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Entre prudence et solidarité.

L’accueil en Suisse des réfugiés de la Révocation

Pierre-Olivier Léchot

[…] il arrive toujours une quantité prodigieuse de pauvres refugiés, et il y a tel jour auquel il en arrive 7 ou 800. Le 31 aoust, il en arriva 840. Dans le mois d’aoust, il en est arrivé plus de 6 000 et guères moins au mois de septembre1.

Ces mots sont ceux du pasteur genevois Jacques Flournoy ; ils ont été écrits en septembre 1687, voilà trois cent vingt-neuf ans. Le style excepté, ils pourraient toutefois avoir été jetés sur le papier par un garde-côte grec, il y a quelques jours à peine. Le parallèle entre l’arrivée massive de réfugiés huguenots en terre helvétique à la fin du xviie siècle et la vague de ceux que nous avons pris l’habitude d’appeler un peu trop pudiquement les «  migrants  » semble en effet s’imposer, pour peu que l’on prenne la peine d’y songer un instant : même nombre étourdissant d’arrivées au jour le jour, avoisinant parfois, dans le cas de Genève en 1687, le millier, mêmes souffrances amères et blessures indicibles, mêmes périples risqués et parfois mortels (le petit Aylan ne fut malheureusement pas la première victime de la folie meurtrière des hommes), mêmes tendances de certains à vouloir en profiter (les passeurs corrompus comme les politiques sans scrupules, eux non plus, ne datent pas de la guerre en Syrie), mêmes peurs, enfin, dans les pays de refuge à la vue de ces masses «  étrangères  » franchissant les frontières en grand nombre.

Certes, il peut sembler que nos prédécesseurs protestants européens furent plus généreux que nos édiles contemporains : on opposera volontiers les aides consenties aux réfugiés de 1685 par les cantons suisses, dépensant sans compter, aux calculs timorés de certains pays européens de nos jours ou les centaines d’arrivées quotidiennes à Genève en 1687 aux quelque soixante-dix migrants que Paris accueille chaque jour et qui semblent poser tant de difficultés. Mais n’allons pas trop vite en besogne ; car les historiens ont eu raison de rappeler, depuis quelques années déjà, les limites imposées à cette générosité que l’historiographie suisse du XIXe siècle avait trop avantageusement mise en évidence2. Il faut aussi se souvenir des nombreuses réactions xénophobes engendrées par l’arrivée de ces français du Sud dont certains Confédérés trouvaient qu’ils parlaient trop fort, s’habillaient de manière outrageante pour la pudeur et n’étaient pas aussi bien disposés au travail que les citoyens genevois ou bernois. Il ne faut pas négliger non plus le fort corporatisme des villes protestantes suisses, peu enclines à offrir l’autorisation de travailler au sein de leurs guildes aux artisans réfugiés de même que la peur de nombreux commerçants de voir s’imposer une concurrence avec des marchands huguenots recourant à une main d’œuvre moins chère et donc plus concurrentielle. Il convient enfin de se rappeler les craintes des autorités politiques elles-mêmes face aux menaces de la France louis-quatorzienne ou aux risques de troubles à l’ordre public occasionnés par les réfugiés ainsi que leur angoisse obsessionnelle face à l’augmentation exponentielle du nombre de ces bouches à nourrir avec les deniers publics.

Bref, le récit héroïque de ces terribles années qui a longtemps prévalu et qui visait probablement, dans le cas de la Suisse, à magnifier la générosité d’un peuple constitué de générations successives de réfugiés et donc logiquement généreux au moment d’accueillir chaque nouvelle vague de migrants – ce récit se doit d’être réécrit, voire franchement écarté d’un revers de main par l’historien. Mais ce n’est pas de réécriture que je voudrais m’entretenir avec vous aujourd’hui. Ce que nous avons à faire aujourd’hui, ce n’est pas seulement faire de l’histoire mais aussi commémorer – or je vois dans ce mot une double signification pour le cas qui nous occupe  : se rappeler pour comprendre, d’abord, et comprendre pour tenter de se comprendre devant l’histoire ensuite. En effet, il ne s’agit pas seulement aujourd’hui de comprendre ce qui s’est passé il y a trois siècles mais aussi de tenter cet exercice périlleux qui consiste non pas tant à tirer les leçons du passé (car qui pourrait se targuer d’être assez éclairé pour le faire ,) que d’essayer de se comprendre, de nous comprendre nous-mêmes devant l’histoire des souffrances passées pour éclairer notre façon de nous comporter face à la tragédie de ces milliers de réfugiés qui frappent à nos portes et face auxquels nous ressentons des sentiments mêlés de prudence et de compassion. En ce sens, l’acte de commémoration, de « faire mémoire », ne peut se comprendre que comme un acte propre, contemporain, qui ne saurait être simple prolongation ou répétition des enseignements du passé.

Comprendre l’histoire

Lorsqu’il s’agit de saisir les motifs qui présidèrent au comportement des autorités protestantes suisses dans l’accueil des réfugiés de la Révocation, il convient tout d’abord de comprendre les différentes pressions dont lesdites autorités font alors l’objet.

Sur le front extérieur, placée entre la France de Louis XIV et l’Empire Habsbourg, non moins catholique et contre-réformateur quoique ennemi 423 -->juré du roi bourbon, les autorités des cantons protestants doivent jouer serré. Il faut dire que, depuis l’annexion du Pays de Gex, celle de la Franche-Comté (autrefois en mains espagnoles) et enfin celle de Strasbourg, ville alliée de Berne et de Zurich, en 1681, plus aucune grande puissance, plus aucune force militaire ne s’interpose entre la petite Confédération et le royaume de Louis le Grand. Cette situation est naturellement déterminante quand il s’agit de saisir les motivations de la politique d’accueil des cantons suisses et de leurs alliés. Prenons l’exemple de Genève, alors ville alliée de la Confédération mais en partageant aussi bien le sort que la politique. Qu’apprend-on , Au moment de la recatholicisation du Pays de Gex, à partir de 1684, les Gessiens se précipitent à travers la frontière genevoise, entraînant la colère de Louis XIV et un blocus économique contre la cité de Calvin, désormais prise à la gorge par la France du Roi Soleil. Suite à deux lettres du monarque, plutôt acerbes et au ton comminatoire, les autorités genevoises commencent à publier une longue série d’arrêtés visant à faire quitter la ville aux réfugiés3.

Le décor de l’action genevoise à l’endroit des futurs réfugiés de la Révocation est ainsi planté : à la guerre des nerfs que Louis XIV allait mener durant de nombreuses années et par phases successives à Genève devait répondre de la part de ses autorités une politique de concessions et de dissimulations. Or, ce véritable jeu du chat et de la souris impliquait de la part des magistrats genevois qu’ils accordassent parfois au Grand roi ce qu’il attendait, fût-ce au prix de la solidarité évangélique envers les frères et sœurs de la confession réformée, d’autant plus que leurs alliés suisses s’inquiétaient des menaces que faisait peser Louis XIV sur la Confédération helvétique toute entière. Ainsi, la Diète des cantons protestants de 1688 exhorte les Genevois à ne fournir aucun motif de mécontentement à Versailles et à prendre les mesures qui s’imposent pour que les réfugiés soient renvoyés4, ce qui fut fait en partie, quoique mollement. Genève n’hésita pas, en effet, à prendre nombre de mesures pour endiguer le flot des migrants  : limitation à une journée du séjour à l’hôpital, expulsion même des malades et des femmes à peine relevées de leurs couches, punition rigoureuse des Genevois persistant à les loger, expulsion des réfugiés mendiant et j’en passe5. Mais, en même temps, le flot des réfugiés ne se tarissant pas, Genève continua à assumer le rôle d’asile qu'elle jouait depuis le XVIe siècle pour ces masses de huguenots fuyant la France, en secourant toujours autant de réfugiés dans les années qui suivirent.

Ce tableau, dont on perçoit déjà la complexité, ne serait pas complet si l’on ne tenait pas compte des difficultés intérieures auxquelles les cantons 424 -->évangéliques se trouvaient également confrontés  : outre la nécessité de toujours compter avec les cantons catholiques qui, rappelons-le, avaient encore remporté en 1656 la guerre civile les opposants aux cantons protestants, les autorités réformées doivent veiller à leur équilibre économique. Or celui-ci est d’autant plus précaire en cette fin de xviie siècle si difficile sur le plan agricole que, du point de vue démographique, la Suisse protestante connaît alors une expansion sans précédent dont les autorités politiques peinent à juguler les conséquences. Comment, dès lors, ne pas considérer l’arrivée massive des réfugiés de la Révocation, cet « abord prodigieux » pour reprendre les mots du temps, comme une menace pour l’équilibre social, précaire, des cantons réformés ;, On comprend en tout cas pourquoi l’arrivée des réfugiés est très rapidement perçue par une frange de la population dont il est difficile d’évaluer la proportion comme une menace, la crainte de se voir submerger par les «  Français  » gagnant progressivement les esprits les plus frileux.

Pour nous en tenir à l’exemple de Genève, il peut être utile de rappeler cette lettre anonyme reçue par le pasteur Bénédict Calandrini qui invitait le ministre et ses confrères à se méfier de la présence d’autant d’étrangers en ville et à prévenir toute forme de surprise néfaste6. La réaction du Conseil de ville ne se fit pas attendre et fut sans ambiguïté  : renforcement de la garnison, demande expresse aux aubergistes de surveiller les réfugiés logés chez eux, interdiction faites aux migrants de porter l’épée ou de circuler après huit heures du soir. Le moins que l’on puisse dire est que l’ambiance était alors fiévreuse et qu’il fallait rassurer l’opinion…

C’est cette dialectique précaire entre désir de solidarité et nécessité d’équilibre social qui avait été cause, peu de temps avant la Révocation, de l’adoption d’une clé de répartition pour la prise en charge des réfugiés dans le besoin entre les différents cantons protestants (Berne : 50%, Zurich : 30%, Bâle : 12%, Schaffhouse : 8%). Souvent renégociée à la demande de certains cantons estimant accueillir trop de réfugiés alors que d’autres n’en recevaient pas assez, cette clé de répartition est symptomatique de la nécessité devant laquelle se trouvaient les cantons protestants : canaliser autant que possible le flot des réfugiés pour éviter débordements populaires et troubles sociaux. Mais elle permet aussi de comprendre cet épisode souvent passé sous silence que fut le « Grand Départ » de 1699• Dès septembre 1693, la Diète protestante avait en effet décrété que la majeure partie des réfugiés se devaient d’être expulsés vers d’autres terres réformées, comme la Prusse ou la Hesse. Cette politique d’expulsion (mais non de refoulement, notons-le) ne fut appliquée qu’en 1699 seulement. Elle n’en eut pas moins pour conséquence que la majeure partie des réfugiés se virent contraints de quitter la Suisse. Ainsi, des 60 000 425migrants qui passèrent par la Confédération, seuls 20 000 environ purent s’y installer durablement7. -->

Se comprendre devant l’histoire

On pourrait bien sûr trouver tout cela révoltant, tonner contre cette logique de boutiquiers bien éloignée du commandement d’amour inconditionnel de l’Évangile. Ce serait d’abord négliger la situation complexe dans laquelle se trouvaient les autorités politiques protestantes suisses et que j’ai tenté de rappeler ici. Ce serait ensuite oublier, que de tout temps ont coexisté au sein du protestantisme deux approches éthiques, deux manières de concevoir l’action  : respect du commandement d’amour biblique, d’une part, et maintien de l’ordre juridique garant de la justice et de l’équité, d’autre part, ou, si l’on préfère, éthique de la conviction et éthique de la responsabilité, pour reprendre les termes fameux de Max Weber qu’il vaut la peine de citer ici  :

Toute activité orientée selon l’éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées. Elle peut s’orienter selon l’éthique de la responsabilité ou selon l’éthique de la conviction. Cela ne veut pas dire que l’éthique de conviction est identique à l’absence de responsabilité et l’éthique de responsabilité à l’absence de conviction. Il n’en est évidemment pas question. Toutefois il y a une opposition abyssale entre l’attitude de celui qui agit selon les maximes de l’éthique de conviction – dans un langage religieux nous dirions  : «  Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l’action il s’en remet à Dieu  » –, et l’attitude de celui qui agit selon l’éthique de responsabilité qui dit  : «  Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes8.  »

Quelle éthique convient-il de privilégier, l’éthique de la conviction ou celle de la responsabilité , Pour le dire plus clairement, la révolte devant le sort d’Aylan et l’accueil inconditionnel des réfugiés ou la vigilante raison politique qui voit les risques potentiels d’une trop grande générosité ;, Il convient d’abord de répondre, du point de vue de l’histoire, que l’une et l’autre ont présidé, consciemment ou non, aux décisions à l’œuvre lors de l’accueil des réfugiés de la Révocation en terre d’Helvétie. Pour pouvoir durer dans le temps, pour pouvoir continuer à s’avérer efficace, l’accueil des réfugiés a dû se rationaliser, s’organiser et se structurer, et même se limiter parfois. C’est le cas du petit village du Locle, dans la principauté de Neuchâtel, qui, entre 1690 et 1711, aide environ 4 000 réfugiés, lui qui ne compte que 3 000 habitants, mais se garde bien de distribuer tout le produit des collectes, craignant que la charité des particuliers ne finisse par fléchir9.

Eh pourtant, les villes suisses ne craignirent pas non plus, à certaines occasions particulièrement difficiles, de laisser résonner l’éthique de la conviction. Il en est ainsi de la ville de Berne qui n’hésite pas à aller jusqu’à la limite de ses capacités budgétaires : en 1691, au plus fort de la vague de réfugiés, on attribue ainsi quelque 300 000 livres aux réfugiés, soit environ 20% des revenus de la ville et de ses territoires pour cette même année10.

À la lumière de l’histoire, il est donc possible de dire qu’éthique de la conviction et éthique de la responsabilité, respect du commandement d’amour inconditionnel et attention vigilante aux conséquences néfastes d’une trop grande générosité ne sauraient marcher l’un sans l’autre. Sans éthique de la conviction, sans écoute du commandement d’amour inconditionnel, c’est le danger du repli, du froid égoïsme qui menace. Sans éthique de la responsabilité, sans attention aux risques d’une trop grande solidarité, c’est celui d’une idéologie caritative aveugle qui peut virer à la catastrophe sociale qui se profile à l’horizon. Accepter de rester dans cette dialectique, avec ses risques et les inquiétudes que ceux-ci peuvent susciter, reconnaître qu’il s’agit de demeurer dans cette tension indépassable et qui ne peut être tranchée qu’en situation, c’est-à-dire face à la réalité et non dans la sereine réflexion du cabinet, semble ainsi, comme le note toujours Weber, la seule option qui paraisse tenable :

Il n’existe aucune éthique au monde qui puisse négliger ceci  : pour atteindre des fins « bonnes », nous sommes la plupart du temps obligés de compter avec, d’une part des moyens moralement malhonnêtes ou pour le moins dangereux, et d’autre part la possibilité ou encore l’éventualité de conséquences fâcheuses. Aucune éthique au monde ne peut nous dire non plus à quel moment et dans quelle mesure une fin moralement bonne justifie les moyens et les conséquences moralement dangereuses11.

Je crois en effet, comme Weber, qu’il n’y a pas d’autre issue que de tenir ensemble ces deux dimensions, ces deux exigences aussi fondamentales l’une que l’autre. Et c’est, je crois, notre responsabilité que de savoir distinguer en conscience, face à la réalité et en situation, laquelle il s’agit de porter, laquelle il convient d’écouter, sans faux-fuyants idéologiques mais aussi sans prétextes dilatoires. Car il est trop simple d’invoquer théoriquement le commandent d’amour universel au détriment de la cohésion sociale de nos pays, de même 427 -->qu’il est bien trop facile de s’en référer au fragile équilibre de nos sociétés pour refuser de voir la misère qui frappe à nos portes. Ce que l’histoire nous apprend, c’est à ne jamais abdiquer ce qui devrait constituer le principe de l’action dans les temps que nous connaissons  : la lucidité et la vigilance éclairée.

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1. Jacques Flournoy, Journal (1675-1692), éd. O. Fado, Genève, 1994, p. 216.

2. Cf. Pierre-Olivier Léchot, «  Quelle Suisse pour quels réfugiés ;? Johann KasparMörikofer (1799 -1877) et Ernest Combe (1846-1900), historiens du Grand Refuge », dans : Philip Benedict, Hugues Daussy et Pierre-Olivier Léchot (éd.), L'identité huguenote. Faire mémoire et écrire l'histoire (xvie-xxie siècles), Genève, 2014, p. 371-389.

3. J. Flournoy, op. cit., p. xxx.

4. Ibid., p. 226, n. 2. Cf. par exemple p. 229, 230 ou 232 pour les inquiétudes bernoises par exemple.

5. Ibid., p. 216, n. 77.

6. Olivier Fatio, «  L’Église de Genève et la Révocation de l’Édit de Nantes  », dans  : Genève au temps de la Révocation de l'Édit de Nantes, Genève, 1985, p. 235.

7. Art. «  Refuge  », Dictionnaire historique de la Suisse, www.dhs.ch [consulté le 28 août 2016].

8. Max Weber, Le savant et le politique, Paris, 2005, p. 206.

9. Cf. Rémy Scheurer, «  Passage, accueil et intégration des réfugiés huguenots en Suisse  », dans : Michelle Magdelaine et Rudolf von Thadden (éd.), Le Refuge huguenot (1685-1985), Paris, 1985, p. 45-62.

10. Ibid.

11. Max Weber, op. cit., p. 207.