Enchanter, désenchanter l’histoire du Refuge huguenot
Patrick Cabanel
EPHE, Université PSL, CNRS, UMR 8582 GSRL, F-75017, Paris, FRANCE
Comme chaque année, le thème choisi pour cette assemblée 2016 au Musée du Désert invite à faire « retour sur le présent du passé », pour reprendre une réflexion des historiens Denis Crouzet et Jean-Marie Le Gall à propos des violences religieuses au xvie et au xxie siècles1. L’année 1616 aurait pu être retenue, permettant de commémorer le quatrième centenaire de la publication des Tragiques, le grand poème surgi de l’excès des violences contre les huguenots; mais c’est 1686 qui nous intéresse, et cet accueil des réfugiés fuyant la révocation de l’édit de Nantes, comme d’autres, parfois membres de minorités, mais pas toujours, fuient aujourd’hui de nouvelles «révocations» à travers le monde. Il y a là une belle invitation à se livrer à l’analogie entre deux «crises des réfugiés», pour parler comme l’Europe l’a fait en 2015.•Et pour l’historien, décrire celle de 1685 (dont on peut rappeler qu'elle a apporté à la langue anglaise les mots mêmes de refuge et refugee), c’est donner des éléments de réflexion – analogies, échos, dissemblances, écarts – qui peuvent permettre de mieux appréhender l’actualité. Je procéderai en deux temps, puisque cette histoire est à la fois «enchantée» (il faut bien entendre les guillemets!) et « désenchantée » ; c’est sous cette dernière espèce qu'elle peut surtout nous être utile.
Une histoire «enchantée» du Refuge huguenot en 1685
Cette histoire-là a été racontée pendant des siècles par les protestants français (et elle est loin d’être morte aujourd’hui), puis par les historiens républicains qui, dans la foulée du grand « huguenophile » que fut Michelet, ont réécrit le roman national dans un sens favorable aux annonciateurs et martyrs de la liberté. Elle est chargée de mythes, au sens de récits de fondation, reçus et appropriés par les intéressés, et consolants: leur fonction est de compenser la violence de l’histoire, d’évoquer une forme de justice immanente qui répare les vaincus et blesse leurs bourreaux. Les huguenots, dont l’histoire a si longtemps été tragique et (dé)niée, n’ont cessé de recourir à de tels mythes. J’en aborderai brièvement trois: le nombre, qui aurait été considérable; la réussite (ou résilience), exceptionnelle; l’accueil, généreux.
Tout d’abord, le nombre des réfugiés. Il a été très surévalué, dès l’origine et quasiment jusqu’à nos jours dans ce qu’il est convenu d’appeler le grand public cultivé. À la fin du xviie siècle, l’historien exilé Élie Benoist évoque un million de personnes (Préface générale de son Histoire de l’édit de Nantes), puis deux (préface du t. III). Voltaire parle, lui, de 800 000 réfugiés. Antoine Court, pourtant un historien sérieux, lui emboîte le pas (avant de se laisser aller à parler de plus de 2 millions !) ; les historiographes du Refuge en Prusse, Erman et Reclam, en font autant à la fin du xviie siècle. Bien plus tard, Alfred Rébelliau, dans la grande Histoire de France dirigée par Ernest Lavisse, avance à nouveau le chiffre d’un million de réfugiés2. Si ces calculs étaient justes, ce serait un Français sur vingt qui aurait quitté le pays…
Pourquoi évoquer de telles masses, alors même que les protestants dans leur ensemble n’étaient que 800 000 environ au moment de la Révocation? Parce qu’il y a là un titre de fidélité, donc de gloire: «quand il n’en serait sorti que cent mille dans l’espace de dix-huit mois, avouez que c’est beaucoup pour l’Église protestante de France, et qu'elle a sujet de bénir Dieu dans ses malheurs», lit-on dans l’Apologie des Réfugiés, en 16883. Et surtout parce que c’est montrer la faute commise par Louis XIV contre son pays et ses propres intérêts – du reste, la sous-évaluation symétrique systématique du nombre des réfugiés par les auteurs catholiques révèle bien l’enjeu de la bataille des chiffres. On sait aujourd’hui (et des estimations sérieuses chez divers auteurs, dès après 1685, allaient dans ce sens, avant d’être recouvertes par le mythe) que le Refuge lié à la Révocation a concerné, du début des années 1680 à la fin du siècle, de 135 000 à 180 000 personnes, soit moins de 1 % de la population, et que cette ponction – le grand hiver de 1709 allait faire bien pire – a été d’autant plus indolore que la démographie française était alors très féconde (le pays des 20 millions de Français, pour reprendre un titre de l’historien Pierre Goubert4, constituait la principale puissance démographique d’Europe).
À défaut du nombre, et c’est précisément le second aspect «mythique» de l’histoire du Refuge, la France aurait perdu dans l’épisode une partie de son génie financier, économique, technologique, militaire, culturel…, qui de surcroît serait allé enrichir des États appelés à devenir, aux xviiie et xixe siècles, ses principaux concurrents, sur les plans économique, colonial ou simplement militaire, à savoir l’Allemagne (alors incarnée par le Brandebourg) et la Grande-Bretagne. Une forme de justice immanente aurait fait payer au pays le prix fort de la Révocation, aussi assassine sur le plan intérieur que follement «généreuse» en faveur d’autrui, dans le grand désordre d’intérêts nationaux mal compris. Un pamphlet anonyme évoque la décadence de la France, dès 16875; plus sérieusement, Vauban, dans son Mémoire sur le rappel des huguenots, deux ans plus tard, chiffre les pertes de matelots, de soldats, d’officiers, de manufactures, d’arts, d’argent: elles ont un côté vertigineux. Et que penser de la traduction en français, au lendemain de la défaite de 1870, du livre consacré par le chantre de la révolution industrielle, l’Écossais Samuel Smiles, à l’installation des huguenots en Angleterre et en Irlande? La ville de Sedan symbolise à ses yeux le tragique et instructif destin de la France : phare intellectuel protestant, au temps de son Académie, mais brisé par la Révocation; et lieu de la plus grande catastrophe militaire des temps modernes… Avec, dans les rangs de l’armée prussienne, quelque 80 hauts officiers d’origine huguenote (un trait qui peut se vérifier, comme en 1914 et encore en 1940)6.
De fait, on pourrait dresser un dictionnaire biographique des génies ou des talents partis de France à cause de 1685 ou de ses prodromes. C’est le cas du plus grand philosophe français du temps, Pierre Bayle, installé à Rotterdam; du plus grand inventeur, Denis Papin, qui a gagné Londres; ou de l’un des plus grands généraux, le maréchal de Schomberg, passé en Brandebourg. On ne saurait précisément comprendre l’histoire militaire de la Prusse, ni celle de la famille d’Orange, aux Provinces-Unies puis en Angleterre, sans l’apport des officiers huguenots ; et dans une série de domaines, la finance, le commerce, la mécanique, les arts, le luxe, la vie intellectuelle, etc., les listes pourraient s’allonger.
Ajoutons un autre aspect des choses: si beaucoup d’élites sont parties, d’autres réfugiés ont bâti des fortunes et des destins exceptionnels après l’exil. Nous parlerions aujourd’hui de résilience, en la rattachant à une «règle» sociologique qui voudrait que les minorités alignent des taux d’alphabétisation et de réussite socioéconomique supérieurs à ceux des majorités – «règle» énoncée par Montesquieu dans les Lettres persanes, argumentée par Durkheim notamment dans son livre sur Le Suicide. Ici encore des exemples phares viennent à l’esprit. J’en citerai deux, étroitement rattachés à la profondeur des vallées cévenoles qui entourent la chaire du Musée du Désert : les Pourtalès, passés de Saint-Roman de Codières (le domaine du Castanet des Perdus) aux palais et aux dictionnaires de l’Europe ; les Say, passés de Saint-Julien d’Arpaon (le hameau du Mazel de Mort) aux mêmes dictionnaires et aux palais de la République française, après leur retour à la fin du xviiie siècle7…
Ultime aspect du «mythe» du Refuge: les huguenots, fuyant une patrie devenue une marâtre, auraient trouvé un accueil exemplaire dans une série de cités et d’États (protestants, ce qui n’est pas toujours explicité). Cet accueil est immédiatement célébré, et l’on peut penser que la reconnaissance ainsi manifestée est en même temps une forme de supplique ou de pression, pour que les choses continuent en l’état, et plus simplement de déférence à l’égard des puissances concernées. Le pasteur Jean Barbin propose, dans son livre Les devoirs des fidèles réfugiés (Amsterdam, 1688), un tour d’Europe de l’accueil: dans l’ordre la Hollande, l’Angleterre, le Brandebourg, la Suisse, mais aussi le landgrave de Hesse, la duchesse de Zell, le prince luthérien de Bayreuth, la République de Genève. Aux Pays-Bas, les arminiens, les anabaptistes, et jusqu’aux catholiques et aux juifs, auraient fourni des sommes considérables pour aider les réfugiés. De l’édit de Potsdam, Charles Ancillon écrit en 1690, dans son Histoire de l’établissement des François réfugiés dans les États de son altesse électorale de Brandebourg, qu’on peut lui donner «le titre d’Evangile nouveau». Les États du Grand Électeur seraient nommés par les huguenots « la Vallée de bénédiction » : « si Josaphat et son peuple donnèrent ce nom au lieu où ils s’assemblèrent, parce qu’ils y bénirent l’Éternel, nous pouvons bien le donner au pays que nous habitons ; car dès que nous y sommes arrivés, nous avons béni Dieu de notre délivrance 8 ». Il est vrai que l’édit de Potsdam, donné par Frédéric-Guillaume le 8 novembre 1685, moins d’un mois après celui de Fontainebleau (la Révocation), s’emboîte à lui comme la lumière à l’ombre: il offre aux vaincus de l’histoire de France une série proprement exorbitante d’aides (dès le voyage) et de privilèges, tout en spécifiant dans son article 7 que les réfugiés «jouiront des mêmes droits et privilèges que ceux qui sont nés ou domiciliés de tout temps auxdites villes et bourgs, sans qu’ils soient obligés de payer quoi que ce soit pour cela, […] mais seront considérés et traités en tout et par tout de la même manière que nos sujets naturels9».
Les représentations figurées exaltent le geste: qu’il s’agisse de «Le grand Electeur reçoit les réfugiés dans ses États» (1689), du graveur bâlois Johann Jacob Thurneysen (1636-1711), ou, un siècle plus tard, du graveur calviniste Daniel Chodowiecki (d’origine huguenote par sa mère), illustrateur des Mémoires pour servir à l’histoire des Réfugiés d’Erman et Reclam, qui montre le Grand Électeur debout, tendant une main secourable aux huguenots, avec, dans le fond, ce qui semble être un temple protestant ; à l’arrière des suppliants figure une longue colonne de réfugiés10. Et que dire de la médaille frappée en 1688 par les Provinces-Unies, montrant un lion (emblème de leur république) avec un sabre dans une patte et dans l’autre un faisceau de sept flèches (le nombre des provinces), une autre patte pressant une ruche d’où sortent des rayons de cire pleins de miel. On lit ces mots : hostibus ense minans miseros scit pascere melle (menaçant ses ennemis de son épée, il sait nourrir de miel les malheureux). Au revers, les galli reformati […] religionis causa profugi (les Français réformés fugitifs pour cause de religion), «ayant été reçus par la province d’Utrecht comme ses propres enfants, et naturalisés pour la plupart, offrent reconnaissants cette médaille comme à leur mère11 ».
Ce Miseros scit pascere melle suffirait à résumer l’histoire enchantée que les protestants ont écrite du Refuge huguenot et de son accueil en Europe. Une telle histoire n’est pas nécessairement mensongère (au sens d’un mensonge intéressé) ni fictive; elle repose sur des éléments incontestables (l’édit de Potsdam est bien un texte officiel, donné d’emblée par un État), et le nécessaire travail de révision que mène l’historien ne saurait nier les gestes de générosité, les sacrifices financiers, les solidarités d’État ou de personnes, les sociabilités nouvelles qui ont pour partie au moins recousu les tissus sociaux et mentaux déchirés par l’exil et l’angoissant basculement dans l’inconnu. L’histoire et le mythe n’ont pas à être opposés terme à terme: le second enferme une grande part de la «vérité » que la première espère mettre au jour, et les représentations mêmes qu’il véhicule participent de cette «vérité».
À défaut d’avoir été 800 000, les quelque 150 000 réfugiés huguenots n’en composent pas moins la plus importante émigration religieuse dans l’Europe moderne, devant les séfarades espagnols et portugais (dont les chiffres ont eux aussi connu de grands écarts…)12. Aussi, plutôt que d’opposer aux réussites de la résilience huguenote les destins de ceux que l’exil à brisés et que l’on voit se présenter à plusieurs reprises aux portes des Bourses françaises pour obtenir de l’aide13, ou terminer leurs jours dans les hôpitaux français; plutôt que d’insister sur les émotions xénophobes à l’encontre de concurrents étrangers ou d’assistés tenus pour improductifs, sales, désordonnés, et que l’on observe notamment à Genève, Lausanne, Londres, ou en Brandebourg; je propose dans le second temps de cette intervention de tenter de relire de manière proprement « désenchantée », ce qui ne signifie pas systématiquement critique, l’histoire du Refuge, y compris en assumant le parti pris de l’analogie avec la situation européenne des années 2015-2016.
Une histoire «désenchantée»
Pertes : la France n’a pas perdu que de l’argent, des hommes et des élites du fait de la Révocation. La perte immatérielle est sans doute bien plus grave, et il importe de le souligner. 1685 a signé la fin d’un savoir-faire pluraliste mis en place depuis l’édit de Nantes en 1598, voire depuis l’édit de janvier 1562; la perte de la gestion, voire du goût de la complexité sociale, avec cette première séparation du politique et du religieux (on pouvait être sujet du roi sans être son coreligionnaire)14, cette coexistence plus ou moins apaisée et durable entre deux confessions, deux «ciels», ces institutions «mi-parties» (chambres de justice, collèges d’enseignement), et d’autres systématiquement dédoublées (deux écoles, deux clientèles pour une série d’offices et de commerces, deux cimetières…). À cette constitution juridique, sociale et culturelle certes compliquée, lente, fragile (et, il est vrai, de plus en plus faussée et pervertie, depuis 1661, par la volonté louis-quatorzienne de réduire l’espace protestant), 1685 est venu substituer le vertige, le mirage de l’unité retrouvée, célébrée, offerte à Dieu (et au pape).
Comment ne pas évoquer ici, et sans remonter au totalitarisme, aux génocides et aux nettoyages ethniques qui ont marqué le xxe siècle, des pays d’aujourd’hui, à leur tour fascinés par le mirage vénéneux et mortifère de l’unanimité religieuse et culturelle, au bénéfice désormais de l’islam ou de tel de ses courants ? Plusieurs de ces pays ne sont-ils pas tentés d’entrer dans le désert totalitaire et monotone de l’unité? Je prendrai l’exemple de la Turquie, ex-Empire ottoman : le changement de son nom a du reste beaucoup à voir avec la fin d’une complexité pluraliste que l’histoire lui avait léguée. Arméniens, Grecs, juifs séfarades, Kurdes: toutes les minorités du pays ont été en butte à son vertige unitaire. Dans d’autres pays de la région, les juifs, les chrétiens orientaux (dans la diversité de leurs Églises, coptes compris), les minorités musulmanes (les yézidis en Irak), semblent appelés à disparaître, par l’exil, l’expulsion ou le massacre. Au-delà de ces minorités, ce sont les sociétés majoritaires elles-mêmes qui sont évidemment blessées par le recours à la violence, par l’invention d’une «simplicité» sociale et culturelle qui annonce un appauvrissement drastique de ce que précisément l’on appelle la richesse d’une culture, et qui risque de faire perdre à ces sociétés beaucoup de temps (comme la France, qui était en avance à partir de 1598, en a perdu après 1685)… Les historiens l’établiront plus tard, mais l’exemple de la France après 1685 peut être mobilisé par eux.
Unité de façade que celle offerte par la Révocation, la monarchie l’a rapidement découvert, mais l’important est ailleurs: dans les moyens choisis pour la bâtir. C’est par la violence d’État, par des opérations de «nettoyage» confessionnel et symbolique que la France a cru refaire son unité spirituelle. Et c’est là une terrible leçon donnée au pays et à l’humanité: la violence peut passer pour efficace. Ce n’est pas par hasard que les thuriféraires de la Révocation ont repris à leur compte le commentaire par saint Augustin de la parabole du maître envoyant son domestique inviter les gens au festin qu’il offre; ils ne veulent pas venir? alors: compelle intrare, force-les à entrer (dans l’Église). La Terreur, en 1793, a cru pareillement dans l’usage de la violence d’Etat pour bâtir le bonheur révolutionnaire; qu'elle ait pris pour cible les prêtres et plus largement le catholicisme, les vainqueurs de 1685 se retrouvant dans le camp des victimes, a moins d’importance ici que la récurrence du « motif révocationnaire » : c’est par les armes et l’arbitraire que l’unité peut être retrouvée. Un historien encore trop peu reconnu dans notre culture, Edgar Quinet, a su insister, dans deux ouvrages publiés en 1845 et 1865 (le second, La Révolution, a scandalisé une partie de la gauche française à cause de sa critique de la Terreur), sur le lien «génétique» entre 1685 et 1793, sur cette inversion de violence qui n’est autre qu’une filiation, celle d’une tradition bien française de l’illibéralisme politique15.
Quant à l’accueil : deux remarques à son propos. D’abord pour rappeler qu’il a peu de choses à voir avec ce que l’on attend aujourd’hui de l’Europe: il ne s’agissait pas alors d’ouvrir la porte à l’autre, comme on dit, à quelque compagnon d’humanité, mais bien à un autre soi-même, un frère confessionnel au sens précis du terme. C’est l’Europe protestante qui a accueilli les huguenots ; pas l’Europe catholique, en dépit de quelques noyaux de commerçants installés plus ou moins provisoirement à Gênes ou Cadix; et cette même Europe protestante n’a pas accueilli les jacobites, réfugiés catholiques anglais, ni vraiment les juifs, à l’exception, il est vrai, de ces étonnantes Provinces-Unies, devenues le pays d’un Spinoza et d’un Bayle. Au sein même de l’Europe protestante, la famille calviniste s’est spécialement distinguée : à Genève et en Suisse, bien sûr; au Brandebourg, pays luthérien dont la dynastie régnante des Hohenzollern est calviniste ; en Hesse-Cassel ; aux Provinces-Unies et chez les Orange-Nassau; au Danemark dont l’épouse du roi est calviniste. «Je ne Lui [Louis XIV] puis dissimuler que le traitement que reçoivent les pauvres sujets de la religion réformée contriste les alliés qui sont de même profession», écrit Frédéric-Guillaume de Brandebourg au lendemain de la Déclaration royale d’avril 1666 qui restreignait les droits des huguenots.
Soulignons combien une stricte analogie entre 1685 et 2015 passerait pour politiquement incorrecte: car elle signifierait que l’Europe chrétienne, ou prétendant se souvenir de racines chrétiennes, irait vers un accueil de réfugiés chrétiens, dont on sait combien, dans tout l’Orient, ils sont la cible de processus d’homogénéisation confessionnelle musulmane et de «nettoyage». On peut condamner cette générosité à géométrie variable, et bien peu «laïque», mais dans ce cas on devra éviter de se réclamer de l’exemple du Refuge huguenot, qui s’est inscrit dans une orbe strictement confessionnelle. Les protestants européens de 1685 n’étaient pas des militants humanistes ou multiculturalistes, mais des coreligionnaires des réfugiés... L’analogie est toujours guettée par l’anachronisme…
Je serais même tenté d’ajouter, au risque de paraître écorner un élément maintenant classique du récit protestant français, celui de l’accueil et du sauvetage des juifs au cours des années 1940 – y compris au Musée du Désert –, que là encore il s’est peut-être moins agi d’un geste humaniste universaliste (comme nous aimons l’y trouver, avec la figure des Justes), que d’une forme d’«entre-soi» au moins métaphorique: pour un nombre non négligeable de protestants de l’époque, spécialement les membres d’Églises du Réveil, dont les darbystes, les juifs n’étaient pas des réfugiés «comme les autres», mais le propre peuple de Dieu, de leur Dieu, de leur Bible à eux, protestants. Ils les «reconnaissaient» en quelque sorte; variante de l’accueil du même par le même ; tout en relevant que le « même », ici, est fondamentalement scripturaire, mais cela pèse dans une culture biblique vivante. Il vaudrait peut-être mieux, si l’on cherche à mesurer une générosité de type universaliste, scruter la manière dont les républicains espagnols, par exemple, ont été accueillis dans les terroirs protestants - et du reste, des éléments concrets, à Mazamet16 comme dans les Cévennes, vont plutôt dans le sens d’une solidarité agissante.
Il y a plus. En recourant à un mot délicieusement ambivalent, j’aurai tendance à dire que la réalité de l’accueil des huguenots a tenu en deux formules: des réfugiés intéressants, un accueil intéressé. Une sorte de contrat implicite a lié accueillis et accueillants: ces derniers, dans une Europe où pullulent États et cités, cherchent à attirer les premiers. Avides de peuplement et de développement, ils se livrent parfois à une véritable concurrence, y compris promotionnelle, en vantant les avantages de leurs territoires et en cherchant à y faire venir des exilés qui bénéficient à la fois d’une bonne image de marque (le huguenot bien formé, entrepreneur, honnête, fidèle, est apprécié depuis les exils du xvie siècle) et du prestige dont la France, sa culture et sa langue jouissent alors. Cet appétit de huguenots est particulièrement notable dans le monde néerlandais, où chaque ville est rivale de sa voisine, et dans le monde germanique où il s’agit, comme en Brandebourg, de promouvoir une colonisation visant à repeupler villages et terroirs ruraux abandonnés depuis la guerre de Trente ans. Plus globalement, l’Europe entre dans la phase du mercantilisme, qui considère qu’une forte population est une promesse d’enrichissement de l’État: la conjoncture s’avère donc favorable pour les réfugiés huguenots dont on attend qu’ils fournissent un supplément de population et surtout de cadres, et pas seulement ecclésiastiques ou militaires, à des sociétés en voie d’équipement et de modernisation.
Les États européens auraient-ils inventé le concept d’immigration choisie qu’ils n’auraient pu que se tourner vers ces Français diplômés, disciplinés par leur religion même, ardents au travail, idéalistes (leur choix de tout risquer pour vivre librement leur foi). Les gains réalisés ont pu être considérables: il y a des générosités bien entendues, y compris devant sa conscience, sans que l’on puisse pour autant accuser de cynisme des responsables qui ont saisi les intérêts des deux parties et qui ont pu aussi marquer leur émotion face au malheur des hommes. Je renvoie aux analyses de Rudolf von Thadden et d’autres historiens qui ont pu évoquer la «greffe de modernité» offerte par les huguenots à l’État prussien en cours de formation17. Vertige de l’analogie : ici entre le Brandebourg de 1685, sous-peuplé, et l’Allemagne de 2015, en voie d’angoissant vieillissement, et à laquelle l’arrivée de centaines de milliers de réfugiés peut offrir un gain de population, de jeunesse, de travailleurs, seul capable d’enrayer ou du moins de ralentir le naufrage démographique chiffré, daté, intériorisé par tout un peuple, annoncé dans un livre vendu à 2 millions d’exemplaires comme une forme de suicide national18. Y aurait-il chez Angela Merkel, fille de pasteur de l’ancienne Allemagne de l’Est, et comme chez le Grand Électeur, un mélange de générosité compassionnelle à l’égard des migrants et d’intérêt national bien entendu19, à l’encontre de l’attitude assumée par une France laïque et surtout située à la tête des pays européens en matière de natalité et par là «surpeuplée», au moins au regard des capacités d’absorption de son marché du travail? Ecrire une histoire désenchantée, on le voit, ne consiste pas à opposer quelque «contre-histoire» aux mythes véhiculés depuis des siècles, mais à décaler le regard pour saisir les vraies raisons, complexes, parfois à la limite du contradictoire ou du paradoxal, d’une générosité ou de son absence.
Les huguenots, quant à eux, ont peut-être été des réfugiés particuliers. Non pas pour les qualités qu’on leur prêtait, évoquées ci-dessus, mais du fait de leur géographie européenne intime, marquée par leur culture scripturaire (une vraie «culture de Canaan», à l’image de leur «patois» moqué avec tendresse au xixe siècle). Emplis de mimétisme hébraïsant, ils voient le monde, vers 1685, divisé en deux parties, comme jadis le vit l’ancien Israël: d’un côté, Babylone, l’Égypte, Nabuchodonosor, Pharaon, le Désert – la France; de l’autre, la Terre promise, la vallée de Josaphat – l’Europe protestante. Arriver en Terre promise constitue, sans jouer sur les mots, une magnifique promesse, pour eux mais aussi pour les pays concernés : les réfugiés ne sont pas seulement porteurs de traumatisme et de bris, ils s’inscrivent dans une trajectoire, un sens, une espérance, un projet, à l’image des Pères pèlerins dans l’Amérique du Nord (dont plusieurs ont pu voir l’Atlantique comme une mer Rouge métaphorique). Ils viennent bâtir.
S’ils étaient tentés de conserver l’habitus français, souvent occasion d’agacement pour les peuples voisins, ils ont été invités par leurs pasteurs à y prendre garde. J’ai cité plus haut Les devoirs des réfugiés, de Jean Barbin; un autre pasteur, mort en prison à Rouen, Jean Tirel, a fait circuler des lettres manuscrites dans lesquelles il demandait à ses coreligionnaires de se montrer moins… Français. «Apprenez, écrit-il, à vous croire, comme les abeilles, et comme les vrais Hollandais, toujours mieux occupés et mieux divertis chez vous, que partout ailleurs. Apprenez de vos protecteurs à n'être jamais oisifs, et voyez avec admiration et avec joie comme la bénédiction de Dieu se répandant sur le travail de ce peuple nombreux, cette sainte bénédiction a produit dans un pays, qui semblait n être fait que pour des cabanes et pour des pêcheurs, un tel nombre de belles et grandes villes20». Faut-il, là aussi, se risquer au jeu des allusions au monde contemporain ? Laissons les choses à la méditation de chacun.
Je reviens, pour terminer, à cette difficile question de l’analogie. Les acteurs eux-mêmes ont pu y avoir recours, ce qui en établit en quelque sorte l’authenticité. Il est caractéristique, ainsi, de voir le journal La Cévenne républicaine faire le parallèle, en 1937, entre les réfugiés huguenots et les républicains espagnols21 ; de trouver chez Alice Ferrières, protestante cévenole, un parallèle insistant entre le second statut des juifs, au printemps 1941, et les édits qui ont asphyxié la minorité huguenote au cours des années 1660-168522; ou de relever le don fait par le Comité de la Bourse française de Genève, jadis fondé pour venir en aide aux réfugiés, à la jeune Cimade, fin 193923. La Cimade, précisément : créée par des protestants pour venir en aide à d’autres protestants, en l’occurrence des Alsaciens, elle passe très vite à l’aide aux juifs, de 1940 à 1944, puis à l’ensemble des réfugiés et immigrants, jusqu’à nos jours. Du communautaire à l’universel, de soi à Fautre, la trajectoire est exemplaire, et l’on peut souhaiter que le protestantisme français intègre mieux encore la Cimade dans son récit collectif, et que la Cimade se souvienne mieux de ses racines d’Église.
Quant à l’Europe protestante de la fin du xviie siècle, ce n’est pas lui faire injure que de mesurer les tenants et les aboutissants du refuge qu'elle a offert aux huguenots. Ce ne fut pas un conte de fées, contrairement à ce qui a été longtemps colporté, mais une histoire très humaine, dont le dernier mot est tout de même celui du passage d’un malheur inaugural à un bonheur mûri et bâti. Ce qui ne fut pas un mince résultat, et qui peut être médité avec profit.
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1. Denis Crouzet - Jean-Marie Le Gall, Au péril des guerres de Religion, Paris : PUF, 2015.
2. Références de ces chiffres, et de plusieurs autres, dans mon Histoire des protestants en France, Paris: Fayard, 2012,p. 741-744.
3. Apologie des réfugiés, La Haye: Meidnert Nitwerf, 1688, p. 82-85.
4. P. Goubert, Louis XIV et vingt millions de Français, Paris: Fayard, 2010 [1966].
5. Histoire de la décadence de la France, prouvée par sa conduite, Cologne: P. Marteau, 1687.
6. Samuel Smiles, The Huguenots, their settlements, churches and industries in England and Ireland (6e édition en 1889, une édition augmentée aux États-Unis) ; Les huguenots, leurs colonies, leurs industries, leurs églises en Angleterre et en Irlande, préface d Athanase Coquerel fils, Paris: Cherbuliez, 1870.
7. Louis Malzac, Les Pourtalès, histoire d'une famille huguenote des Cévennes, 1500-1860, Paris: Hachette, 1914 ; Joseph Valynseele, Les Say et leurs alliances. L'étonnante aventure dune famille cévenole, s.l., 1971.
8. Charles Ancillon, Histoire de l'établissement des François réfugiés dans les États de son altesse électorale de Brandebourg, Berlin: R. Roger, 1690, p. 22-24.
9. Texte de l’édit notamment dans Mylius, Recueil des Édits, ordonnances, règlements et rescripts, contenant les privilèges et les droits attribués aux François réfugiés dans les Etats du Roy de Prusse…, Berlin, 1750.
10. Reproductions dans Émigrés français en Allemagne, Émigrés allemands en France, 1685-1945, catalogue d’exposition, Paris: Institut Goethe, 1983, p. 17-18, et dans Viviane Rosen-Prest, L’historiographie des Huguenots en Prusse au temps des Lumières. Entre mémoire, histoire et légende: J.P. Erman et P.C.F. Reclam, Mémoires pour servir à l’histoire des Réfugiés françois dans les États du Roi (1782-1799), Paris: Champion, 2002, cahier central.
11. Reproduction et commentaire dans G. Van Loon, Histoire métallique des XVII provinces des Pays-Bas…, La Haye : P Gosse, t. III, 1732, 3, p. 332-333, et dans Tiphaine Saury, La mémoire frappée. Les médailles commémoratives du Refuge huguenot, xvii-xxie siècle, mémoire de Master 2, Université Toulouse-Le Mirail, 2010, vol. 1, p. 75-78 et 2, planche 2/1A.4.
12. Les morisques (musulmans espagnols mal convertis) expulsés en masse en 1609 sont encore plus nombreux, mais ils ont gagné l’Afrique du Nord et n’ont pas donné lieu à une diaspora européenne, contrairement aux séfarades et aux huguenots.
13. Michelle Madgelaine l’a bien montré dans plusieurs articles, à propos notamment de Francfort-sur-le-Main. En dernier lieu : « Le Refuge huguenot, exil et accueil », Annales de Bretagne et des Pays de l'Ouest, Heurs et malheurs des voyages (xvie-xviiie siècle), 2014/3, p. 131-143.
14. Olivier Christin, La paix de religion. L'autonomisation de la raison politique au xvie siècle, Paris : Seuil, 1997.
15. Je développe ce thème notamment dans Le Dieu de la République. Aux sources protestantes de la laïcité (1860-1900), Rennes: PUR, 2003, chap. 1. Lire François Furet, La gauche et la Révolution française au milieu du xixe siècle. Edgar Quinet et la question du jacobinisme, 1865-1870, Paris: Hachette, 2001 [1986].
16. Rémy Cazals, «L’accueil des réfugiés républicains à Mazamet», dans: Jean Sagnes et Sylvie Caucanas (dir.), Les Français et la guerre d’Espagne, Perpignan: CREPF, 1990, p. 213-218.
17. Cf. mon Histoire des protestants, op. cit., p. 802-810.
18. Thilo Sarrazin, Deutschland schafft sich ab, Munich: DVA, 2010 (tr. fr. L'Allemagne disparaît, Toucan, 2013; le hasard veut que l'auteur soit un descendant de huguenot…). V. aussi Frank Schirrmacher, Das Methusalem-Komplott, Munich: Karl Blessing Verlag, 2004.
19. Sur Angela Merkel et son choix d’accueillir les réfugiés syriens en 2015, lire l article critique de Wolfgang Streeck, directeur émérite de l’institut Max Planck pour l’étude des sociétés de Cologne, «L’Allemagne et l’Europe», Le Débat, 192, 2016/5, p. 67-81: «À la différence de l’immigration classique, dont le gouvernement devait assumer la responsabilité, l’immigration au nom du droit d’asile et de la protection des réfugiés avait l’avantage de pouvoir être présentée comme une obligation humanitaire, de surcroît consacrée par le droit international, à laquelle il n’y avait pas d’“autre solution”, ni morale ni légale» (p. 78).
20. [Jean Tirel], Lettres fraternelles d'un prisonnier, publiées par Eva Avigdor en collaboration avec Elisabeth Labrousse, Paris: Nizet, 1984, p. 55-56.
21. Une centaine de réfugiés espagnols accueillis à Florac en 1939, 110 à Barre-des-Cévennes, des collectes réalisées à Barre, Pont-de-Montvert, Saint-Martin de Boubaux. «On ne saurait trop rappeler qu'en les [réfugiés espagnols] recueillant par dizaines de milliers, nous ne faisons qu'imiter les nations voisines qui, à différentes époques de notre histoire: 1871, 1789 et 1685 ont accueilli des centaines de milliers de Français chassés de leurs foyers. […] Étaient-ils donc des chenapans, ces centaines de milliers de huguenots […]? Est-ce que nos voisins ont été assez inhumains pour les refouler et les envoyer ainsi à la mort, aux galères, à la Tour de Constance? Enfin la morale actuelle aurait-elle déchu au point de descendre plus bas que celle du 17e siècle? », La Cévenne républicaine, n° 589, 19 février 1939 (il s'agit de l'hebdomadaire politique de gauche créé par le député – protestant – Charles Pomaret).
22. Cf. mon livre Chère Mademoiselle... Alice Ferrières et les enfants de Murat, 1941-1944, Paris: Calmann-Lévy, 2010, passim.
23. Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (Nanterre), Fonds Cimade, F delta 2149/1081.