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Marie Bouhaïk-Gironès, Tatiana Debbagi Baranova et Nathalie Szczech (dir.), Usages et stratégies polémiques en Europe (XIVe-premier XVIIe siècles), Bruxelles : Peter Lang, 2016, 395 p.

Les études portant sur la polémique ont été fortement renouvelées ces dernières années. Cet ouvrage collectif en est le témoin, mais représente également un jalon important de ce renouveau. La polémique y est avant tout définie par sa fonction, comme une situation discursive conflictuelle organisée et rendue publique. considérée jusque-là par les chercheurs comme un discours biaisé à déconstruire, porteur de peu de contenu directement exploitable, la parole polémique est désormais envisagée en tant que dispositif alliant discours, positionnements des acteurs, normes, valeurs, attentes et stratégies. Le dispositif polémique est une grille de lecture pertinente dans plusieurs domaines de recherche : développé en histoire des sciences dans l’étude des disputes savantes, il apporte un renouveau fructueux à l’histoire religieuse des réformes par le biais des controverses confessionnelles, aux approches socio-historiques dédiées à la construction des acteurs dans l’espace public, à l’histoire intellectuelle et à l’histoire des imprimés. L’étude de la situation polémique permet de dépasser l’opposition entre approche internaliste et externaliste, et de révéler des continuités, des transferts, des circulations entre des temps, des espaces et des sujets étudiés jusque-là de manière étanche, articulés uniquement autour de contenus intellectuels très spécifiques.

L’ensemble des contributions couvre une période allant du xive siècle à la première moitié du xviie siècle, qui se caractérise par une multiplication des conflits politiques, religieux, sociaux et culturels, en lien avec l’affirmation des princes et la structuration des États, le Grand Schisme et les mouvements de réforme religieuse et le développement d’une culture humaniste agonistique. La multiplication des imprimés, ainsi que leur rédaction en langues vernaculaires, contribuent à la sortie de la polémique des cercles universitaires de savoirs, et à l’apparition d’un public plus large. Les nombreuses situations conflictuelles permettent l’ émergence d’écrivains de circonstances et représentent des opportunités commerciales pour les imprimeurs. Une étude sur le temps long met en lumière la formation d’un habitus polémique, ainsi que des phénomènes de transferts qui justifient l’analyse en contexte et non en vase clos.

L’ouvrage s’organise en trois parties thématiques : les armes polémiques mobilisées par les différents partis en présence, la construction de la posture et de l’image du polémiste en situation conflictuelle et l ’analyse des configurations polémiques comme des objets complexes et dynamiques.

Les contextes dans lesquels émergent et se structurent les polémiques sont des éléments fondamentaux à prendre en compte pour comprendre la portée des choix stratégiques opérés par les acteurs. Le contexte politique et culturel offre un vaste répertoire de références, à l’image des thèmes de la réforme militaire et du bien commun, éléments importants de la culture politique anglaise du xvsmalle siècle, mobilisés par les polémistes des deux camps dans la guerre des Deux Roses (Aude Mairey), ou du thème de la réforme politique utilisé dans cette même guerre et dans la guerre Armagnac-Bourguignon qui déchire le royaume de France à la même époque (Gilles Lecuppre & Elodie Lecuppre-Desjardins). Le contexte intellectuel et philosophique représente également une ressource pour les polémistes, tel le débat entre raison et passion du xviie siècle qui sous-tend les argumentaires des détracteurs et défenseurs de Richelieu (Yann Rodier). Parfois, le contexte politique et intellectuel de référence est plus vaste que ce qu’il semble au premier abord : ainsi, l’affaire des placards de 1534 se comprend en lien avec le contexte bernois de rédaction des textes, où un groupe de pasteurs activistes, auquel appartient Antoine Marcourt, forge un réel projet de renversement et de purification de la religion (Geneviève Gross). Le contexte littéraire constitue également une réserve « d’armes » pour les polémistes. Des procédés littéraires traditionnels sont employés dans des buts polémiques, à l ’image de la métaphore, dont la puissance active est mise au service de la glorification de la Vierge et de l’appropriation des discours savants sur le monde par les réseaux jésuites (Anton Serdeczny). Les formes populaires peuvent aussi être déployées dans l’arène polémique, comme le mandement joyeux qui est adapté à la polémique confessionnelle (Katell Lavéant), tandis que des formes originales, à l’instar des confessions d’outre-tombe, émergent. Ces dernières viennent non seulement alimenter une polémique a posteriori mais servent surtout de miroirs pour les acteurs c ontemporains, telles celles du marquis d’Ancre rédigées au moment de la Fronde contre Mazarin (Jean-Philippe Beaulieu). Ces formes littéraires s’adaptent à plusieurs types de stratégies : les dialogues polémiques traitant des relations entre Parlement et royauté en Angleterre au début du xviie siècle mettent en scène la conversion réussie d’un interlocuteur à la pensée de l’autre mais parfois aussi le discrédit complet de l’un des interlocuteurs (Cathy Shrank). Outre ces références contextuelles, le recours au public représente un procédé de plus en plus répandu. Au-delà de l’échange intellectuel, les polémistes souhaitent en effet susciter des émotions dans le public, qui leur soient favorables, ou défavorables à leurs adversaires. C’est ce qu’espèrent les polémistes anticatholiques anglais du xvie siècle quand ils recourent à des parodies textuelles et picturales pour susciter un rire collectif hostile envers la figure du pape et de ses défenseurs (Adam E. Morton), mais aussi les polémistes Hay du Châtelet et Matthieu de Morgues qui révèlent les procédés utilisés par l’adversaire pour le rendre odieux aux yeux du public (Yann Rodier). Cette prise en compte du public, et les conséquences concrètes qui en sont espérées, confère aux écrits polémiques une valeur performative forte qui les apparente à de véritables actes. Les placards affichés entre Paris et Amboise en 1534 ont pour but de mobiliser le peuple et de renverser les autorités religieuses traditionnelles, ils peuvent être regardés comme des actes iconoclastes (Geneviève Gross), de même que les caricatures du pape diffusées en Angleterre, qui lui retirent son autorité en lui retirant son honneur (Adam E. Morton).

Les polémiques sont des moments où les identités des acteurs en présence sont mises en jeu. Selon les polémistes et les stratégies adoptées, le « je » est plus ou moins mis en avant. Au milieu du xvie siècle, alors que la parole publique des femmes est considérée comme transgressive, particulièrement en fait de religion, Marie Dentière s’inscrit explicitement dans la tradition des femmes de la Bible ayant pris la parole publiquement, pour s’établir en porte-parole de toutes les femmes, présentées comme victimes des hommes. Un siècle plus tard, Marie de Gournay revendique au contraire un « je » individualisé qui s’affirme dans la confrontation et la distingue du reste son sexe (Diane Desrosiers). Dans certains cas, le polémiste choisit l’anonymat. Cette absence de personnalisation peut permettre de redistribuer les rôles et de passer outre les hiérarchies sociales, comme dans les polémiques opposant les dissidents à l’Église anglicane aux xvie et xviie siècles, avec toutefois le risque d’offrir aux opposants une arme supplémentaire : la mauvaise attribution volontaire pour décrédibiliser le parti adverse (Anthony Milton).

Pour ces polémistes, l ’enjeu central est de faire valoir une légitimité justifiant leur prise de parole. Jean de Montreuil met en place dans ses ouvrages polémiques contre les Anglais plusieurs scénographies rhétoriques au sein desquelles il déploie un éthos adapté légitimant son discours : celui de l’historien, du moraliste, de l’encomiaste, tandis que la figure de l’adversaire est tantôt diabolisée, tantôt dénoncée comme étant dans l’erreur (Estelle Doudet). Pour affirmer sa légitimité en tant que polémiste, Christine de Pisan n’hésite pas, elle, à s’inscrire dans les topoï féminins de la modestie et de la faiblesse, tout en renversant leur valeur symbolique : elle oppose ainsi sa simplicité sans fard aux artifices des rhéteurs masculins qui l’attaquent. Ce retournement des valeurs est également effectué par Marie Dentière, tandis que Marie de Gournay préfère fonder sa légitimité sur un éthos agonique qui marque au xviie siècle un tournant dans l’écriture féminine (Diane Desrosiers). À cette même époque, l’image de la Femme au Livre (qui avait émergé dès le xve siècle) se dote d’une charge hautement polémique, dans le contexte des controverses confessionnelles : la question d’une place spécifique des femmes dans la religion voit le jour. Les femmes deviennent des parties prenantes légitimes des polémiques théologiques, en tant que témoins des controverses et de leurs enjeux et en tant que juges, desquelles les polémistes de part et d’autre tentent d’emporter l’adhésion (Daniela Solfaroli-Camillocci). Si la polémique légitime de nouveaux acteurs, le fait même d’entrer en polémique peut représenter une forme de reconnaissance de l’adversaire : c’est l’une des principales inquiétudes des ministres anglicans sous Jacques Ier, qui regardent avec anxiété les prises de position polémiques du roi lui-même contre les dissidents (Anthony Milton). Mais pour le mémorialiste Pierre de l’Estoile, si la polémique a pour fonction de purger la société, elle reste avant tout l’arme des impuissants et des désespérés, qui dénoncent les maux du corps politique à défaut de pouvoir les éradiquer (Cécile Huchard).

La polémique joue ainsi un rôle majeur dans la fabrique et la légitimation de postures d’autorité, parfois en rupture avec les normes de sociétés hiérarchisées et cloisonnées. De ce point de vue, elle possède une dimension créatrice certaine.

Abordée dans sa globalité, la polémique est un dispositif complexe. Elle se trouve au croisement de plusieurs champs de forces, chacun porteur d’enjeux spécifiques. Les disputes et conférences théologiques constituent des situations particulièrement intéressantes d’intersection entre enjeux religieux et enjeux politiques. La dispute de Berne de 1528 a vocation à confirmer l’installation légitime de la Réforme dans la cité, tout en rassemblant et en unissant la communauté autour de ses magistrats et en réaffirmant l’autorité de ces derniers face à leurs alliés. Organisateur de la dispute, le pouvoir civique se pose en outre en arbitre des questions religieuses (Fabrice Flückiger). Les conférences théologiques organisées en France sous Henri IV possèdent également une dimension politique : en encourageant les catholiques à entrer en débat avec les protestants, puis en valorisant leurs succès, le nouveau roi réaffirme son autorité sur les sujets catholiques du royaume, sans fermer la porte aux projets de colloque et de réunion de l’Église (Lana Martysheva). Des enjeux politiques se nichent aussi dans la polémique autour du théâtre élisabéthain : en effet, les textes antithéâtraux produits par les godly (les puritains) dénoncent moins les spectacles en tant que tels que la couronne et l’Église qui autorisent leur existence (Olivier Spina).

Les polémiques sont des objets dynamiques, à observer dans le temps et l’espace. Dans le temps, elles peuvent évoluer et s’élargir, à l’image de celle sur l’astrologie à Paris à la fin du xve siècle, qui cible au départ un individu, Simon de Phares, mais s’étend rapidement à l’ensemble de l’astrologie, devenue aux yeux des théologiens trop puissante dans les cours italiennes et française. Le cas de Simon de Phares fait alors jurisprudence pour des cas jugés jusqu’au début du xviie siècle (Jean-Patrice Boudet). Les polémiques peuvent être significatives à différentes échelles. La dispute de Berne de 1528 est à la fois un moment de réunion de la communauté locale autour de son magistrat, mais elle rassemble aussi des participants venus des villes et États voisins, et les principaux acteurs de la Réforme, notamment Zwingli qui trouve là une tribune pour réaffirmer sa doctrine : de ce point de vue, la polémique est une occasion de structurer les camps, les obligeant à des formes de clarification doctrinale (Fabrice Flückiger). Enfin, les polémiques se propagent plus ou moins dans l’espace public : en contrôler l’expansion est essentiel pour les acteurs. Une part importante des échanges polémiques qui ont marqué le milieu du xviie siècle anglais a eu une diffusion volontairement restreinte, à l’image de la dispute entre deux fonctionnaires de la marine anglaise sur des questions techniques d’équipement des navires. Cette dernière occasionne la publication de plusieurs pamphlets, mais se limite en réalité à la défense d’intérêts privés et à un public limité d’experts, avec un refus de la part des acteurs de s’inscrire dans des débats politiques et religieux plus larges, alors même qu’ils se trouvent également en désaccord sur ces questions (Jason Peacey).

Les polémiques sont aussi des dispositifs à envisager du point de vue de leur matérialité. Leurs supports s’inscrivent dans des logiques de production variées : personnelles, professionnelles, marchandes. Plusieurs textes antithéâtraux de la période élisabéthaine sont en réalité des exercices de styles produits par des individus ayant pour ambition de se poser en « experts de la plume », et d’entrer ensuite dans le monde économique du livre ou du théâtre (Olivier Spina). De même, les auteurs des pamphlets qui ont animé la Fronde sont bien souvent des « techniciens de l’écriture » au service de grands patrons, et regardent donc la production pamphlétaire d’un point de vue professionnel et dépassionné. Pour beaucoup d’entre eux, cette production s’inscrit dans un corpus plus large d’œuvres personnelles (Dinah Ribard). Les logiques commerciales des imprimeurs libraires publiant les textes polémiques peuvent également être détachées du contenu même des disputes : à Londres, plusieurs imprimeurs-libraires publient à la fois des pamphlets antithéâtraux et des textes de ménestrels ou d’acteurs (Olivier Spina). La place grandissante du public dans le dispositif polémique influe sur sa matérialité : les formes de la dispute sont de plus en plus adaptées à lui. Ainsi, les conférences théologiques organisées sous le règne d’Henri IV prennent une dimension spectaculaire importante, marquée par un recours fréquent au pathétique et à l’émotion, qui vise à la fois le public immédiat, qui assiste aux conférences, mais aussi un public différé, grâce à la rédaction des actes. Dans ces derniers, la mise en scène du public immédiat a vocation à influencer le public différé (Natacha Salliot). Enfin, les dispositifs de conservation et de sélection des corpus polémiques doivent être pris en compte. L’étude d’une polémique dépend grandement de la perception par les contemporains de ce qui constitue un événement, et des logiques de conservation documentaire qui y sont associées. Des recueils de pièces portant sur la Fronde ont été rassemblés dès le xviie siècle, fondant la légitimité de l’événement à être étudié en tant que tel. Les textes très variés qu’ils regroupent sont à l’origine de ce que l’on nomme aujourd’hui les mazarinades (Dinah Ribard). Cette attention portée aux dispositifs polémiques doit conduire à évaluer de manière précise S’ampleur et la portée d’une polémique : celle de la polémique sur le théâtre élisabéthain semble avoir été surestimée, en raison d’un corpus en partie « factice », ne prenant pas en compte les contextes de production précis des textes (Olivier Spina).

Au travers d’un ensemble d’études de cas présentant des polémiques variées du point de vue de leurs sujets, de leur forme, du temps et de l ’espace, l ’ouvrage propose une réflexion majeure sur ce qui apparaît à la fois comme un objet d’étude et une grille de lecture pluridisciplinaire. Les polémiques religieuses de l’époque moderne constituent des cas particulièrement intéressants, qui révèlent la productivité des situations conflictuelles, notamment dans l ’affirmation des identités confessionnelles et dans la structuration et l’unification des doctrines. De ce point de vue, l’historiographie du protestantisme est un laboratoire riche dans lequel forger et développer des outils pour l’analyse polémique, transférables à d’autres champs de recherche.

Noémie Recous