Catherine Maurer, Catherine Vincent (dir.), La coexistence confessionnelle en France et en Europe germanique et orientale du Moyen Âge à nos jours, coll. Chrétiens et Sociétés, Documents et Mémoires n°27, Lyon : LARHRA, 2015.
Dans les années 1980, les historiens Wolfgang Reinhard et Heinz Schilling proposent le concept de Konfessionalisierung pour qualifier la seconde modernité de la chrétienté. Ils considèrent que la mise en place d’une Europe durablement multiconfessionnelle a engendré un processus social fondamental. Celui-ci a des répercussions à long terme sur la vie publique et privée des sociétés européennes qui se disciplinent, et joue un rôle prépondérant dans la genèse des États modernes. Ce paradigme est cependant largement critiqué depuis plusieurs années.
Le colloque organisé en 2012 par l’université de Strasbourg et la Société d’Histoire Religieuse de la France a pour but d’interroger ce concept historiographique, tout en élargissant le champ d’étude traditionnellement affecté à la notion de coexistence confessionnelle. Ainsi, des chercheurs allemands, suisses et français se sont interrogés sur cette coexistence non seulement à l’époque moderne mais également au Moyen Âge et à la période contemporaine. L’espace géographique étudié ne se limite pas non plus au seul Saint-Empire — point de départ de la thèse de la confessionnalisation — puisque la France, la Samogitie, les Provinces-Unies, la Pologne ou encore la Confédération Helvétique font l’objet de communications. Enfin, cet ouvrage ne se restreint pas au relations internes au christianisme, mais interroge aussi la coexistence entre chrétiens et juifs, hussites, cathares et autres païens. Il est organisé en quatre grandes parties : la constatation de l’existence de la coexistence en Europe, les différentes modalités de cette coexistence ainsi que ses lieux d’expression, et, enfin, le rapport étroit entre coexistence et tolérance/intolérance. Dans sa conclusion, Yves Krumenacker retient quant à lui trois grands axes qui recoupent, dans une certaine mesure, ces quatre grandes parties. Il insiste cependant plus explicitement sur l’importance de la façon de désigner l’autre confession qui transparait dans ce livre.
En effet, le discours officiel tenu par les institutions ecclésiastiques est, théoriquement, un point de départ pour l’élaboration d’un mode de coexistence confessionnelle particulier. La controverse et les conversions sont justifiées par l’image que l’on se fait de l’hérétique ou de l’infidèle. C’est ainsi qu’Uwe Brunn s’interroge sur l’évolution de l’utilisation du terme « cathare ». Désignant au départ une hérésie particulière, cette appellation est progressivement appliquée à l’hérésie en générale, jusqu’à ce que Bossuet fasse le parallèle entre cathares et protestants. La lutte traditionnelle de l’Église romaine contre les hérétiques légitime donc la controverse anti-réformée. Se pose aussi la question de la légitimité de l ’institution ecclésiale qui élabore le discours confessionnel. Avec l ’exemple du concile de Lactance qui propose un débat aux Hussites en 1431, Olivier Martin nous rappelle combien l ’autorité de cette assemblée est en confrontation avec celle du Pape. C’est en tout cas le concile qui, selon Loïc Chollet, a le dernier mot concernant l’évangélisation de la Samogitie : le Grand-duché de Lituanie remplace les chevaliers teutoniques dans cette mission contre le paganisme.
Au-delà des discours, une des grandes qualités de cet ouvrage collectif est de mettre en avant la réalité du terrain et, parfois, son décalage avec la manière dont les autorités temporelles et spirituelles qualifient officiellement une situation confessionnelle. Plusieurs articles témoignent de l’existence de coexistences « conflictuelles » entre plusieurs confessions d’un même territoire. Massacres, persécutions, campagnes de conversions, tensions quotidiennes et tendance à suspecter l’autre sont des réalités avec lesquelles les individus aussi bien que les autorités doivent composer. Mais que retenir de ces conflits ? Julien Léonard et Kaspar von Greyerz illustrent le rôle prépondérant des « hommes de Dieu », respectivement à Metz au xviie siècle et en Suisse au xvie siècle, dans le déclenchement et la persistance des conflits confessionnels. En effet, par crainte de perdre des fidèles, les clergés se mobilisent pour renforcer les frontières confessionnelles et se distinguer de « l’autre ». Le résultat de leurs efforts dépend cependant des rapports de force entre les différentes confessions du territoire donné. En outre, Julie Léonard nuance ses propos en donnant l ’exemple de pasteurs et de prêtres messins qui, malgré leurs désaccords, entretiennent des rapports cordiaux. Plusieurs articles s ’intéressent également aux stratégies mises en place par les confessions persécutées pour survivre. Jérémie Foa brosse le portrait du huguenot parisien survivant de la Saint-Barthélemy : il possède un réseau de connaissances catholiques solide, des capacités financières importantes et sait faire preuve d’imagination pour se dissimuler aux yeux des persécuteurs. De même, Audrey Kichelewski explique que les juifs polonais qui survivent à la Seconde Guerre mondiale sont les plus assimilés du fait de leur proximité avec des non-juifs et/ou leur parfaite maîtrise du polonais. Les prêtres alsaciens de 1914-1918 doivent quant à eux, selon Annette Jantzen, démontrer qu’ils sont indispensables à leurs paroisses pour éviter d’être mobilisés dans l’armée allemande.
Si les sources témoignent principalement des conflits et des violences, leur silence est aussi une preuve de l’existence d’une coexistence confessionnelle pacifique. À la fin de son analyse de textes diplomatiques médiévaux, Benoît-Michel Tock conclut que ces sources donnent « une image globalement assez irénique » de la coexistence entre juifs et chrétiens de la France du Moyen Âge. Élisabeth Clementz souligne quant à elle la persistance de la mixité confessionnelle dans les léproseries et hôpitaux d’Alsace malgré l’introduction de la Réforme dans ce territoire. Qu’est-ce qui pousse les populations, pourtant souvent poussées au conflit par leurs Églises respectives, à tolérer et à vivre en paix avec « l’autre » ? La pacification de ces relations résulte souvent de valeurs ou d’intérêts communs aux différentes confessions. Au xviie siècle, catholiques et protestants de Metz se montrent solidaires car ils partagent la même suspicion envers la Ligue et le duché de Lorraine, la même volonté d’éradiquer l ’antitrinitarisme ou encore d’obtenir un collège pour leurs enfants. Plus généralement, les chrétiens partagent le même socle de connaissances humanistes et des ennemis communs tels que les juifs. Frank Muller donne lui l ’exemple des artistes et intellectuels néerlandais et de la cour de Rodolphe II à Prague. Bien que de confessions différentes, ces élites culturelles se regroupent car elles partagent les mêmes tendances irénistes et érasmiennes. En outre, qu’elle soit conflictuelle ou pacifique, la coexistence confessionnelle engendre une plus grande connaissance de l’autre qui peut s’avérer utile. Les protestants traqués lors de la Saint-Barthélemy, par exemple, utilisent leur connaissance des signes catholiques pour se fondre dans la masse et dissimuler leur véritable identité. En Suisse, certains comportements reflètent même une certaine transconfessionnalité, notamment lorsque des protestants font appel à des exorcistes catholiques, oubliant ainsi les fondements mêmes de leur foi.
L’intérêt de cet ouvrage est aussi de montrer la complexité de la notion de coexistence et sa centralité dans de multiples débats historiographiques. On a déjà évoqué les critiques faites à l’encontre de la thèse de la « confessionnalisation » : Yves Krumenacker en dresse une liste en conclusion. Olaf Blaschke défend sa théorie de «l’âge confessionnel » pour désigner la période 1830-1960. Il admet que l’expression « âge du confessionnalisme » est moins ambiguë que la sienne, mais réaffirme que les frontières confessionnelles du xixe siècle sont comparables à celles du xvie et xviie siècle et même encore plus visibles. Céline Borello s’interroge quant à elle sur la légitimité de l’utilisation des termes « coexistence », « tolérance », « œcuménisme » ou encore « concorde ». Elle leur préfère celui de « convivance », qui prend en compte la différence religieuse mais n’en fait pas le caractère principal des rapports interconfessionnels. En outre, pour rendre compte de ces rapports, il faut considérer la spécificité d’un territoire donné. Au Moyen Age central, d’après l’article de Rolf Grosse, c’est l’unicité de la conjoncture à Cologne qui fait que la communauté juive parvient à s’y intégrer contrairement à celle de Paris. C’est aussi la complexité humaine, la superposition des différentes identités d’un individu qui expliquent des comportements parfois paradoxaux en matière confessionnelle. Les mémoires d’Abraham Chaillet étudiés par Bertrand Forclaz montrent en effet que ce Neuchâtelois affirme son anti-papisme tout en ayant parmi ses amis de puissants catholiques. Cela explique aussi que lors de la Saint-Barthélemy, une même personne puisse être à la fois bourreau et « sauveteur », ou que dans la Pologne des années 1950, certains juifs se sentent d’abord juifs, d’autres d’abord polonais et d’autres encore effacent complètement leur identité confessionnelle pour mieux se fondre dans la société communiste d’alors.
De nombreux « mythes » sont déconstruits à travers ce livre, témoignant encore une fois de la complexité de la coexistence qui ne se limite pas au « binôme tolérance/ intolérance ». Olivier Marin prouve que l’Église romaine médiévale n’a pas toujours été aussi agressive qu’on l’a prétendu, bien que son dialogue avec les Hussites soit perçu comme la dernière solution pour un retour à la paix. Benoît-Michel Tock, en travaillant sur les chartes médiévales en France, démontre que l’hostilité éternelle entre chrétiens et juifs doit être nuancée. Quant à la croyance que la conversion d’un prince peut engendrer celle de nombreux sujets, Matthias Schnettger prouve que ce n’est qu’une illusion. Enfin, Laurent Jalabert explique que le principe 1 de 1555 n’est qu’une chimère. Il donne l’exemple du territoire de Nassau, théoriquement luthérien, mais où des concessions calvinistes, des 1 et des prérogatives de souverains catholiques étrangers cohabitent. Ainsi, le critère confessionnel est étroitement lié au politique et la coexistence découle bien souvent d’un certain pragmatisme de la part des autorités. Dans l’Alsace du premier xixe siècle présentée par Claude Muller, les administrateurs locaux étouffent les plaintes confessionnelles relatives aux nombreux 1 du territoire. Ce n’est qu’à partir de 1842 que les autorités cherchent des solutions à ces conflits. Lors de la paix de Cappel (1531), les cantons suisses concluent une entente supra-confessionnelle afin de préserver leur unité politique. De même, la situation confessionnelle d’un État dépend du détenteur de la souveraineté et du droit de patronage : quand ces deux pouvoirs appartiennent à deux personnes distinctes et de confessions différentes, comme c’est le cas sur le territoire de Nassau au xviiie siècle, les conflits sont inévitables. Sophie Scholl et Élisabeth Clementz font également le lien entre la coexistence confessionnelle et le processus de laïcisation de l’éducation ou de l’assistance publique. En ce sens, elles confirment la thèse de la « confessionnalisation » comme facteur déterminant de la modernisation des États.
Finalement, la confession est plus un mode de vie et de croyance qu’une application stricte des dogmes. C’est ce que prouve Christophe Duhamelle par l ’exemple des États protestants qui affirment leur identité confessionnelle en se distinguant des catholiques sur une question non fondamentale : la date de célébration de Pâques. Dans son introduction, Catherine Maurer affirme que cet ouvrage donne une vision plutôt pessimiste de l’homo religiosus européen, malgré de nombreux efforts pour résoudre les conflits. On peut ajouter que cette volonté de résoudre les conflits, au moins jusqu’à la fin de l ’époque moderne, n’est que pragmatique. Derrière les débats et les compromis, chacun espère toujours convertir l’autre.
Sara Graveleau