la potence :

Qu’Israël sur Dieu fonde

En tout temps son appui !

De toutes nos offenses

Il nous rachètera,

De toutes nos souffrances

Il nous délivrera.

Roger Zuber avait conclu par ces mots :

« Ce puissant message d’espérance, de foi, de liberté que par le canal de ce psaume chanté nous adresse un homme à l’ultime moment de sa vie [...] puissions-nous le faire nôtre et […] nous sentir rappelés, au fond de nous-mêmes, vers ces fortes vérités. »

Nous l’entendons aujourd’hui.

Marianne Carbonnier-Burkard