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David van der Linden, Experiencing Exile. Huguenot Refugees in the Dutch Republic, 1680-1700, Farnham : Ashgate, 2015, XIX-289 p.

Cet ouvrage, issu d’une thèse soutenue en 2013 à l’université de Groningue, part du constat que l’historiographie s’est longtemps davantage préoccupée des élites et de l’histoire intellectuelle du Refuge néerlandais dans les années 1680 et au début du xviiie siècle, mais que les individus plus anonymes n’étaient pas réellement connus. Profitant d’une nouvelle vague d’études historiques sur les migrations en général, et les migrations confessionnelles en particulier, il propose donc un nouveau regard sur ce Refuge, en insistant sur l’expérience de l’exil. Ce dernier mot est défini et pensé dans l’introduction, essentiellement dans une perspective juridique, comme un synonyme de « bannissement », même si certains réfugiés eux-mêmes ont peut-être eu une perception différente, avec la connotation biblique qu’il pouvait avoir.

Il s’agit donc de percevoir les conditions du choix du départ, puis de la façon dont on vit une fois dans le Refuge. Mais l’idée de départ est de déconstruire l’image simpliste et binaire selon laquelle le choix entre le départ ou le maintien en France des réformés n’aurait impliqué que des questions purement confessionnelles. L’auteur vise à montrer la complexité des motivations et des expériences de l’exil. C’est donc en se concentrant sur une vingtaine d’années (ce qui lui permet d’éviter les migrations antérieures et de ne pas aborder frontalement la question de l’intégration / assimilation dans la société néerlandaise des huguenots) que David van der Linden propose de se concentrer sur environ 35 000 individus, ce qui l’amène évidemment à faire des choix et des sondages archivistiques. Son point de vue se veut pourtant globalisant, puisqu’il annonce croiser sources économiques, sociales, religieuses et culturelles pour avoir une véritable vision d’ensemble. Le défi est grand pour à la fois cerner les contours de l ’expérience subjective et trouver des preuves matérielles et quantifiables. Pour ce faire, le plan est structuré en trois grandes parties, qui peuvent se lire comme des études de cas très précises.

La première de ces parties concerne les questions économiques, avec un double regard, sur les conditions du départ, puis sur les conséquences de l ’installation aux Provinces-Unies. L’étude est quantitative, mais cela passe par un net resserrement de la focale d’étude, en prenant en compte les départs de Normandie, surtout de Dieppe, et les arrivées en Hollande, surtout à Rotterdam. Le choix est pertinent, car les sources sont nombreuses et permettent d’établir des statistiques intéressantes. Surtout, il montre bien que les conditions socio-économiques sont essentielles pour bien comprendre les motivations du départ et les effets dans le Refuge. Le candidat à l’exil pèse le pour et le contre sans que le facteur confessionnel soit seul pris en compte, très loin de là, et de véritables stratégies familiales sont mises en place, en mettant la question des biens matériels et des conditions du voyage dans la balance. On peut également lire une intéressante réflexion sur la chronologie des flux, en fonction de la conjoncture politique et économique, avec une baisse en 1689 lorsque l’on espère des défaites de Louis xiv face aux puissances protestantes dans la guerre de la Ligue d’Augsbourg, mais un redémarrage fort en 1693, dû à des famines. Sur le lieu de l’exil, l’étude se porte sur la situation du marché du travail dans divers secteurs (les cas des libraires et des pasteurs sont particulièrement scrutés) et montre donc des réussites et des échecs qui posent la question d’éventuels retours.

La seconde partie porte sur la question du rapport entre expérience de l’exil et foi. À partir de l’analyse d’une vingtaine de sermons de huit pasteurs réfugiés, l’auteur propose de reconstituer le discours visant à rassurer les fidèles sur le bien-fondé de leur choix. Il s’agit de justifier théologiquement la Révocation et l’exil, tout en proposant une grille de lecture rassurante fondée sur plusieurs passages bibliques, souvent vétérotestamentaires et apocalyptiques. Car certains pasteurs (Jurieu étant le plus célèbre) proposent des modèles eschatologiques et prophétiques qui annoncent le retour prochain en France : cet espoir reste puissamment chevillé au corps des exilés pendant plus d’une dizaine d’années et la forme de son expression dérange parfois les autorités politiques d’accueil. La vision des « nouveaux convertis » de façade restés en France évolue également dans les sermons, au gré des événements internationaux. Les projets de retour et de rétablissement du culte dans le royaume sont également scrutés dans une perspective pastorale et confessionnelle, autour du pivot que constitue la paix de Ryswick (1697) qui n’intègre pas le retour des huguenots dans ses clauses, rendant les discours sur le retour triomphant plus complexes, et plongeant les réfugiés dans une forme d’incertitude. Beaucoup font le choix de la conversion au catholicisme et d’une rentrée en France plus discrète, suscitant en retour une nouvelle vague de prédications dont le but est de prévenir de tels flux.

Enfin, la troisième grande partie s’intéresse aux mémoires de l’exil, et à la construction d’une doxa considérant que seules les considérations confessionnelles sont entrées en ligne de compte dans le choix de l’exil. On observe cette construction en deux temps, avec tout d’abord le constat de l’existence de nombreux écrits portant sur l’expérience du Refuge, même s’ils insistent souvent davantage sur les persécutions autour de la Révocation, puis sur le voyage lui-même et ses affres, que sur l’installation. L’analyse de huit mémoires de huguenots permet de voir que les auteurs trient certains éléments au fil du temps, en surévaluant souvent les éléments conflictuels, mais sans toujours nier la coexistence confessionnelle plus positivement. Il en résulte une forme de mémoire collective, qu’il est difficile de démêler dans les sources. L’étape suivante est la mise en histoire de ces mémoires, avec une position clairement militante et partiale, mais assumée. Au milieu de plusieurs auteurs émergent deux pasteurs majeurs qui collectent des témoignages et fondent durablement certains mythes historiques, en redéfinissant les « martyrs » et les « confesseurs », avec une nette revalorisation de ces derniers sous la forme des galériens. Il s’agit de Pierre Jurieu, compilateur de récits dans ses Lettres pastorales, et surtout d’Élie Benoist, l’auteur d’une monumentale Histoire de /édit de Nantes en 1693-1695. L’objectif est de conserver la mémoire d’Églises que l’on détruit, mais S’effet est aussi de créer une mémoire collective très orientée, qui survalorise les seuls facteurs confessionnels et forge des héros qui sont parfois bien loin des exilés tiraillés entre des contraintes contradictoires.

Ce livre est donc ambitieux et propose certaines grilles de lecture qui peuvent s’avérer pertinentes pour poursuivre les recherches. Il s’agit en tout cas d’ores et déjà d’un travail marquant un jalon dans la prise en compte de l ’histoire générale des migrations confessionnelles à l’époque moderne pour recontextualiser le Refuge huguenot.

Julien Léonard